Une histoire de point de vue

Chapitre 1

« La beauté d'un homme »

Justin et moi nous connaissions depuis quelques semaines environs. Nous nous étions rencontrés lors d'un récital auquel je participais pour l'école.

Je l'ai repéré tout de suite dans le public, avec ce visage d'ange et cette expression concentrée tandis qu'il me dévisageait, avec ce regard qui n'en finissait pas de me troubler. Lorsque le concert s'est terminé, il est venu me parler et j'ai pu constater qu'il était encore plus beau de près. Nous avons échangé quelques compliments, quelques banalités et je lui ai offert mon dernier CD, car c'était son anniversaire.

Après le récital, nous nous sommes de nouveau croisés à plusieurs reprises : à l'école, dans la rue... Chaque fois, il me paraissait plus beau et plus désirable que la dernière. Dès notre deuxième rencontre, il m'avait avoué, à mi-mot, qu'il était déjà avec quelqu'un : un homme plus âgé qui ne lui manifestait pas la tendresse dont il avait besoin. Cette nouvelle aurait dû me briser, mais j'y percevais tant d'amertume et de frustration, que je compris que j'aurais ma chance si je lui apportais ce que l'autre lui refusait. Dès notre première nuit d'amour, je me montrais tendre et passionné, au point qu'il revint me voir pratiquement chaque soir.

Avais-je des remords vis-à-vis de l'autre ? Aucun. Pour moi, il n'était qu'un fantôme dont l'existence ne me touchait que lorsque son ombre rappelait Justin loin de moins, avant la fin de la nuit. Il nous arrivait de parler de lui. Je savais son nom, Brian, qu'il avait trente ans, que c'était un coureur invétéré, un oiseau de nuit. Je ne comprenais pas l'attachement de Justin à son égard, je ne comprenais pas sa peur de le quitter. Je voyais sa tristesse et sa frustration mais pas le sentiment bien plus profond qui se cachait derrière.

Un après-midi, alors que je jouais dans la rue, un passant déposa cent dollars dans l'étui de mon violon. Je poursuivais l'homme, pensant qu'il y avait une erreur. Lorsqu'il se retourna pour me faire face, j'eus devant moi la reproduction exacte du David de Michel-Ange. L'homme me proposa un café, je ne sus refuser. Il était de ces créatures à qui nul ne peut résister, avec un magnétisme quasi-animal qui le rendait capable de vous faire faire n'importe quoi.

Devant le café, il m'apprit qu'il travaillait dans la pub et me proposait un petit rôle dans un spot. Je ne savais trop quoi penser de l'attention qu'il me portait. D'autant que, si son offre paraissait amicale, je sentais qu'il faisait peser sur moi quelque chose de plus hostile à travers son sourire ironique et ce regard perçant qui semblait m'étudier en détail. Le fait qu'il sache autant de choses sur moi m'intrigua. J'eus le début de la réponse lorsqu'il me tendit sa carte sur laquelle son nom était inscrit : Brian Kinney.

Comme pour confirmer mes craintes, ce fut le moment que choisit Justin pour entrer dans le snack. Comme je lui tournais le dos, il marcha droit vers Brian en l'appelant par son nom. Mais une fois à notre hauteur, il fut bien obligé de me reconnaître.

L'expression de son visage en disait long sur sa surprise et sa gêne ; la mienne aussi, sans doute. Quant à l'autre, il semblait savourer de la scène avec un cynisme féroce. Sur une excuse vaseuse, je m'empressais de partir, les laissant seuls tout les deux. Mais je ne pus échapper à la réplique acerbe qui raisonna à mes oreilles :

_ Si tu le veux, le rôle est à toi.

Le reste de la journée se passa dans le brouillard. Je ne pouvais que les imaginer tous les deux : Justin, tendre, doux et passionné, dans les bras de cet animal au regard d'aimant, au magnétisme aussi violant qu'irrésistible. Le pourquoi du comportement de Justin m'apparaissait enfin clairement. En effet, si une telle créature était parvenue à le prendre dans ses filets, comment aurait-il eu seulement le désir de s'en libérer ? Jamais la beauté d'un homme ne m'avait parue plus dangereuse qu'en cet instant.

Et l'arrivée de Justin, le soir tombé, n'arrangea rien. Je me sentais faible et humilié. Je lui dis que je comprenais pourquoi il restait avec lui : bon Dieu, qui voudrait quitter un homme aussi beau, et sa beauté ne devait avoir d'égale que ses prouesses au lit. Justin ne chercha pas à nier, et ses tentatives maladroites pour me calmer n'eurent aucun effet. Je le poussai dehors, sourd à ses supplications.

Mais au matin, malgré tous mes efforts, je ne parvenais pas à le chasser de mon esprit. La journée passait, je ne pensais qu'à lui. Alors je pris mon courage à deux mains et me rendis dans cette boîte, le Babylon, dont Justin m'avait parlé, où devait se dérouler une fête en son honneur. A peine entré, je le trouvais au milieu des invités, toujours aussi beau, et je marchais droit vers lui et le suppliais de partir avec moi. Il m'écouta sans broncher, puis il m'embrassa. Au moment où nous nous écartions, il se retourna pour voir l'autre qui venait d'apparaître.

Il lui jeta un dernier regard avant de partir avec moi.