Here and Now
Aux yeux de Gabriel, il n'existait rien de plus incroyable qu'un parc d'attractions ou un terrain de jeu humain.
Il ne disait pas ça à cause des agréments proposés – qui proposaient des expériences risibles pour qui était un Archange habitué à bien plus grand, bien plus intense – ou à cause de la nourriture – même si c'était pas mal du tout, selon l'endroit. Non, il disait cela à cause des gens.
Quand l'Embrouilleur voulait se rappeler en quoi l'humanité valait la peine qu'on s'intéresse à elle, il allait dans un parc d'attractions, s'achetait de la barbe à papa ou des Twinkies frits dans l'huile et se promenait. En regardant de tous ses yeux.
Regardant les jeunes crétins qui faisaient un tour de montagnes russes pour prouver qu'ils n'étaient pas des lopettes. Regardant les pères essayant de faire tomber une montagne de boîtes de conserve avec six balles de gomme pour gagner une peluche miteuse à offrir à leur gamin. Regardant les couples qui prenaient un ticket de grande roue pour pouvoir s'embrasser en admirant la ville.
Il les regardait et ne pouvait pas s'empêcher de s'émerveiller.
Les humains crevaient comme des mouches. A peine nés, ils commençaient déjà à se décomposer. Leurs patrons leur faisaient une vie de chien. Leurs familles leur infligeaient les pires misères. Ils couraient éternellement après des objectifs totalement ridicules et totalement insignifiants. Ils se croyaient le nombril de l'Univers alors qu'ils n'étaient rien.
Et en dépit de ça, les humains trouvaient de la place pour les hot dogs et la limonade au citron vert, pour un tour de manège ou une heure de danse, pour un ours en peluche à câliner ou une main à tenir.
Quand Gabriel venait dans un parc d'attractions, il n'avait qu'à fermer les yeux pour sentir les ondes de plaisir pur, non dilué qui saturaient l'endroit, surtout durant les heures les plus fréquentées.
Dans un parc d'attractions, les humains ne pensaient pas au futur. Ils ne pensaient pas au passé. Il n'y avait que le présent. Le bonheur de vivre cet instant, à cet endroit précis.
Ailleurs et plus tard, la réalité redeviendrait cruelle. Mais ici et maintenant, il n'était d'autre souci que de manger, de boire, et de s'amuser.
Ici et maintenant, les humains trouvaient le Paradis sans avoir besoin de mourir.
Et ils étaient pourtant si faibles. Si aveugles. Si stupides.
Gabriel avait toujours du mal à comprendre, même après des siècles passés en compagnie de l'humanité, comment ces pitoyables créatures pouvaient être heureuses alors que les anges n'y réussissaient pas.
Peut-être justement à cause de leur faiblesse. Peut-être justement à cause de leur éphémérité. Puisque leur vie ne durerait que le temps d'un soupir aux yeux d'un immortel… pourquoi ne pas la vivre comme on pouvait ?
Les humains vivaient. Cahin-caha, avec plus de bas que de hauts, se débattant dans un monde que leur Créateur n'avait pas pris la peine de rendre compréhensible. Ils vivaient. Tout simplement.
Ils étaient vivants et c'était tout.
Gabriel repartait toujours avec un grand sourire accroché sur les lèvres.
