« Nous avons tout notre temps… »
De plus en plus souvent, cette phrase revenait la narguer, comme un moustique qui jouerait avec ses nerfs. Et Ingrid aurait bien voulu aplatir, écraser, réduire en poussière cette question bourdonnante qui la réveillait en pleine nuit.
« Nous avons tout notre temps… »
Elle se revoyait encore lancer la phrase à Thorgal avec désinvolture. Elle n'avait pas voulu l'effrayer, pas voulu qu'il y lise une menace. Il venait à peine de reprendre conscience… Il appréhenderait le fonctionnement particulier de ce monde plus tard. .
« Nous avons tout notre temps… »
Elle avait cru énoncer un fait ses nuits agitées y voyaient un mensonge.
Cette fois encore, elle s'était réveillée en sursaut, s'extirpant de ses rêves et ses draps empêtrés, le corps ruisselant de sueur, les membres crispés, l'esprit vide. Un vide qui, morceau par morceau, l'engloutissait, l'anéantissait de ce manque qu'elle ne pouvait combler.
Recluse, prisonnière de ce monde, ses seules armes étaient l'espoir et la chance.
L'espoir l'avait longtemps habité. Jamais il ne fût plus fort qu'en ce temps où la chance était venue les frôler, elle et ses soeurs…. Thorgal était tombé dans leur monde, blessé, mais vivant. Elles l'avaient soigné, et il avait survécu. Un bel homme, vif, viril, vigoureux… Thorgal aurait dû allumer une étincelle de vie dans ses entrailles. Mais il s'était échappé, et sa chance et son espoir avec lui. Elle avait cru avoir le temps... Elle s'était trompée.
Une douleur trop familière incita Ingrid à quitter son lit pour rejoindre celui de la rivière pour s'y laver. Sur le seuil de la chambre, elle jeta un regard à sa sœur Ragnhild, mais préféra la laisser à son paisible sommeil. Pour elle aussi, bien trop tôt viendrait le temps où le sang de son ventre lui rappellerait son échec.
