I. Réminiscence.
Le regard gris, poli comme de l'ardoise, se ferma en cillant calmement. Un bruit derrière lui manque de le faire sursauter et le corps se tourne doucement vers la silhouette endormie. Des formes féminines sous le drap de satin, qui ne s'éveille pas et ne remarque guère l'absence à ses côtés, le creux au corps, le vide au matelas. Lucius n'émet aucun bruit et ses prunelles d'orage retournent à leur observation. Un objet scintille sur le plateau de bois verni du bureau. Un bijou qui chamboule son être tout entier. Joyau qui ébranle jusqu'au tréfonds de son âme. Ses doigts fouillent la chaîne d'argent, et délicatement soulèvent le collier jusqu'à le faire osciller devant ses yeux. La mémoire qui tressaute, les sursauts d'une souvenance. Tout cela lui paraît si lointain. Avant Narcissa, avant Drago, avant tout.
« Qui aurait pu croire que cela finirait ainsi ? »
Le murmure divulgué au secret de la nuit.
Lucius soupire, un souffle qui propulse l'air sur ses lèvres comme on cracherait son coeur. Même après toutes ces années, cela continue de pulser en lui, comme un monstre enfermé entre ses côtes. Tigre aux griffes qui le lacèrent de l'intérieur. Bête ancestrale, primordiale, aux fureurs nocturnes et implacables. Emotions d'ombres et d'obscurité. Il n'a pas eu le choix. Si il avait eu une alternative, si il avait pu jouer autrement, et si, et si. Les regrets qui guettent de leurs iris rougeoyant. Lucius aurait pu rire de ses ridicules remords. Mais il n'avait pas le coeur à émettre la moindre note. Une harmonie dissonante qui virevolte en lui, comme le son d'un instrument mal accordé. Des mélodies funèbres, funestes.
« Tu n'avais pas à mourir. »
Chuchotement de l'esprit, alors que le corps se raidit, comme pour retenir quelque chose. Il s'élève soudain. L'être qui se redresse, tendu, tordu, mis à nu par ses propres regards. Lucius passe ses mains sur son visage crispé, dans son cou, repousse ses cheveux à grands gestes maladroits. Ses pas le mènent hors de la chambre, où l'air lui semble moins épais, moins cendreux, moins létal. Chaque souffle est laborieux. Il vêt un manteau et s'ouvre aux rayons paresseux d'une lune pâle. Il cligne lentement des yeux, sans observer réellement le jardin sous son regard. Ses pieds nus foulent l'herbe rase, et le vent frais est une gloire à sa respiration hachée.
« Tu n'avais pas à mourir. »
Répétition de la démence d'une émotion ancrée tel un harpon dans sa chair, dans ses os, dans son âme. Il secoue encore la tête ; quelques mèches s'échappent de sa queue-de-cheval et encadrent malhabilement son visage aux traits tirés. Dans un mouvement maniaque, il passe son index sur son nez droit et pointu, comme si il se grattait. Un bruissement. Les doigts qui s'emparent de la baguette. Les ongles qui glissent sur l'orme lustré, puis s'accrochent, désespérément. Lucius tend le bras, prêt à faire face à un potentiel ennemi. Ce n'est pas de la crainte qui fait tonner son coeur dans sa poitrine. La surprise, tout au plus. Mais une autre émotion vient s'ajouter au lot qui le déchirent quand une forme basse et sombre s'approche en se dandinant.
« Non, tu ne peux pas. Tu es mort. »
Le chien aux poils aussi noirs que le charbon lève des yeux lupins vers l'homme. Et Lucius comprend.
« Tu n'es qu'un chien. »
Ce n'est pas Sirius. Ce n'est pas son regard ardent, qui consumait tout sur son passage. Ce n'est pas son rictus animal, où l'on pouvait reconnaître ce demi-sourire amusé, quand on le connaissait assez. Ce n'est qu'un chien sombre, perdu, et qui n'a rien à faire dans son jardin. Il pourrait le tuer - la baguette est déjà brandie, prête à l'emploi. Mais Lucius ne peut s'y résoudre. Peut-être parce qu'il lui ressemble trop. Ou peut-être parce qu'il ne lui ressemble pas encore assez.
« File. Tu n'as rien à faire ici. »
Mais la bête, loin de s'effrayer, pose doucement son fessier poilu et remue de la queue, son attention fixée sur le mangemort. Silencieuse ombre de la nuit. Dans un mouvement souple, Lucius abat son bras. Narcissa dort, et Drago n'est pas là. Qui le verra ? Qui pourra soupçonner quoi que ce soit ? Le sort s'épanouit dans la nuit, et son éclat semble même bien piètre comparé aux rayons paresseux de l'astre nocturne. Le chien émet un aboiement. Puis s'approche de son écho d'argent. Lucius a un sourire - de ces sourires qui renvoient l'image brisée d'une âme en peine.
Pas besoin de mots. Une larme coule, qu'il arrache à sa joue d'un geste rajeur. Devant ses yeux, deux chiens se font face. Celui de chair et de sang avance son museau. Et l'être de lumière lève son regard vers Lucius. Le patronus semble lui sourire - et cette fois, c'est bien lui. C'est bien son regard. Ou peut-être n'est-ce que son souhait, son voeu le plus cher. Une volonté inespérée.
« Tu es mort. »
Il doit s'ancrer à cette réalité. Il déchire son propre sort, et le chien d'argent et de lune s'envole, comme un monstre dans la nuit, laissant seuls l'animal et le sorcier effondré à genoux. Le chien s'approche et couine presque tristement. Lucius le repousse, encore et encore, jusqu'à n'avoir plus la force de contrer cet amour simple et brûlant de pureté. Alors, ses bras entourent la toison noire, et une fois, juste une fois, il imagine que ce n'est pas juste un chien. Juste ce soir. Juste une seconde. Le temps d'un clignement des yeux, d'une respiration, d'un battement de coeur. Le temps d'une éternité.
