Titre : Le sort en est jeté
Genres : Angst, romance, lime, UA.
Rating :
T bien mérité.
Personnages/Pairings : Nijimura/Haizaki feat. Kise, Akashi et quelques OCs insignifiants.
Disclaimer : Les personnages appartiennent à Tadatoshi Fujimaki.

Résumé : Tout commence un soir de pluie, lorsqu'au bar où il travaille, Haizaki rencontre Nijimura – et tout se termine dans la voiture de ce dernier, lancée à pleine allure sur l'autoroute, un jour de plein été.

Note de l'auteur : Coucou, tout le monde ! :)
... Je sais pas exactement par quoi commencer. J'ai écrit cette fic pendant le NaNoWriMo de novembre, et ça m'a pris... je dirais, entre dix jours et deux semaines. A la base, c'était censé être un one-shot, mais comme ça fait 22 000 mots au total, j'ose pas tellement tout poster en un seul chapitre... ce qui m'embête pas mal, parce que c'est le genre d'histoire qui devrait se lire d'une traite. T_T Enfin, après longue réflexion, j'ai décidé de poster cet fic en trois parties de respectivement 8000, 8000 et 6000 mots. Voici la première ; je posterai la deuxième la semaine prochaine, et la dernière, la semaine d'après. Ainsi, si vous préférerez lire les 22 000 mots d'une traite, tout sera en ligne avant la fin du mois ! :)

En ce qui concerne la fic en elle-même, maintenant... Le NijiHai est un pairing que j'adore et que j'aimerais avoir l'occasion d'écrire plus souvent ! Cette fois-ci, c'est un UA, donc il n'y a pas de spoiler. La fic contient quelques références au basketball, mais elles n'ont rien à voir avec ce qu'il se passe dans l'œuvre originale, je vous rassure XD
Vous vous en rendrez compte assez vite, mais c'est une histoire qui se passe sur deux plans, si j'ose dire ; j'avais envie d'écrire quelque chose du genre qui commence par une situation complètement bizarre et qui explique après comment les personnages en sont arrivés là... bref XDD Merci d'avoir supporté (ou ignoré xP) mon blabla, et bonne lecture ! :)

Remerciements : A Edward Creed, Mnesyah et Plume Sombre pour leur avis, leurs conseils et leur aide en général. A Badywurst pour sa fic Blue Lily que je vous conseille, et surtout qui m'a donné envie d'écrire des histoires de bar (oui, tout est parti de ça xD).


Le sort en est jeté

Première partie

Ça te fait bizarre.
Face à toi, tu vois le tableau de bord, tout de noir, et la grande vitre derrière laquelle s'élance la route, que la voiture avale au fil des kilomètres qu'elle parcourt à toute vitesse ; et si tu fermes les yeux, tu sens le mouvement, ce doux glissement presque sans bruit du véhicule contre le béton presque trop lisse – à ta droite, par la fenêtre, y'a le paysage, et tout va presque trop vite.
Presque.
T'es sur l'autoroute un beau jour de plein été, et la bagnole est lancée à cent-vingt à l'heure – oui, y'a pas à dire, ça te fait bizarre, quand t'y penses.

A ta gauche, il est là.
Un poil plus grand que toi, les doigts super fins enroulés sur le volant dont ils épousent la forme, les épaules assez minces, l'air un peu dur, il ne te regarde pas – il s'appelle Nijimura.
Il est concentré sur la route et toi, sans même t'en rendre compte, t'es concentré sur lui ; tu le fais même pas exprès, mais... dès que tu sais qu'il ne le sait pas, qu'il ne peut pas le savoir, tu sens tes yeux glisser sur lui et tu le vois. Lui. Son expression un peu lasse, un peu blasée – une moue agacée à ses lèvres. Une montre bon marché à son poignet, et le t-shirt noir qu'il porte serre un peu trop les muscles visibles de ses bras ; c'est un beau jour d'été, il fait chaud, et il y a une goutte de sueur dans sa nuque, une autre contre sa tempe, à l'endroit où ses cheveux noirs et lisses effleurent son crâne de peau claire.
Tu grognes entre tes dents.
Le voir comme ça te met plutôt mal à l'aise, et tu te sens obligé de changer de position, sur ton siège. C'est un drôle de sentiment.

« Hé, Niji, tu dis pour briser le silence qui vous étouffe depuis que vous êtes partis.
– Quoi ? Il répond, et sa voix est traînante, comme si tu le faisais profondément chier – t'aimes ça. J'conduis, là. »

Le ton qu'il emploie pour te répondre t'agace, mais-
(En vrai, sa voix te donne des frissons et t'aimes ça.)
Rien qu'avec ça, le foutu silence est rompu et tu te sens déjà mieux ; tu te laisses glisser dans ton siège, tu tombes un peu, t'es posé comme un vrai mec, les jambes écartées, et t'as un coude qui finit contre la fenêtre tandis que ton autre main vient se poser sur ta cuisse.
Tu ricanes.

« J'suppose que tu sais toujours pas où on va ?
– Ferme ta gueule, Haizaki. J'conduis. »

Évidemment.
Ça fait déjà une heure, ou peut-être deux, que vous roulez et avalez des paysages répétitifs, que vous vous en gavez à en perdre l'appétit – mais ta gueule, hein, parce que lui, il conduit. C'est un truc qui t'agace, chez ce type, qui t'agace tellement que t'en viens à te demander pourquoi t'es là, en fait ; qu'est-ce que tu fous là, exactement, et pourquoi tu le suis.
Tu regardes dehors pour constater que y'a quasiment personne d'autre sur l'autoroute.
Dans ta tête, tu te dis que ça a peut-être quelque chose à voir avec ce qu'il s'est passé avant ; ce qui fait que t'es là, c'est peut-être lié à ce qui fait que tu mates Nijimura dès qu'il le sait pas, que tu frémis pour sa voix.

C'est peut-être lié à toutes ces fois où tu l'as déjà vu, où il t'a déjà parlé ; c'est peut-être lié à cette fois, précise, où vous vous êtes rencontrés.
Et maintenant que t'y repenses, t'as l'impression que c'était hier.


C'était une saleté de nuit pluvieuse, l'une de ces soirées pourries où les nuages noirs cachaient la lune, et où le soir était tombé trop vite – plus l'heure avançait, plus ça puait la mort, à l'extérieur, dans les ruelles sombres et détrempées. C'était ce genre de nuit moche, mais un peu tiède dehors, où les tarés n'hésitaient pas à partir à la recherche de leurs victimes, et où deux fois sur trois tout finissait mal ; c'était ce genre de nuit où, auparavant, tu serais sorti, toi aussi, pour beugler sous la pluie comme une âme en peine et tenir jusqu'au petit matin à encastrer tes poings dans quelque mur, quelque bagnole ou quelque connard choisi au hasard-

C'était une saleté de nuit pluvieuse, et toi, tu bossais au bar. Comme tous les soirs, d'ailleurs. Avec le patron, ce grand type un peu bourru, un peu sévère, avec qui t'aimes toujours tant te prendre de bec ; et Kise, cette fois-là, ton abruti de collègue blond qui fait tout le temps craquer toutes les nanas. Sur la grosse horloge pas mal en retard que le patron avait accrochée au mur un jour, juste comme ça, tu pouvais voir les aiguilles tourner et s'emporter dans une danse folle – à peine croyable, et tellement synchronisée avec le jour qui s'épuisait à l'extérieur. De temps en temps, la porte s'ouvrait et laissait entrer un fêtard ou un autre, et ils étaient de plus en plus bruyants, de plus en plus bourrés. Au comptoir, c'étaient surtout des mecs qui bavassaient comme des commères, s'esclaffaient en se rappelant une dispute avec leur meuf la veille, ou se lançaient dans des sujets trop complexes pour l'heure tardive. Et puis, dehors, la pluie ; inlassablement.
Entre deux cocktails, deux plateaux et deux « Merci, à bientôt », il t'arrivait de relever la tête, et alors, tu voyais tout : la violence avec laquelle ça frappait les vitres, la douceur avec laquelle ça dégoulinait tout contre, et le brouhaha dans lequel ça faisait sa petite affaire.

Avec ça, tu te disais, pas étonnant que la moitié de la ville vienne chercher refuge dans le bar où tu travaillais ; pas étonnant que les pauvres hères, les pères de famille désespérés et les jeunes à l'abandon viennent s'y planquer. D'ailleurs, t'as toujours été le premier à reconnaître qu'il y fait bon – t'as toujours été le premier à raconter, lorsqu'on te pose la question, que tu viendrais ici pour oublier le temps si t'y bossais pas.
Il faut dire que c'est un endroit sympa : si on fait fi des trouble-fêtes qui, de temps à autre, amochent un meuble ou démontent une gueule, c'est une petite salle toute en bois brun foncé, avec un grand et mince escalier pour monter à l'étage tout aussi exigu, et des lumières toutes de jaune, d'orange et de rouge tamisé. Parfois, on reçoit un groupe pas très connu ou un chanteur plutôt musclé dans une chemise trop serrée, et ils chantent ou jouent des morceaux qui te donnent envie tantôt de danser, tantôt de leur lancer à la tronche le cocktail que t'es en train de préparer.

Ce soir-là, on recevait donc un groupe de jazz ou de blues alternatif, ou quelque chose du genre – tu savais pas, et t'as jamais su faire la différence. Ils étaient quatre, et la chanteuse trop maquillée avait une voix si grave que c'était peut-être un chanteur, en fait ; mais, la musique était agréable. C'était ni trop rapide, ni trop calme, et ça t'aidait à travailler. Quand tu tournais la tête, l'horloge semblait te crier que non, c'était pas trop tard, ça allait, mais tu voyais bien dehors que la nuit était tombée et probablement, tu te répétais, que ça allait bientôt fermer.
D'un côté, t'avais hâte – d'un autre, tu redoutais un peu le moment. Comme toujours.

« Shougo-kun ! T'a lancé Kise, avec son grand sourire de crétin qui te donne envie de le baffer. Tu peux t'occuper du fond, s'te plaît ? »

Tout à coup, il a eu l'air embêté, et c'est alors que t'as remarqué la meuf accrochée à son bras – t'as soupiré. Encore une qui profitait de l'occasion pour se jeter sur l'autre blond et le supplier de la raccompagner. Mais Kise n'est pas du genre à tomber pour des trucs pareils, et tu savais bien qu'il allait juste l'emmener dehors, lui trouver un taxi, la foutre dedans, qu'il n'en aurait pas pour long ; alors, t'as dit oui.

Le fond, c'est la partie de la salle qu'on a de la peine à voir depuis le comptoir, parce qu'elle est à moitié planquée derrière l'estrade où se trémoussent les chanteuses trop maquillées. C'est un coin bien à l'abri, du coup, où quasiment personne vient vous faire chier ; quand on y est assis, on a une grande fenêtre sur la droite ou des panneaux de bois tendre derrière soi, et la musique nous parvient bien sans pour autant nous massacrer les tympans.
Le fond, c'est la partie de la salle où, en journée, les mères de famille venues prendre un café entre copines préfèrent s'installer ; c'est l'endroit précis où, le soir, les pères pas encore trop bourrés viennent finir une partie de cartes où un débat enflammé ; c'est le lieu où même les jeunes se sentent bien, d'ailleurs, parce que ça a ce côté caché qui leur rappelle leur chambre miteuse et leurs cabanes de quand ils étaient mômes, et-
Tu l'avoueras jamais, mais quelque part, c'est aussi un peu ton coin préféré. Tu t'y es assis, enfin, affalé une fois, quand tu venais de commencer ce boulot et que tu te demandais encore si c'était vraiment fait pour toi ; quand ça te faisait encore un minimum chier de prendre des commandes et d'obéir à des gens plus friqués, mais tellement plus misérables que toi ; et c'était un jour de pluie, aussi, ce jour-là.
Tu te rappelleras toujours la fenêtre sur la droite, et le bois tendre dans ton dos – les lumières orange, rouges, tamisées, le bruit sourd et incessant de la pluie dehors, et l'ambiance agréable qui ne donne envie ni de repartir, ni de s'endormir pour autant.

Pour rendre service à cet idiot de Kise, donc, t'es allé t'occuper du fond, ce soir-là.
C'était comme tous les soirs, à vrai dire, et juste comme dans tous tes souvenirs : dans l'angle, là où y'a un banc avec des coussins pas mal confortables, t'as rapidement repéré un groupe d'hommes plus tout jeunes – des clients réguliers. Par acquis de conscience, t'es vite allé leur demander si tout se passait bien ; t'as resservi un verre de ci ou de ça à deux d'entre eux ; et puis, t'as vérifié le reste.
Un couple étrange était assis non loin d'eux ; une table plus loin, y'avait quoi, deux ou trois vieux – et puis, t'as tourné la tête, et soudain, là, près de la fenêtre, y'avait-

La première fois que tu l'as vu, tu t'es dit : bordel, c'est le stéréotype du père de famille désespéré, avec vingt-cinq ans de moins.
Fallait dire que son apparence n'aidait pas, aussi. Il était seul, déjà, plutôt bien habillé, sans veston mais avec une chemise propre, juste un peu froissée, et une cravate correctement nouée. Devant lui, il avait posé un journal fermé, et des fois il lui jetait de vagues coups d'œil, comme s'il attendait que lui vienne l'envie de le lire ; et à sa droite, la grande fenêtre, contre laquelle il appuyait son coude et parfois son crâne, à travers laquelle il semblait perdre à la fois son regard et son âme.
Y'avait ni verre ni sous-verre sur sa table, et t'en as déduit qu'il n'avait encore rien pris – mais, sur le coup, t'as pas trop su comment réagir.

T'as jamais été bien doué avec les pères de famille, parce qu'ils te prennent toujours de haut et te traitent comme si t'étais qu'un gamin, alors qu'au fond, t'en sais probablement deux fois plus qu'eux sur l'attitude qu'ils devraient avoir et toutes ces choses qui les mènent à laisser tomber femme et enfants pour venir se saouler au bar ; mais celui-là, c'était clairement pas un père de famille... A vue d'œil, tu lui donnais la vingtaine, vingt-cinq ans grand max.

Cependant, et parce qu'il avait quand même sacrément la dégaine du père de famille, tu t'es approché prudemment. T'y es allé doucement, pour une fois. Presque sans bruit. Et puis, soudain, tu t'es retrouvé juste à côté de sa table ; et soudain, t'as senti ta bouche s'ouvrir, et tu t'es entendu parler.

« Heu... Salut, que t'as dit, un peu maladroit avec les mots, comme tu l'as toujours été. Vous... Vous attendez quelqu'un ? J'vous sers un truc ? »

A ce moment-là, il a tourné la tête vers toi, et il t'a dévisagé avec un drôle d'air.
Un coin de lèvre retroussé, agacé, et un peu de mépris au fond de ses yeux gris.

« C'est comme ça qu'tu parles aux adultes ? Elle t'a rien appris, ta mère ? »

Sur le coup, ça t'a fait grave chier.
Tu t'es dit : mais pour qui il se prend, ce con ?! Et encore : ça y est, je le savais, c'est qu'un enfoiré de père de famille désespéré, et si ça se trouve, il est déjà à moitié bourré ; et puis : bordel de merde, il a intérêt à s'calmer vite fait parce que sinon, j'vais l'frapper.
T'as rien fait de tout ça, cependant – t'as juste sursauté, tu lui as lancé un regard plein de la rage et de la haine qu'il te restait, et t'as ouvert la bouche pour l'engueuler, mais-
Y'a Kise qui s'est ramené, et t'as pensé merde.

« Shougo-kun ! Il a crié, et il a couru vers ce type et toi. Sois poli avec les clients ! »

Puis, il s'est tourné vers le gars, ce fourbe, et il l'a regardé avec un de ces grands sourires hyper factices qu'il sert à tour de bras lorsqu'il bosse au bar, et ce aux mecs comme aux nanas.
Toi, t'as soupiré, et t'étais persuadé que c'était le crétin de blond qui allait s'en occuper, maintenant ; mais c'était sans compter sur le caractère de merde de ce sale père de famille ou jeune ivrogne ou simple connard, tu savais pas trop, et avant même que t'aies eu le temps de te barrer, il te parlait à nouveau.

« Attends. »

Tu comprendras jamais pourquoi, à ce moment-là, tu t'es arrêté.

« T'en fais pas pour la politesse, ça va. Allez, sers-moi ça. »

Et tu te rappelleras jamais l'alcool qu'il t'a commandé, ce soir-là ; et tu te souviendras jamais des autres mots que vous avez échangés, parce qu'en dehors des politesses, y'en a pas.

En attendant, t'as imprimé, non, marqué au fer chaud son visage dans ta mémoire.


-et maintenant cet enfoiré est en train de foutre ta vie sens dessus-dessous et tu comprends toujours pas ce que tu fous dans sa voiture, sur l'autoroute, à rouler un beau jour de plein été, bordel.

Le bien-être, la détente et le plaisir d'être posé comme un vrai mec n'auront duré que quelques instants, en fin de compte ; parce que, perdu dans tes pensées, t'as pas trop eu le temps de vraiment le réaliser, mais le malaise est revenu.
A nouveau, tu ressens ce drôle de besoin de te tourner et de te retourner sur son siège, sans jamais trouver la bonne position – et c'est pas que t'essaies pas, pourtant. T'enlèves tes baskets, tu étends tes pieds sur le tableau de bord, tu essaies de ramener tes jambes à toi, tu envisages la possibilité de les lancer par la fenêtre, tu t'affales contre cette dernière, tu laisses même sortir ton bras et tu sens le vent frapper, dessécher ta peau à la vitesse des cent-vingt kilomètres-heure – mais rien n'y fait.

T'as chaud.
Tu viens de t'en rendre compte, mais t'as chaud ; et c'est pas franchement étonnant, parce que c'est un beau jour de plein été.

Tu sens la sueur couler contre tes tempes, et ça te rappelle à la fois l'époque où tu jouais encore au basketball, de temps en temps, avec le voisin qui n'a pas tardé à déménager, et l'époque où tu vivais presque dans la rue, où t'y passais toutes tes soirées, à couvrir tes poings du sang de ceux qui t'avaient fait chier.
Puis, tu te souviens de la sueur de Nijimura, que t'as vue dans sa nuque tout à l'heure ; tu fermes les yeux, et t'imagines ses doigts, serrés contre le volant, probablement tout collants, eux aussi, maintenant ; et il suffit que tu songes à retirer ton t-shirt pour que tu te prennes à espérer que le type à côté de toi fasse de même et-

A l'instant même où tu reprends conscience, tu te maudis de toutes tes forces et tu manques de peu de t'envoyer le crâne contre la portière.

« 'tain, Haizaki, qu'est-ce que tu fous ? Arrête tes conneries. »

T'as l'impression que la voix de Nijimura te traverse de part en part et que tu pourrais en crever sur le coup – rien que pour ça, tu le regardes pas.
Tu le regardes pas, tu fermes les yeux, tu croises les bras sur le tableau de bord, devant toi, et tu te penches pour y enfouir ta tête et essayer de penser à autre chose, d'imaginer d'autres choses. Et tu sais, dans le fond, que tu agis comme un sale môme en pleine crise de colère, et tu sais, dans le fond, que Nijimura pourrait en rire, que ça te foutrait encore plus hors de toi – cependant, il n'en fait rien, et la bagnole continue à glisser sur la route toute de béton tracée.

« Allez, il finit par lâcher, non sans un long soupir. C'est presque une heure. On va bientôt s'arrêter pour manger. »

Toi, tu réalises que tu n'as pas faim, malgré l'heure tardive, et tu ne parviens qu'à sursauter.
(Y'a comme un nœud dans ta gorge et ton estomac qui t'empêche d'avoir envie de bouffer.)


Le lendemain de votre première rencontre, Nijimura – que t'appelais encore le sale père de famille, le jeune ivrogne ou le simple connard, en ce temps-là – est revenu au bar.
A nouveau, c'était un soir de pluie battante où il faisait déjà noir dehors et tard sur la grande horloge, devant toi ; à nouveau, il était venu seul, et il s'était dirigé vers le fond pour s'installer à la table près de la fenêtre, qui était libre comme par miracle.

Toi, t'étais au comptoir en train de repousser tant bien que mal les avances d'une vieille fille un peu moche, un peu grosse, du genre salariée célibataire depuis qu'elle s'est fait engager ; et elle osait dire que t'étais mignon, cette abrutie, et tu pouvais même pas l'envoyer chier, alors c'est dire si t'avais le temps de remarquer quoi que ce soit-
Évidemment, t'avais pas remarqué Nijimura.

Kise est un enfoiré en ce qu'il cherche toujours à tout faire mieux que toi.
Nan, mais, c'est vrai, quoi : dès qu'il peut, il te passe devant, te pique tes clients, discute avec ceux que tu sers toi, et si par malheur ils laissent le pourboire sur la table au lieu de te le remettre en main propre, ce connard le prend ; et après, il dit mais non, y'en avait pas, et mais non, je savais pas, et c'est à croire qu'il le fait exprès – évidemment, ça te fout hors de toi.
(Même que t'as failli le frapper, une fois ; mais c'était l'heure de pointe, alors le patron dans ton dos t'a retenu le bras, avant de te balancer une bonne taloche à l'arrière du crâne.)

Toujours est-il que ce soir-là, Kise a fait son bel enfoiré, pour pas changer ; et sitôt qu'il a vu Nijimura – parce qu'en plus, il remarque toujours tout, ce con, tu sais pas comment il fait –, il l'a quasiment suivi, pour venir se planter devant sa table sitôt qu'il s'est assis.
Toi, t'étais occupé – t'as rien vu, rien entendu. Mais à ce qu'on (et par on, t'entends, d'autres clients avec qui t'as quelques atomes crochus et qui, par chance, étaient assis à côté) t'en a rapporté, leur conversation a eu à peu près ce ton-là :

« Bonsoir, monsieur ! Quel plaisir de vous revoir ce soir ! Que puis-je vous servir à boire ? »

(Grand sourire. Grand silence. Et un soupir.)

« Merci, mais toi, rien... J'voudrais savoir, il est là, Shougo-kun ? »

(Avec un petit sourire un peu moqueur, en coin.)

Force est de l'avouer : quand ils t'ont raconté ça, bien après, t'as pas pu croire tes clients, là, ceux avec lesquels tu t'entends bien. Et encore maintenant, en fait, t'es pas sûr que c'est bien correct ; au fond de toi, t'arrives pas à te persuader qu'un type comme Nijimura, qui t'avait ouvertement reproché la manière dont tu lui causais, et surtout que tu semblais agacer autant que lui t'emmerdait, ait pu avoir envie de te revoir.
Mais peut-être aussi qu'il avait demandé ça que dans le but de pouvoir te donner des ordres et de te voir obligé de lui obéir – dans ce cas-là, c'était évident que toutes tes questions tombaient à l'eau et que ce mec-là n'était qu'un connard, dans le fond.

Le fait est que Kise est venu te chercher, ce soir-là.
Avec une mine renfrognée, boudeuse, il t'a regardé et il t'a appelé de loin ; évidemment, t'en as profité pour échanger ta place avec lui et lui confier la vieille fille salariée en manque d'amour un peu bourrée, avant de rejoindre l'autre crevard.
Nijimura.

Il t'a commandé un truc, le même que la veille, ou peut-être un différent, tu te rappelles pas.
Et après ça, il a appuyé son coude sur la table, penché son front vers la fenêtre, et il s'est mis à regarder dehors, comme ça – avec le regard gris concentré sur la pluie, les sourcils légèrement froncés, l'air à moitié agacé, à moitié fatigué, à moitié autre chose, et sa main libre dont les doigts pianotaient doucement sur le bois.
C'était un rythme sympa, plutôt lent, presque lascif, parfaitement accordé à celui que jouaient les musiciens qu'on recevait alors ; et ça avait tout de la musique de bar par définition, en fait, de ce genre de morceaux qu'on balance dans les films en fond des scènes de drague débiles et des longs dialogues qu'ont lieu après minuit.

« T'as l'intention de m'fixer comme ça encore longtemps, Shougo-kun ? »

- qu'il t'a dit, et ça t'a foutu mal.
T'avais même pas réalisé que tu le fixais, justement ; mais t'es pas le genre de type qui aime reconnaître ses erreurs, tu l'as jamais été, et du coup, cette remarque t'a juste mis sur les nerfs. Parce qu'en plus il s'adressait à toi avec ce surnom débile que Kise avait inventé, ce con – parce qu'en plus il se permettait de te tutoyer et de parler comme si t'étais son pote ou pire, un simple gamin mille fois en dessous-de lui, ce con.
Une fois encore, tu t'es dit que, décidément, t'es pas doué avec les pères de famille.

« T'as l'intention d'noyer ta peine dans l'alcool encore longtemps, le vieux ? »

En lui crachant ça à la gueule, t'as pas réfléchi à ce que t'allais probablement prendre, cela dit. Tu t'es laissé emporter par ta colère et ton inspiration du moment, comme d'hab', et ce n'est que bien après coup (le lendemain, peut-être, ou trois jours après) que tu t'es rendu compte que t'avais insulté un client – Nijimura n'a jamais réagi, cependant. De la part de n'importe qui d'autre, on se serait attendu à ce qu'il se lève, outré, à ce qu'il crie, exige que tu sois viré, et s'indigne et pique une crise comme une vieille mégère, là, au milieu du bar ; mais lui, de tout ça, il n'a rien fait.
A la place, il s'est contenté d'afficher une drôle de grimace, qui déformait son visage et surtout ses lèvres en fait, et il s'est appuyé contre le dossier de la chaise, et il t'a regardé, et il a croisé les bras.

« Eh bah... venant d'toi, ça m'étonne pas. Ta mère t'a décidément rien appris, sale môme. »

C'est à partir de ce moment-là que, dans ta mémoire, ça commence à être un peu flou.
Son expression ce soir-là s'est gravée dans ton esprit pour toujours, et tu te souviens assez vaguement qu'il a continué à te parler après, mais c'est tout – tu te rappelles, plus ou moins, qu'il a menacé de te frapper, qu'il l'a fait peut-être, tu sais plus trop, mais que plus jamais il n'a agi avec toi comme l'un de ces sales pères de famille avec qui t'es tellement, tellement pas doué.

Au contraire de ces vieux ratés qui traînent femme et enfants à leurs crochets, lui, il t'a clairement montré tout le dédain et l'irrespect qu'il avait pour toi, et il t'a allègrement laissé lui rendre la pareille – tu te rappelles, plus ou moins, qu'il t'a demandé pourquoi t'étais pas à l'école, que t'as répondu pas tes oignons, et toi, pourquoi t'es pas avec ta meuf ou tes potes.

Tu te rappelles plus ou moins qu'il t'a avoué : je viens de me faire larguer, et qu'en échange, t'as raconté : bah moi, j'ai laissé tomber le lycée.


A force de rester dans cette bagnole sans rien d'autre à observer que le paysage ou la silhouette de Nijimura pour passer le temps, tu réalises bien vite que cette foutue autoroute est toujours pareille, et que Niji te met de plus en plus mal à l'aise.
Tu ne sais pas depuis combien de temps vous roulez, mais tu sens que tes jambes commencent à s'engourdir et t'aimes pas ça, franchement. Nijimura t'a promis que vous vous arrêteriez bientôt, pour manger visiblement, mais il a bien dû comprendre que ça t'emmerdait, que tout ça t'emmerdait, parce qu'il a allumé la radio, entre-temps.

Et y'a une drôle de chanson qui emplit tout l'air dans la voiture, maintenant.
Elle n'a dû commencer qu'il y a une ou deux minutes, mais t'as l'impression que ça fait des heures qu'elle tourne et retourne en boucle, et c'est bizarre. Tu sais pas trop si tu l'aimes ou pas – tu te dis que, peut-être, dans d'autres circonstances, à d'autres moments (dans une autre vie, un autre temps), tu l'aimerais bien. Ou pas. Elle te rappelle un peu les morceaux lascifs qui se jouent au bar où tu travailles, ces arrière-plans de scènes de drague, de romance, de tendresse, d'interdit et de fuite au loin-
T'arrives pas à savoir si ça te plaît ou pas ; quelque part, ça te fait un peu mal au cœur, et ça te donne la nausée (t'as l'impression de faire la plus grosse connerie de ta vie et, en même temps, que c'est bien).

« Haizaki. »

Tu sursautes.
Tout à coup, tu sens quelque chose contre ta cuisse et tu sursautes – tu te tournes vers Nijimura, l'air effaré, mais il hausse un sourcil, l'air surpris, exaspéré, et tu comprends que ce n'est que son index qui t'a effleuré.
(Tu te sens con et le rythme dans ta poitrine dépasse cent fois celui de la musique lascive.)

« Remets tes godasses, dit-il finalement, non sans un soupir. On s'arrête ici. »

Soudain pris d'un élan d'espoir qui desserre presque le nœud dans ton estomac, tu ne peux t'empêcher de demander :

« Ça y est, on est arrivés ? »

Pour toute réponse, il t'envoie une claque sur le dessus du crâne et bien sûr que non, abruti, écoute-moi quand j'te cause, on va juste bouffer-
Toujours est-il que, bientôt, la voiture ralentit. Elle prend un virage et tu fermes les yeux – tu la sens monter, un petit peu. Tourner dans un rond-point, le temps de quelques secondes ; et puis, ralentir à nouveau, s'engager dans le parking, probablement, encore un virage, et ça y est, Nijimura doit galérer avec son volant, mais bientôt le véhicule est garé.

D'un seul coup, Nijimura tourne la clé dans le tableau de bord et coupe la musique lascive qui n'en peut plus de tourner et le moteur qui n'en peut plus de vrombir – et puis, c'est le silence.
T'as toujours les yeux fermés, t'as pas remis tes baskets, et t'entends le souffle calme de l'autre type à côté de toi. Ça fait bizarre. T'as pas envie de bouger. Et sérieux, mais qu'est-ce que tu fous là ?
T'as toujours chaud.
C'est toujours le plein été.
Et Nijimura t'invite à sortir de cette bagnole et à venir manger comme si ça allait tout régler mais t'y crois pas une seconde, parce que bordel, c'est le bordel dans ta tête et rien ne changera au fait que bordel, t'es mal à l'aise.


Tu te rappelles plus ou moins qu'à partir d'un certain moment, vous avez commencé à vous croiser de plus en plus souvent, et puis, bientôt, à vous voir presque régulièrement – et à chaque fois Nijimura, dont t'avais appris le nom et le prénom entre-temps, demandait à n'être servi que par toi.
T'aurais dû être flatté, quand t'y penses. T'aurais dû être content, te sentir apprécié, et en profiter pour faire un doigt d'honneur à cet idiot de Kise ; tu l'as pas fait. T'as jamais trop su pourquoi.

Au début, t'avais pas confiance. Nijimura, c'était un sale père de famille, après tout, ou en tout cas, il y ressemblait – il avait tout du mec qui te méprisait, qui te considérait comme une sous-merde, qui te détestait sans raison, juste parce que t'es un peu malpoli et parce que t'as un ou deux piercings au-dessus de l'œil et quelques autres à l'oreille. T'avais toujours l'impression qu'il se foutait d'toi, qu'il voulait juste t'emmerder, et toutes les questions qu'il te posait, tu les prenais mal-
Mais Nijimura te parlait mal, et il te traitait de sale môme, de morveux, mais surtout de crétin, d'abruti, de connard parfois, et pas de jeune homme ou de mon enfant, et quelque part, ça te faisait du bien. Au contraire de tous ces prétendus psychologues et soi-disant spécialistes de l'enfance que t'avais vus en chaîne après que ton père s'était barré, lui, il te parlait pas comme à un gamin attardé, mais comme à un homme, un vrai – comme à ce type qui s'est battu dans la rue, qu'a frappé, encaissé plus de coups qu'il ne l'aurait dû que t'étais et que t'es toujours, que t'as toujours été.

Un jour, il faisait chaud et tu bossais avec les manches un peu remontées. C'était rien de bien dramatique, parce que le patron t'avait fait aucune remarque et que même Kise n'avait pas commenté grand-chose ; fallait dire qu'on voyait juste tes avant-bras, et tes poignets, dont le droit – celui avec lequel t'as tendu son verre à Nijimura, et celui qu'il a attrapé avant que t'aies pu le retirer, sans que tu comprennes pourquoi.

« Dis donc, tu t'bats souvent ? »

Il t'a dit ça comme ça, sur un ton comme si c'était une question normale.
(C'était le premier à te la poser, en attendant.)
Tu l'as dévisagé sans comprendre, et tu l'as pris pour un taré jusqu'à ce que tu te rappelles – ah. La cicatrice, là, sur ton bras. Y'avait pas de quoi en faire tout un foin, en vérité. C'était une petite coupure, rien qu'une entaille qu'un connard t'avait faite un soir où tu cassais la gueule à toute sa bande – parce qu'il avait un couteau, cet enfoiré, et que contrairement aux autres il n'avait pas hésité à l'utiliser. Mais en fin de compte, la blessure s'était pas révélée très douloureuse, juste un peu profonde, et ça s'était vite refermé.

Toujours est-il qu'après ça, Nijimura était au courant. Au fil des jours, des soirées qu'il passait seul au bar, où il s'arrangeait toujours pour échanger (cracher) quelques mots avec toi, il a fini par t'arracher, à demi-mots, la vérité ou à peu près. Il a vite appris qu'au collège, tu te battais tout le temps, parce que t'appréciais pas qu'on t'emmerde, et puis que ça a continué au lycée, aussi, que t'as choisi de laisser tomber ces conneries après la première année ; et tu sais toujours pas comment, mais t'en es venu à lui raconter que tu vivais plus qu'avec ta mère, et ton enfoiré de frère.
Mais là encore, c'était pas comme avec les prétendus psychologues et les soi-disant spécialistes de l'enfance – parce que Nijimura, que t'appelais Niji pour l'emmerder, lui, en échange, il te parlait aussi. Lentement, il réparait son cœur brisé à coups des verres qu'il s'envoyait, et entre deux gorgées, il t'expliquait comment il bossait dans une entreprise assez sympa. Il te causait de son boulot, pas très intéressant, et de ses collègues qu'il aimait bien, même si des fois ils étaient un peu cons. Et puis, il lui arrivait de pointer du doigt une salariée un peu moche et un peu grosse qui draguait Kise au comptoir, et de se foutre de sa gueule comme toi, tu le faisais toujours, mais jamais à haute voix.
Il te décrivait comment il jouait au basket, aussi, autrefois. Il te répétait que c'était un sport cool, qu'il aimait beaucoup, mais qu'il avait plus trop le temps d'y jouer – et, souvent, dans sa voix, tu devinais que y'avait pas que ça. Tu réfléchissais pas plus loin, cependant.

T'aurais dû, peut-être ; mais pour l'instant, c'était pas super important. Pour l'instant.

(Quand il te parlait, t'avais le cœur plus léger, la tête ailleurs, envie de ricaner et plus rien ne semblait aussi chiant qu'avant.)

Un jour, il faisait déjà nuit mais t'avais fini ton service plus tôt que d'habitude, pour une sombre histoire de pas assez d'heures de congé ou de tu travailles trop que t'avait vaguement expliquée le patron, mais à laquelle t'avais fichtrement rien pigé – enfin, t'allais pouvoir rentrer.
D'un côté, t'avais hâte, et d'un autre, tu redoutais un peu le moment. Comme toujours. En soi, c'était pas que t'adorais travailler, loin de là, mais fallait reconnaître que ton boulot était plutôt sympa (si on oubliait cet abruti de Kise, l'ambiance au bar était bonne, et quand l'artiste qu'on recevait jouait par hasard une musique qui te plaisait, ce qui arrivait parfois, c'était même carrément agréable de bosser là-bas), mais... T'aimais encore moins rentrer chez toi.

Là encore, c'était pas une question de lumière, parce qu'avancer dans le noir et rentrer par les ruelles sombres, c'était un truc que tu faisais depuis que t'avais dix ans et ça t'avait jamais posé le moindre problème ; et t'avais eu quelques emmerdes, certes, mais t'avais toujours réussi à tout régler à la force de tes poings et du coup, tout allait bien. C'était pas non plus un souci de température, parce que t'étais pas du genre à craindre le froid dehors, et de toute manière en cette saison il faisait plutôt chaud, même si l'air s'était rafraîchi, récemment – non.
Le vrai problème, dans cette histoire, c'était le fait de rentrer à la maison, tout simplement.

Ce soir-là, t'as salué le patron vite fait, t'as tiré la langue à Kise juste pour l'emmerder (parce que cet idiot en avait encore pour deux heures de boulot, et dans son cas, ça signifiait pas mal de nanas vieilles, moches et bourrées sur les bras), tu t'es changé, puis t'as pris ta veste, ton sac, et tu t'es barré.
Dehors, comme prévu, l'air était un peu frais ; et devant toi, au bout de la ruelle où se trouve le bar, un peu retiré, s'étendait une artère vivante, bruyante, illuminée. Inutile de préciser que c'est pas cette direction que t'as prise.

En marchant, les mains dans les poches, t'étais un peu ailleurs.
Concentré sur les néons qui bordaient la rue, et en même temps pas vraiment, plus trop là ; tu suivais machinalement un chemin que tu connaissais par cœur en pensant à tout ce qui t'attendais chez toi. A la maison. C'est une expression que tu détestes tellement qu'elle te donne envie de gerber-
Et probablement qu'une fois arrivé, alors, pour de vrai, t'allais gerber. C'était souvent comme ça, surtout quand tu rentrais avant une heure du mat', et tu voyais pas pourquoi ce serait différent cette fois-là... Dans la poche de ton jeans, tu jouais avec la clé de ta chambre sans trop y penser. Mieux valait pas trop y penser, ouais. Pour l'instant, fallait rentrer, traverser le hall et le salon, et c'est ça qui serait le plus chiant, puis tu pourrais débarquer dans ta chambre, ta piaule à toi, refermer derrière toi et plus bouger jusqu'au lendemain – tu te bénissais encore d'avoir planqué une réserve de bouffe dans ton armoire, pour ça.

En résumé : tout était parfaitement normal, jusqu'à ce que t'entendes quelqu'un t'appeler.

« Hé, Haizaki ! »

Comme un con, tu t'es retourné. Y'avait un type qui te regardait, et deux enfoirés derrière lui.

« T'es qui, connard ? T'as grogné. Qu'est-ce qu'tu m'veux ? »

Dix secondes après, il t'expliquait en crachant au sol que ton frère lui devait quelque chose, et que t'avais intérêt à t'acquitter de sa dette.
Deux minutes après, tu l'envoyais chier et immédiatement t'étais par terre, avec un pied entre les côtes et une douleur pas croyable à la tête-
Six minutes après, t'avais leur sang sur les phalanges, leur peau sous les ongles, une déchirure tout le long de ta veste, une coupure tout le long de ta joue ; et le type boitait mais tenait bon, et les deux enfoirés essayaient de te choper par derrière mais tu tenais bon.
Sept minutes après tu retenais déjà plus tes coups ; huit minutes, t'explosais une dent, neuf, tu déboîtais une mâchoire, dix, t'étais de nouveau par terre avec peut-être un trou dans le crâne, onze tu sentais une main contre ta gorge et-

Douze minutes après, le type que tu connaissais pas s'envolait jusqu'à l'autre bout de la rue ou presque, et finissait comme éjecté contre le sol, avec une violence que même toi t'avais de la peine à concevoir. Sur le coup, t'as pas eu le temps de bien réaliser ce qu'il se passait ; d'une part, parce qu'après une ou deux minutes encore, tous les types qui t'avaient touché, ils étaient par terre en train de se tenir le bide ou simplement assommés, et d'autre part, parce que t'arrivais pas à croire ce que tu voyais.
Dans ta tête, tu te souviens de ce moment comme de celui où t'as décidé que non, Nijimura, c'était pas un sale père de famille, décidément.

Ébahi, tu l'as regardé sans comprendre, et puis tu t'es relevé, t'as craché le sang dans ta bouche, t'as de nouveau regardé et non, franchement, t'arrivais à piger... T'arrivais juste pas à capter pourquoi et comment un type comme Nijimura avait pu juste débarquer, là, comme ça, tabasser en dix secondes les mecs qui te tapaient dessus à trois, et s'en sortir sans la moindre égratignure – avec juste un peu de sueur au front et le souffle plus rapide.
Bêtement, t'as voulu lui poser la question ; mais t'as à peine eu le temps d'ouvrir la bouche que déjà, il s'était approché de toi, et il te balançait un grand coup de poing dans l'estomac. Ça t'a envoyé par terre, mais il t'a ramassé en te chopant par le col, et il t'a soulevé jusqu'à lui comme si tu pesais rien, et-

« J'peux savoir c'que tu fous ? Qu'il t'a engueulé, en te secouant bien, histoire que tu lui recraches tes tripes à la gueule, tiens. J'croyais que t'avais arrêté d'te battre après avoir quitté le lycée ! »

Ah oui, c'est vrai, tu lui avais dit ça.
T'avais pas menti, dans un sens – une fois sorti du lycée, t'avais définitivement arrêté de sortir exprès pour chercher des noises à des enfoirés ou tabasser un ou deux faiblards qui passaient par là. Mais y'a des conflits qu'on n'arrête pas comme ça, juste parce qu'on l'a décidé, et tu t'es dit qu'il était peut-être temps qu'il comprenne ça, Nijimura.

« 'tain, mais ferme ta gueule ! T'as répondu, à moitié avec colère, à moitié avec mépris. J'ai rien fait, okay ?! C'est eux qui- »

Avant que tu n'aies le temps de te demander pourquoi, au juste, tu ressentais tant le besoin de te justifier, le client régulier du bar t'avais à nouveau frappé, quoiqu'un peu moins fort que la première fois – t'en as eu le souffle coupé, cependant, et ça a suffi à te faire taire.

« Je m'en fous ! Il a lancé, en colère. Tu veux finir à l'hosto, ou bien ?! Tu crois que j'ai envie de r'trouver ton cadavre sur le trottoir en rentrant chez moi ?! »

(T'as même pas pris le temps de bien écouter ni de bien comprendre ce qu'il venait de te dire.)

« Mais putain, puisque j'te dis qu'ils ont rien à voir avec moi, ces cons ! C'est après mon frère qu'ils en ont ! »

Et t'avais tellement gueulé que t'avais dû réveiller tout l'immeuble d'à-côté, mais au moins, ça a payé.
Nijimura a eu l'air de se calmer, et il a fini par te lâcher. Il est resté près de toi, par contre ; avec un sourcil froncé, une lèvre retroussée, une drôle de moue sur le visage, et tu t'es presque demandé s'il était... inquiet ?

« Haizaki, il a dit, l'air sérieux, avant d'attraper ton poignet.
– J'vais bien », tu l'as coupé.

Tu t'es pris une claque sur le dessus du crâne.

« C'est pas la question, crétin. Tu pisses le sang. Viens. »

T'as voulu lui dire non ; t'as voulu lui dire d'aller se faire foutre, qu'il avait pas à te prendre en pitié comme ça ou tu savais pas trop ce qu'il foutait exactement, et que pour rien au monde t'allais aller à l'hôpital ; mais il t'a laissé le temps de rien faire, il a serré fort ses doigts contre ton poignet et il t'a traîné avec lui.
Tu t'attendais à ce qu'il te traîne à l'hosto et qu'il te balance devant un médecin en disant il s'est battu, occupez-vous de lui, comme ta mère et ton frère et ton père quand il était encore là l'avaient déjà fait – mais, Nijimura n'a rien fait de tout ça. Vous avez marché longtemps ; et puis, vous êtes arrivés devant un immeuble. Sans te lâcher, il a composé un code, ouvert la porte, et c'est à ce moment-là que t'as compris qu'il t'emmenait chez lui.

« Hé, Niji, qu'est-ce qu'tu-
– T'as vu ta tronche ? Faut soigner tout ça, et j'pense pas que t'aies envie d'aller à l'hôpital, abruti. »

T'avais mal au crâne, mal aux lèvres, mal aux bras et mal aux jambes, et t'as pas trouvé la force de répondre.
Quelques minutes plus tard, t'étais assis sur son canapé, qu'il avait recouvert d'une housse pour éviter que ton sang le dégueulasse, et il s'affairait à bander tes plaies. Tu t'es dit qu'il devait déjà avoir eu affaire à ce genre de situations, parce qu'il avait toute une trousse de soins avec du coton, du désinfectant, de la pommade, des bandages et plein d'autres trucs que t'arrivais pas à identifier – et l'idée que peut-être t'étais pas le premier qu'il ramenait ici pour le soigner t'a foutu en rogne, mais-

« Quand j'étais gamin, je me battais souvent, moi aussi, il t'a expliqué. Et même maintenant, ça m'arrive encore de casser quelques gueules, du coup... »

T'as fait une drôle de tête, puis t'as ricané.

« Eh bah, bel exemple, Niji ! »

Il a fait exprès de mettre trop de désinfectant sur la blessure qu'il traitait.

« Aïe ! Espèce d'enfoiré, tu-
– Ta gueule, Shougo-kun. »

Puis il t'a soigné, autant qu'il le pouvait avec ce qu'il avait ; il t'a proposé d'aller à l'hôpital, encore une fois, mais t'as refusé en sachant bien que si tu t'y rendais, c'était ton frère qui viendrait t'y récupérer, et que ça, ça ferait plus mal encore que tout le reste. Alors, Nijimura n'a plus rien dit, et il est parti dans sa cuisine faire du café ; il est revenu avec un chocolat chaud pour toi, et t'as failli le frapper parce que t'es pas un môme, merde, mais en fin de compte c'était pas si mauvais que ça, et-

Y'avait, dans son appart' au troisième étage, une ambiance qui te plaisait bien.
Le salon était spacieux et le canapé vachement confortable, largement assez grand pour s'y asseoir à deux – en face, la télé, c'était un écran plat, le genre de truc qui coûterait trop cher pour toi, et tout le reste était bien rangé, propre, net. Quelques DVDs reposaient en vrac sur le meuble TV, et t'as bien cru y apercevoir un ou deux films absolument géniaux. Puis, il avait une PS3, aussi, avec de bons jeux, ce que t'aurais pas cru si tu l'avais pas vu de tes propres yeux. Sur la petite table à tes pieds, un plat rond offrait toute une variété de chocolats, et tu t'es pas gêné pour t'en approprier une poignée.

« Dis voir, a fini par demander Nijimura, après avoir allumé la télé. Ton frère... il trempe dans quoi, exactement ? »

Assis à côté de lui, t'as soupiré.

« J'sais pas trop... »

Tu te voyais assez mal lui raconter que ton frère aîné ne s'était jamais lancé dans le moindre boulot et vivait sa vie aux crochets de ta mère, en fréquentant autant gangs que dealers et prostituées, en vérité.

Lui, il a pas répondu ; il a continué à fixer la télé, l'air absent.
Et puis, soudain, t'as senti sa main s'écraser sur ton crâne, et il a frotté tellement fort que ça t'a fait mal – tu l'as frappé, t'as crié mais qu'est-ce qu'tu fous, connard ?!, il a enroulé son bras autour de tes épaules et il t'a amené si près de lui que t'as presque senti ton cœur mourir dans ta poitrine.
(C'était la première fois que tu te retrouvais contre lui, et tu sentais tes joues s'enflammer et ton cœur s'emballer si fort que t'avais l'impression d'être le roi des débiles.)

« Mais ton frère, j'imagine, ouais, qu'il a conclu. C'est un crevard. »

En toute logique, tu regardais partout dans le salon sauf vers Niji ; c'est alors que ton regard s'est posé sur ce truc, là, sur la table, à côté des chocolats. Un cadre. Avec une photo dedans, et tout. Mais contre toute attente, c'était pas une photo de Nijimura, ni de sa famille, enfin, en tout cas, il y était pas – c'était juste un type, tout seul, un gars plus jeune que toi probablement, quoique tu savais pas trop, avec de beaux cheveux rouges, une mèche un peu longue au milieu du visage, des yeux assortis, un très léger sourire... il portait l'uniforme d'une école que tu ne connaissais pas et, entre ses mains, un ballon de basket bien rond et bien orange.
Sur le coup, tu t'es demandé si c'était pas un cousin à Nijimura, ou quelque chose comme ça. Là encore, t'aurais dû réfléchir plus loin – peut-être.

Toujours est-il que t'es retourné plusieurs fois chez Nijimura, après ça.
Globalement, t'aimes bien sa piaule : le salon, c'est sûr, parce qu'à chaque fois que t'y vas il te laisse te poser dans le grand canapé, et même que plusieurs fois vous avez joué ensemble à l'un des jeux de sa PS3, en vous insultant mutuellement comme deux gamins jusqu'à ce que vous n'ayez plus de voix ; mais la cuisine, aussi, parce que y'a de la place et que Niji t'y as appris comment on fait cuire des pâtes, comment on prépare des œufs au plat, comment on cuisine des légumes ou des omelettes. Puis y'a la salle de bain, dont la baignoire est grande – tu l'as utilisée plus d'une fois déjà, et c'est toujours tellement différent de quand tu te douches à l'arrache dans la minuscule salle d'eau attenante à ta chambre. Sans oublier sa chambre d'amis, celle où il te propose de dormir quand tu restes trop tard, et que t'as juste plus envie de rentrer et de te faire gueuler dessus par ton enfoiré de frère ; et puis sa chambre à lui, où-

Où t'as quasiment jamais mis les pieds, en fait.
Y'a un truc qui te plaît pas dans l'appartement de Nijimura, et des fois, quand t'y réfléchis, tu te demandes si c'est ça.
(Mais tu te maudis et tu te frappes quand tu réalises que non, décidément, tu peux pas avoir simplement envie de dormir entre ses draps.)


Voilà pour la première partie !
J'espère que ça vous a plu, malgré le style un peu... brutal, ahem XD En tout cas, n'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez, ça me ferait plaisir :) Même si, bien sûr, je ne vous oblige à rien.

Pour ceux qui liraient Un jour de décembre : j'ai encore plein de petits OS à écrire, alors finalement, je ne ferme pas le recueil tout de suite. Je vais encore poster quelques trucs durant ces prochains jours/semaines/mois, même si je ne peux pas précisément dire combien ni quand.

Merci pour votre lecture et à la semaine prochaine, j'espère ! ^^