En mémoire de Pippin, qui m'apprit que l'on pouvait être à la fois trouillard et curieux, susceptible et câlin, paresseux et survolté, complètement idiot en temps normal et prodigieusement ingénieux dès qu'il s'agit de nourriture.
III
Quand Monsieur Lapin sortit enfin du tunnel obscur où il s'était aventuré, il n'en crut pas ses yeux. Devant lui s'étendait une vallée boisée, dont les agréables effluves venaient chatouiller ses narines: du thym, du fenouil…
Mais la prudence s'imposait: y avait-il du danger? Sans raison particulière, Monsieur Lapin se sentait parfaitement en sécurité. Quelque chose lui soufflait qu'il n'avait rien à craindre ici.
Il n'était pas très intelligent, mais son instinct était sûr, et cela lui suffisait.
Bond par bond, il s'avança lentement, humant l'air et captant le moindre bruit de ses longues oreilles mobiles.
Plus il descendait dans la vallée, plus il se sentait à l'aise, comme s'il se rapprochait du point d'où émanait la tranquillité de ces lieux.
Il n'était pas assez sensé pour éprouver le vertige quand il traversa un petit chemin pierreux qui s'arc-boutait par-dessus une rivière.
A présent, les effluves aromatiques étaient si fortes que Monsieur Lapin aurait pu les suivre les yeux fermés… mais il ne pouvait déroger aux principes de sa race, et garda les yeux grands ouverts.
Bien lui en prit: il s'arrêta net devant une grande pierre creuse et courut se cacher dans un buisson, le coeur battant la chamade. Pourquoi son odorat ne l'avait-il pas averti de la présence de Deux-Pattes, qui creusaient leurs terriers dans la pierre et avaient une prédilection pour la chair de lapin?
Il renifla, renifla à en avoir mal au nez… repéra d'autres terriers… Mais toujours pas d'odeur de Deux-Pattes. S'il y en avait eu ici, ils étaient partis depuis longtemps.
Et pourtant… Monsieur Lapin avait déjà vu des terriers de pierre abandonnés et croulants, alors que celui-ci semblait en parfait état. Il remarqua que les portes étaient grandes ouvertes, comme pour inviter à entrer (mais il était trop prudent pour obéir à cette proposition). Une hirondelle allait et venait depuis l'extérieur, affairée à construire son nid, tandis qu'un chèvrefeuille étendait ses longues tiges au-delà du seuil.
Quelque chose échappait définitivement à Monsieur Lapin. Mais après tout, il s'en moquait, tant qu'il était en sécurité.
S'il avait osé s'aventurer sur ces terres inconnues, ce n'était guère par goût du risque. Il cherchait simplement l'endroit propice où il coulerait des jours heureux avec Madame Lapin, regardant s'ébattre ses portées tout en se dorant au soleil.
Peu avant le coucher du soleil, il trouva enfin le lieu de ses rêves, entre le magnifique carré d'aromatiques qui l'avait attiré depuis le bord de la vallée et un grand mur couvert de peintures à moitié effacées (dépourvu de tout sens de l'esthétique, il ne l'avait choisi qu'en guise de protection contre le soleil de midi). Et puis, quelque chose d'indéfinissable flottait dans l'air, qui rafraîchissait les membres et clarifiait l'esprit.
Quand il remonta au grand air après avoir longuement creusé la terre odorante et meuble, il se surprit à lever la tête pour admirer les étoiles.
