LE BETE ET LE BEAU
CHAPITRE 1 : LA BELLE IDEE ET LA BETE SURPRISE
Rumpelstiltskin essayait de se rappeler, une fois de plus, comment il en était arrivé là. C'était moins l'endroit –une jolie chapelle de campagne, toute mignonne et fleurie- que les circonstances qui le déroutaient. Et toutes ces années passées à être le Dark One ne représentaient pas une expérience suffisante pour l'éclairer sur ce qu'il devait faire. Il se crispa de nouveau en baissant les yeux sur sa robe de mariée.
Lors d'un après-midi d'été, il eut la soudaine envie de faire une surprise à Belle. A force de la voir sans arrêt trimer dans son château, à faire le ménage, il s'était dit que, pour une fois, il allait lui faire plaisir. Malgré l'oreiller qu'il lui avait offert, il savait qu'elle pleurait encore sa famille et ses amis. Aussi se dit-il qu'un cadeau familier, venant de la ville où elle était née, lui serait une douce consolation.
Cela faisait longtemps qu'il n'était parti en vadrouille, sur les routes, sans nécessité particulière. Précisément, cela datait du moment où il avait amené Belle. Il devait le reconnaitre, sa présence s'était révélée plus distrayante qu'il ne l'aurait imaginé. Il avait d'abord été exaspéré par les pleurs, les cris, mais au final ils avaient diminués, et puis il s'y était habitué. Ces petites scènes étaient devenues fort divertissantes, et il aimait regarder Belle le fixer droit dans les yeux, sans peur, avec un éclat de colère et les joues roses. Plus personne n'osait le regarder ainsi depuis… il ne se souvenait plus. Cela devait remonter à avant, lorsqu'il n'était qu'un pauvre hère insignifiant. Belle était entrée dans sa vie comme une tornade, et même si c'était lui qui l'avait invoqué, il ne s'imaginait pas qu'elle ferait autant de dégâts.
Et voilà que lui, Rumpelstiltskin, retournait sur les lieux du crime, les lieux où il a enlevé sa captive, l'a privé de tous ceux qu'elle aimait. Le marché regorgeait d'antiquités en tout genre ; Rumpelstiltskin se baladait entre les rayons, la démarche lente. Il n'était pas pressé, et flânait en toute impunité. Afin de voyager incognito, il avait absorbé une potion d'illusion, lui donnant l'apparence d'une innocente donzelle.
Les bijoux et les accessoires ne lui inspiraient rien. Ce n'était pas le genre de présents qui plairaient à Belle ; et puis il lui avait déjà offert un collier, sous prétexte qu'il empêchait son porteur d'être trompé par un stratagème magique : c'était très utile, au cas où la reine, ou un ennemi potentiel, venait lui rendre une visite surprise en son absence.
Il caressa délicatement un collier argenté, composé de magnifiques perles. Quel dommage, se dit-il, que Belle ne soit pas attirée par ce genre de bibelot ; celui-là lui irait à merveille. Mais il se raisonna : s'il se mettait à offrir sans motif des bijoux à sa femme de ménage, elle allait se croire tout permis. Elle était déjà suffisamment téméraire comme ça, il ne devait pas encourager cette attitude.
Des livres anciens attirèrent son attention : voilà qui lui conviendrait mieux. Il s'approcha du stand voisin. Les livres allaient de recettes de cuisine et conseils de jardinages à recueils d'histoires en tout genre. Rumpelstiltskin était indécis : il ne s'y connaissait pas beaucoup en livres, à l'exception des grimoires magiques. Comment avait-il pu voir sans arrêt Belle avec un livre en main, sans jamais savoir le titre, le genre, le contenu même de ces pages ! Rumpelstiltskin se sentait humilié, réduit à demander conseil au vendeur. Il s'appliqua à jouer le rôle de fille du peuple, exercice assez amusant en soi.
Parmi les livres, l'un finit par attirer son attention. Coupant le blabla connaisseur de l'antiquaire, il demanda de quoi était question ce livre orné, brodé de fils entrelacés, parsemé de petites pointes et de boutons de roses figés à jamais dans une jeunesse d'éternité. Le teint vieilli de l'ouvrage ne lui enlevait pas son charme, bien au contraire : il offrait un contraste avec ces roses sans âge. Rumpelstiltskin y interpréta le message que l'objet matériel était, en lui-même, un élément voué à la destruction. Mais l'histoire, intacte, resterait la même encore et encore, quel que soit l'aspect nouveau qu'elle prendrait. Au fond, songea-t-il, le destin de cet ouvrage était similaire au sien : le Dark One perdure à travers les âges, tandis que le porteur change avec l'usure. Lui-même avait conscience, depuis que son fils était parti, qu'il était resté de moins en moins lui-même, pour devenir toujours un peu plus le Dark One. Etait-ce cette réflexion sentimentale qui le décida qui le poussa à s'attarder sur ce livre ? Quoiqu'il en soit, bien que sa décision fût prise, il voulût toutefois connaitre ce dont parlait cette histoire.
« Il s'agit non d'un conte, mais d'un récit, mademoiselle. Le récit de ce qui est advenu il y a des siècles de cela, alors que la capitale où nous nous trouvons n'était qu'un petit village de campagne. La vie était simple alors, les temps paisibles. Pas de guerres, pas de maladies. Un fléau cependant était présent : un monstre. Isolé dans son château, entouré par une forêt peuplée de loups assoiffés de sang, cette créature maudite ne supporta plus d'être seul à l'écart du monde. Alors, il se rendit jusqu'aux limites du village, et proposa un marché aux habitants : s'ils ne lui cédaient pas un des leurs à la prochaine lune, il raserait entièrement le village. L'effroi régna durant ce long mois. Tout le village était uni, aimant, et ne pouvait se résoudre à sacrifier l'un d'entre eux. Mais dans le cœur de chacun réside une part d'égoïsme : qui allait se sacrifier pour le bien de tous ? Pourquoi donner sa vie quand un autre pouvait prendre sa place ? Chaque habitant avait un rôle à jouer dans le village, chacun se croyait irremplaçable. Les jours avançaient inéluctablement, et personne ne se décidaient.
La nuit de la nouvelle lune fut tiède, caressante. Il n'y avait pas le moindre nuage quand, lentement, une brume se dégagea de la forêt, et se déploya en direction du village. Le monstre balaya un immense brouillard qui engloba le village pendant de longues minutes, puis le fit repartir comme il était venu. Les villageois sortirent de chez eux, stupéfaits d'être en vie. L'angoisse les submergea, et ils se mirent à frapper chez les voisins, les amis, redoutant un disparu. Un cri retentit, suffisamment fort pour interrompre toute l'agitation. Un riche marchand pleurait, ses deux filles dans ses bras, secouées par les sanglots de leur père. La petite dernière était manquante. C'était sa préférée, sa douce fille aimante, sage, celle qui ne demandait rien d'autre comme présent que le bonheur de ses proches. Tous comprirent alors le prix qu'ils avaient payé.
Pris de culpabilité, les villageois décidèrent d'aller la sauver. Ils prirent des fourches, allumèrent des torches, et prirent le chemin qui menait à la forêt. Mais la demeure du monstre était bien gardée : comme par enchantement, les villageois se perdaient encore et encore dans ce labyrinthe d'arbres sombres. Ils tournaient en rond, et lorsqu'ils croyaient en voir le bout, c'était pour contempler leur village, de là où ils étaient partis. Les équipes persistaient, se renouvelaient, et les jours et les nuits passaient, sans que rien ne change. Le père croyait sombrer dans la folie du désespoir, il errait, hagard, sans entendre ceux qui l'entouraient. On finit par le forcer à rentrer au village, où il fut l'objet de soins et d'attentions.
A la nouvelle lune suivante, les villageois avait perdu toute lueur d'espoir. Mais c'est toujours au moment le plus sombre que l'aube se lève : la fillette émergea de la forêt, une rose dans les mains. Elle n'avait pas quitté sa chemise de nuit qu'elle portait lors de l'attaque de la brume.
Tout le monde se pressa autour d'elle ; on prévint son père, qui accouru tout fringant, lui qui semblait avoir pris vingt ans. L'exaltation passée, on interrogea la petite : qu'était-il arrivé au monstre ? Que s'était-il passé ?
La fillette, installée sur les genoux de son père, raconta son aventure : comment elle s'était désignée comme sacrifice, comment elle fut transportée dans le château. Comment elle fut bien traitée, chérie même, par celui qu'on appelait monstre. Comment elle se prit d'affection pour cette créature complexe, incomprise et détestée, dont le crime était avant tout d'exister. La petite parla beaucoup avec le monstre, l'appelant son ami. Lorsque celui-ci, voyant dans ces yeux du chagrin, lui promit de la ramener chez elle voir sa famille, elle lui offrit une des roses qui poussaient dans le jardin, et lui baisa la joue. Emu, le monstre pleura, et une larme tomba sur un pétale. Il lui rendit la rose, lui disant qu'il acceptait son présent, mais que ce qu'elle lui avait offert étai bien davantage qu'une simple plante. Aussi était-il préférable qu'elle conserve la fleur, en souvenir. Et c'est ainsi qu'elle avait quitté le château. La forêt lui avait créé un chemin à suivre, la guidant jusqu'au village sans qu'elle ne rencontre le moindre loup.
A peine avait-elle achevée son histoire que la forêt, la demeure et son habitant disparurent sans laisser de trace. La fillette fut longtemps triste à l'idée de ne plus voir son ami, mais elle eut une vie heureuse : et il lui avait promis qu'un jour, ils se retrouveraient. »
Lorsque l'antiquaire acheva de raconter l'histoire, Rumpelstiltskin repris connaissance de où il se trouvait. Il n'arrivait pas à mettre la main sur ce qui le perturbait : pourquoi ces événements anciens lui paraissaient aussi réels ? Quoiqu'il en soit, ce livre lui plaisait. Il acheta le livre et s'éloigna en le tenant serré dans ses bras. Convaincu du succès qu'allait avoir son cadeau, il se félicitait de son choix : quoi de mieux pour une fille loin de chez elle qu'une histoire évoquant ses origines ? Absorbé dans ses pensées, il n'entendit pas lorsqu'on le héla. C'est donc brusquement qu'un bras le tira en arrière, le forçant à se retourner.
Il se trouva nez à nez avec un visage qui lui était légèrement familier, mais dont les traits, grossiers quoique non privés de charme, lui étaient désagréable à regarder. Il ne tarda pas à découvrir l'identité de ce bel et sombre inconnu.
« Bien le bonjour, belle demoiselle, lui fit-il avec un sourire Colgate. Je suis ser Gaston, le seul et unique étalon. Et toi, belle pouliche, par quel nom dois-je te connaitre ? »
