* Contre-jour *
L'oubli, cette forme de courage arriéré. Lâcheté partielle qui nous est commune à tous. Ce recours automatique lorsque l'on souffre d'une douleur immorale et insupportable, qui fait se crisper les doigts sur la poitrine, comme pour cautériser une plaie infecte ; une peine à supporter jour après jour, empoisonnante pour la raison et la conscience. Tout est bon pour essayer d'apaiser ce feu grandissant, léchant les moindres particules de bonheur qui apparaissent et s'offrent de bon coeur à ce noir néant... on s'accroche désespérément à ces brindilles dorées, aux corps raides et ondulants d'arabesques hardies, qui montent, qui montent vers la lumière. La recherche d'une vie heureuse est continue et harassante ; courir aprs cet idéal d'existence, c'est se prouver la vivacité de l'être, que ce sang qui coule dans ces canaux bleutés est bien le sien, que ce qui flotte dans ces poumons, cette sensation froide ou glaciale, est bien de l'air. Et lorsque les doigts s'apprêtent à frôler, effleurer cette brillance aveuglante, chaude, éclatante, idyllique !... Jouissance immortelle, concrétisation d'un idéal !... Tout et n'importe quoi peut être cause de cet accomplissement mirifique : rêve réalisé, surprise inattendue, naissance, hasard... Amour.
Mais ce feu que nous tentons de cacher par tous les moyens, qui fait de nos âmes des suppliciées ne disparaît jamais complètement. Bien sûr, il n'a pas la même étendue chez chacun de nous ; mais son pouvoir de destruction est le même. Il hante nos pensées, nous suit comme une ombre, s'accroche, tel une tâche inexpugnable. Il calme l'être entier, tandis qu'une sourde angoisse monte du ventre. Et très vite, il n'y a plus que lui. La lumière qu'il y avait, il l'éteint. Et tout doucement, on redescend.
Il y a des êtres qui ne cherchent pas le bonheur. Peut-être les voient-ils, ces pépites éclatantes, ou peut-être leur sont-elles invisibles. Eux seuls peuvent le dire. Ils restent dans leur état, solitaires avec leur malheur. Ils l'entretiennent, le tiennent toujours aussi important. Certains n'ont pas l'expérience nécessaire pour réchapper des limbes, ils ne savent pas enrayer cette plaie de l'intérieur ; ils comptent en vain sur le temps pour la soigner.
Et il y en a d'autres qui n'ont pas la volonté de l'apaisement. Ils laissent, mettent le doigt sur l'infection pour que ça fasse encore plus mal. De cette douleur résultent de la vengeance et de la rancoeur. Ces âmes solitaires n'aiment que cette souffrance, seule partie vivante d'eux-mêmes. Elle est battante, palpitante ; un coeur de remplacement, avec un rythme, une intensité et une durée. Et ils se complaisent avec cette muraille, qui leur apporte une certaine sérénité.
Chacun a une plaie secrète qu'il s'efforce de cacher aux inquisitions des autres. L'oubli est la solution que la plupart d'entre nous choisissons pour la supporter. C'est la preuve que nous sommes bien seuls face nous-mêmes.
