Le désespoir faisait son chemin dans le cœur meurtri de la jeune femme qui serrait tellement son portable qu'on voyait ses doigts blanchir sous la pression. La mâchoire contractée, elle semblait en proie à un cataclysme. Les sanglots secouaient ses épaules avec violence. Les mots n'arrivaient plus à franchir ses lèvres, son cerveau engourdi était incapable de formuler ne serait-ce qu'une pensée cohérente. Son front trouva rapidement le réconfort du mur, le béton froid contrastait agréablement avec sa peau brûlante, elle ferma les yeux pour apprécier cette simple sensation.

Des murmures montaient parmi les personnes qui parcouraient le couloir, la curiosité se répandait comme une traînée de poudre. Les yeux rouges et gonflés, les lèvres pincées, elle semblait prête à se briser au moindre mouvement. Sa respiration devenait plus laborieuse au fil des secondes, elle s'étouffait presque dans ses propres larmes. Elle se mit à mordre si fortement sa lèvre inférieure que quelques gouttes de sang s'en échappèrent. Le goût métallique qui emplissait sa bouche la ramena à la réalité. Au cœur de l'attention, elle se sentait prête à exploser sous la force des ses émotions. Bien loin de l'image qu'on se faisait des audacieux, elle était un ovni, une honte pour la faction. Cette pensée ne fit qu'amplifier tous les sentiments négatifs qui fleurissaient en elle.

Son regard vide parcouru l'assemblée d'inconnus qui la frôlaient sans lui adresser ne serait-ce qu'un signe de réconfort. Qu'espérait-elle de la faction des guerriers ? Les larmes étaient bannies, faiblesses dont on devait rapidement se débarrasser durant l'initiation. La douleur était telle qu'elle ne pouvait en faire abstraction ou la contenir, c'était un effort surhumain qu'on lui demandait. Pourtant elle avait fait preuve d'un contrôle énorme depuis son arrivée ici, dissimulant ses failles sous un masque impénétrable. Qu'est-ce qu'elle se sentait pathétique, incapable de gérer le brasier qui se consumait en elle. La trahison écrasait tout espoir, elle balayait toutes les certitudes et broyait le cœur. Aucun audacieux honnête ne pouvait dire qu'il n'avait souffert d'aucune traitrise de la part de son entourage.

« Pourquoi.. Pourquoi.. Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi maintenant, quand tout se passe bien ? Je comprends pas... Je comprends pas... »

Ainsi furent les quelques mots qu'elle put prononcer à travers les sanglots et sa gorge serrée. Sa vulnérabilité ne faisait qu'accentuer ce mal-être naissant. Les réponses qu'elle reçût ne firent que réduire ses pensées en des débris éparses. Le monde se dérobait sous ses pieds, ses repères disparaissaient subitement, comme si elle venait d'être projetée dans l'existence, livrée à elle-même. Tout s'écroulait, ne restaient plus que les bases auxquelles elle s'accrochait de toutes ses forces pour ne pas sombrer.

Un grognement étranglé vibra dans sa gorge avant qu'elle ne lâche le téléphone au sol. L'objet se brisa instantanément dès son premier contact avec le ciment froid, elle n'en avait que faire, c'était d'ailleurs le dernier de ses soucis. C'était à cause de cet appareil de malheur qu'elle avait été poignardée par la personne en qui elle avait le plus confiance, celui qui avait su pénétrer son armure d'acier. Comment pouvait-on traiter ses proches de cette manière ? Comment était-il devenu un monstre sans empathie ? Les questions se bousculaient sans aucune réponse à l'horizon.

Du bout du couloir, des yeux perçants observaient la scène. L'expression indéchiffrable qu'arborait le jeune homme ne permettait pas de savoir ce qu'il pensait. L'absence d'émotion le caractérisait particulièrement bien. Il était connu pour être cruel et ne pas supporter la plus petite once de faiblesse. Néanmoins, il ne s'amusait du malheur d'autrui qu'en certaines circonstances, quand cela devenait pathétique ou entachait la réputation des Audacieux.

Étonnement, il ne fit rien pour rabaisser la jeune femme qui frappait maintenant le mur avec force en laissant sa peine se déverser aux yeux du monde, retenant des cris étranglés par sa gorge irritée. Eric ne savait pas trop quoi penser de ce qu'il voyait, à vrai dire, il n'avait que très rarement vu quelqu'un dans un tel état. Le désespoir ne lui était pas étranger, mais sous cette forme, c'était tout nouveau. Quand il remarqua qu'une foule commençait à se former autour de la jeune femme qu'il connaissait sous le nom de Jade, il ne perdit pas une seconde pour intervenir.

« Il n'y a rien à voir ici, dégagez ! »

L'ordre était simple, clair, net et précis. Son ton autoritaire résonna dans le couloir, l'écho de sa voix grave glaçait le sang des petits curieux. Tous se ruèrent pour éviter de se retrouver dans les mauvaises grâces du leader qui ne perdait jamais une occasion pour prendre quelqu'un comme exemple. Bientôt il se retrouva seul avec Jade qui se cramponnait au mur sûrement dans l'espoir de disparaître de sa vue.

Contre toute attente, Jade releva la tête pour croiser son regard et hocha la tête en signe de remerciement. Il sentait déjà la curiosité brûler en lui, il voulait savoir ce qui causait une telle réaction chez l'audacieuse qu'il considérait comme son égale. Rares étaient les personnes qui avaient ce privilège d'ailleurs. Le grand méchant leader avait bel et bien de l'estime pour la jeune femme qui lui faisait face. Elle avait cette petite étincelle de détermination qui l'avait fait sortir du lot lors de son initiation. Elle avait difficilement gravit les échelons mais elle se retrouvait maintenant près du sommet de la hiérarchie. A force d'efforts elle avait finit par se faire un nom auprès des leaders.

Elle était méconnaissable, ses courts cheveux bruns en bataille, ses yeux boursouflés, ses poings serrés à en faire mal. A l'opposé de la figure de droiture et de force qu'elle était. Il s'en retrouvait presque peiné de la voir ainsi, même s'il ne la connaissait pas intimement, il se sentait mal à l'aise de la voir dans un si piteux état après l'avoir vue à l'apogée de sa forme. Jade valait mieux que ça, beaucoup mieux. C'était frustrant de voir les meilleurs éléments douter d'eux-mêmes, le principal risque se trouvait justement là, sans confiance en soi impossible de mener à bien une mission. Les audacieux ne pouvaient se permettre de perdre ce genre d'éléments moteurs, Eric en avait parfaitement conscience, Jade devait rapidement se reprendre en mains, sinon elle deviendrait un danger pour la faction.

« Viens, ça te fera du bien de prendre l'air. », souffla-t-il en lui faisant signe de le suivre.

Jade obtempéra sans rechigner, elle se retrouvait donc à ses côtés, le regard rivé au sol. Chaque pas était plus lourd que le précédent dans le silence assourdissant qui enveloppait les deux jeunes gens qui se dirigeaient vers l'escalier qui donnait sur le toit. Elle ne faisait même pas attention à l'endroit où ils se rendaient tous deux, plus rien n'avait d'importance. Les larmes roulaient silencieusement sur ses joues qui en portaient déjà les traces, et des soubresauts occasionnels secouaient son corps. Jade prenait de grandes inspirations pour calmer le flot interminable d'incompréhension, de colère, de frustration et de tristesse qui déferlait sur elle.

Finalement, ils montèrent rapidement l'escalier avant de se faire fouetter violemment par les rafales de vent qui s'engouffraient par l'ouverture de la porte. Le hurlement de l'intempérie apaisa étrangement l'esprit endolori de Jade qui se dirigea directement vers le muret qui entourait le toit, s'asseyant dessus sans se poser de question. Son regard fixait l'horizon comme s'il détenait les réponses dont elle avait besoin pour aller de l'avant. Le leader vint se placer à ses côtés, les pieds dans le vide, ses yeux trouvèrent un point dans le vague, attendant patiemment qu'elle se calme pour peut-être comprendre ce qu'il se passait. Les secondes devinrent des minutes et le silence régnait toujours entre eux. Jade passa ses mains sur son visage et soupira profondément.

« C'est horrible cette sensation que tout s'effondre autour de toi et que la seule chose que tu puisses faire c'est regarder tout ce que tu as construit s'écrouler et partir en fumée, commença-t-elle d'une voix plus grave que d'habitude, son regard perçant plongé dans celui d'Eric. J'ai consacré beaucoup d'énergie et de bonne volonté à une personne qui s'est joué de moi. J'ai tout fait pour que ça fonctionne mais ça n'a pas suffit... Pas du tout même. J'ai tellement essayé que je me suis perdue et qu'au final c'est moi qui paie les pots cassés. »

Pris au dépourvu, Eric se contenta d'abord de la fixer de son expression impassible habituelle avant de froncer les sourcils. Il assemblait le puzzle dans son esprit. C'était donc une rupture, lui qui pensait que ça devait être plus grave, il était déçu. Tout de même compatissant, bien qu'il n'ait pas connu de relation stable et durable, il s'imaginait que ça devait être atroce de tout faire pour une personne et de se retrouver finalement seul et démuni. C'était bien pour cette raison qu'il ne s'était pas encore pris au jeu de l'amour, celui-ci sous-entendait qu'on devait souffrir un jour ou l'autre. La simple idée de donner le pouvoir de le détruire à quelqu'un d'autre lui hérissait le poil, et en voyant Jade ça ne lui donnait en aucun cas envie d'essayer quoique ce soit. Avant qu'il n'ait le temps de répondre, la jeune femme reprit :

« Le pire c'est que je ne regrette rien et que je ne lui en veux pas. Après tout je n'ai rien à me reprocher, j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir et il a fait son choix. Enfin, non. Il n'arrive pas à faire son choix justement, mais pour moi c'est tout vu. On ne peut pas jouer sur plusieurs tableaux en même temps, c'est impossible de se regarder dans le miroir en sachant qu'on fait des choses dans le dos de la personne qu'on aime, ou du moins, qu'on est censé aimer. Le karma se chargera rapidement de son cas, je n'en doute pas. Presque quatre ans... C'est rien sur le plan d'une vie et c'est énorme en même temps. Je n'ai connu que lui... Désolée, je..., elle soupira, je suis désolée de te raconter tout ça…

– Si tu veux mon avis, tu n'as besoin de personne pour trouver ta place. Tu as prouvé ta valeur en tant que personne en traçant ton chemin ici. Et s'il est trop aveugle pour voir ce qu'il perd c'est qu'il ne te mérite pas. C'est facile de dire ça, je sais, mais tu n'as pas à lui donner la satisfaction d'avoir eut un impact sur toi. Tu es forte, plus que tu ne le crois je pense, et il serait temps que tu t'en rendes compte. Aucun natif n'a survolé l'initiation comme toi, Jade, crois en toi et je suis sûr que tu reprendras ta vie en mains, Eric était étonné de ses propres paroles, il n'était pas de très bons conseils d'habitude. Raison pour laquelle tout le monde allait se confier à Harrisson qui était de bonne écoute et un pédagogue dans l'âme. Un véritable grand frère pour la faction, même Eric se confiait parfois à lui, un exploit.

– Qui êtes-vous et qu'avez-vous fait d'Eric, dit-elle, un petit sourire au coin des lèvres. Merci en tout cas, pour tout à l'heure et pour ce que tu viens de dire, c'est ce que j'avais besoin d'entendre. Promis je ne dirai à personne que tu as un cœur, ajouta-t-elle avec amusement.

– Tu as intérêt, sinon je viendrai personnellement m'occuper de toi, répondit-il d'une voix plus amusée que sérieuse. En tout cas, ne crois pas que je suis une épaule sur laquelle tu peux te reposer quand tu veux, je ne fais pas ce genre de choses et c'est vraiment exceptionnel cette fois. Normalement je t'aurai dit d'encaisser le coup et de vivre avec avant de t'envoyer faire quelque chose, tu es chanceuse, Jade, mais fais attention la prochaine fois je ne serai pas aussi clément, la prévint-il.

– Je comprends, et c'est bien la dernière fois que tu me trouveras dans un état pareil. Je déteste ça, être vulnérable, c'est vraiment pas mon truc, souffla-t-elle en secouant la tête négativement pour appuyer ses propos.

– Bien, maintenant que tu vas mieux on devrait retourner à l'intérieur, ça va bientôt être l'heure de manger », dit-il en descendant du muret, il regarda Jade après avoir épousseté ses vêtements.

La jeune femme n'avait pas l'air très heureuse de retourner sous les regards désobligeants auxquels elle avait déjà eu droit dans le couloir. Elle prit une grande inspiration et hocha la tête en lançant un dernier regard vers l'horizon avant de se lever à son tour, imitant les gestes du blond. Ils se dirigèrent tous deux vers la porte pour emprunter de nouveau l'escalier qui donnait sur un couloir non loin de la cafétéria. Les deux comparses marchaient côte à côte et approchaient la porte de la cafétéria quand la jeune femme s'immobilisa soudainement, attirant l'attention d'Eric qui arqua un sourcil irrité à son comportement. Il était agacé de voir un bon soldat abandonner sa propre force pour quelqu'un qui ne le méritait visiblement pas. Jade était un très bon élément, la voir se perdre elle-même ne lui plaisait guère. C'est alors qu'il remarqua le teint pâle de la jeune femme qui avait l'air d'avoir vu un fantôme passer sous son nez.

Curieux, il tourna la tête pour voir ce qui la paralysait ainsi, il reçu un regard interrogateur de la part d'un jeune homme bien moins épais que lui, les cheveux bruns en bataille et le regard noisette pétillant, un sourire effleurait ses lèvres tandis qu'il fixait intensément Jade. Eric comprit de suite que c'était le fameux garçon qui avait une emprise sur la jeune femme qui, elle, rêvait de se faire engloutir par la terre pour ne pas faire face à celui qui avait brisé son cœur.

Le garçon entra dans la cafétéria non sans avoir fait un clin d'oeil à Jade, ce geste eut le don d'énerver passablement Eric qui serra la mâchoire avant de reporter son attention sur la jeune femme. Celle-ci était comme pétrifiée, fixant encore l'endroit où le visage du garçon était quelques secondes plus tôt. Ni une ni deux, Eric se plaça devant elle, l'obligeant ainsi à le regarder. Elle s'attendait à voir une expression agacée sur le visage du jeune leader mais son expression énigmatique n'en était pas loin, du moins, elle en avait l'impression. Eric avait toujours su cacher ses émotions c'était surtout ça qui terrifiait les autres audacieux, on n'avait aucun moyen de deviner ce qui se tramait dans son esprit complexe d'ancien érudit.

« Ne le laisse pas t'atteindre comme ça, Jade, il joue avec toi. Tu as des amis à rejoindre, demanda-t-il de but-en-blanc. Si elle s'attendait à cette question elle n'en montra rien, elle soutenait son regard en se mordillant la lèvre inférieure où trônait un anneau argenté.

– Non, les amis que j'ai... que j'avais sont tous en lien avec lui... Je ne peux pas manger avec eux, répondit-elle, perturbée par cette rencontre involontaire. Elle se savait plus forte que ça et elle détestait voir à quel point il avait le contrôle de la situation. Tout ceci s'expliquait par son comportement discret, refusant de s'imposer aux autres, elle s'effaçait progressivement pour éviter toute forme de souffrance. Et elle était prête à fuir à la première confrontation. C'était sans compter sur Eric, ce dernier soupira de lassitude, cette journée était un enchaînement d'évènements tous plus improbables les uns que les autres.

– Décidément, c'est un jour pour briser mes principes, marmonna-t-il d'un ton désabusé. J'espère que tu n'as pas peur des rumeurs », continua-t-il entre ses dents en lui empoignant le bras pour l'empêcher de faire demi-tour.

Une fois certain qu'elle n'essaierait pas de se dérober, il lâcha son bras et fit son entrée dans la cafétéria. Un silence de plombs tomba dès qu'il franchit la porte, Jade à ses côtés faisait tout pour ne pas croiser le regard noisette qu'elle aimait tant malgré elle. Eric l'amena jusqu'à la table qu'il considérait comme la sienne aux côtés des membres hauts placés de la faction. Pour l'instant il n'y avait personne ce qui soulageait Jade qui ne se voyait pas engager une conversation avec une figure emblématique de la faction, surtout quand elle était déjà rongée par la nervosité. Le blond et la brune s'assirent l'un en face de l'autre avant de commencer à se servir. Les discussions autour d'eux reprirent dans un brouhaha incessant caractéristique de l'état d'esprit des audacieux. Un bruit de fond assez confortant quand on y était habitué.

Jade tapotait nerveusement ses doigts sur la table tandis qu'elle entamait son repas. Loin d'être rassurée de sentir une pair d'yeux brûler l'arrière de son crâne, elle tentait de se concentrer sur la nourriture placée dans son assiette. Son malaise était palpable pour Eric qui ne savait pas quoi faire pour qu'elle arrête d'accorder de l'attention au crétin de Casanova qui l'avait utilisée pour agrandir son tableau de chasse. Le plus ironique c'était qu'Eric n'était pas ce qu'on pouvait qualifier d'exemplaire en ce qui concerne les relations sociales, surtout avec les femmes. Il avait au moins la décence de mettre en place des règles pour être certain de ne pas se retrouver avec des jeunes femmes hystériques qui s'accrocheraient à lui en vain. Il mettait bien en évidence qu'il ne souhaitait entretenir que des relations charnelles, et jamais avec la même personne, sinon il savait pertinemment qu'elle finirait par en vouloir toujours plus, l'emprisonnant alors dans une dépendance qu'il n'était absolument pas prêt à assumer.

Le blond mangeait silencieusement quand il sentit une présence dans son dos. Il se retourna pour faire face au sourire narquois qui décorait les lèvres roses du jeune homme qui fixait Jade avec insistance, se délectant sûrement de l'effet qu'il avait sur elle. Cette simple constatation faisait bouillir le sang d'Eric dans ses veines. Les sadiques ou sociopathes étaient monnaie courante chez les audacieux au plus grand dam des leaders qui ne savaient plus quoi faire pour les débusquer et les empêcher de détruire leurs rangs. Enfin, Eric n'avait pas tellement aidé la cause en mettant en place une initiation bien plus rude qu'auparavant, encourageant les débordements violents et les comportements déviants. De toute façon Max ne tarderait pas à revenir à l'ancien régime pour éviter de perdre des soldats dans une guerre intestine sans fondement. A cause de ce problème, les audacieux étaient souvent considérés comme des fous furieux par les membres des autres factions.

« Jade, je peux te parler, demanda-t-il avec une pointe d'amusement dans la voix, ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase pour Eric comme pour Jade.

– Je ne veux pas te parler Ian, je ne veux même plus te voir, alors pars s'il te plaît, tu n'as rien à faire ici quand ta chère Sandra t'attends bien sagement, rétorqua-t-elle avec véhémence sans même lui adresser un regard, elle ne lui laisserait plus le malin plaisir de voir qu'elle était affectée. Elle lui montrait qu'elle abandonnait son rôle de pion dans son petit jeu malsain.

– Enfin, chérie, ce n'est pas ce que tu disais la dernière fois. Voyons, nous savons tous les deux que tu meurs d'envie de revenir avec moi, et Sandra ce n'est qu'une passade, tu le sais très bien. Tu es la seule que j'aime princesse, insista Ian de sa voix mielleuse qui fit sortir Eric de ses gonds, il avait déjà un culot monstre d'interpeller Jade de cette façon, c'en était trop.

– Je te conseillerai de partir, gronda la voix grave d'Eric dont le regard lançait des éclairs. A moins que tu ne veuilles finir à l'infirmerie, menaça-t-il en serrant les poings.

– Je vois que tu t'es rapidement remise en selle, avec un leader en plus, je n'aurai pas pensé ça de toi. Tu me surprends Jade, je ne savais pas que tu tapais dans le haut du panier pour grimper dans la hiérarchie, je dois dire que je suis impressionné. Dis-moi, est-ce qu'il te procure autant de plaisir que moi », souffla Ian à l'oreille de Jade en souriant de toutes ses dents, l'air sûr de lui.

Eric se leva brusquement du banc, attirant l'attention des personnes alentours, il ne perdit pas une seconde pour lui balancer un coup de coude dans le nez. Un craquement sourd et un cri résonnèrent dans la pièce sous l'impact. On pouvait dire qu'il était satisfait de son travail, pourtant il savait qu'il devrait répondre de cet acte auprès de Max. Le petit brun se redressa, une main entourant son nez meurtri qui avait un angle inattendu, du sang glissait le long de ses doigts, tâchant sa peau claire. Il fronça les sourcils et grogna en fonçant sur Eric, poing en avant. Le leader esquiva son coup et le fit tomber en balayant ses pieds, usant de sa technique pour l'humilier devant toute la faction. Le brun s'écroula de tout son poids au sol, Eric était prêt à lui asséner le coup fatal qui l'enverrait dans les méandres de l'inconscience quand une main se posa sur son bras. Interpellé, il tourna la tête pour voir Jade secouer négativement la tête, elle fronçait les sourcils, l'air réprobateur.

« Eric, non, il n'en vaut pas la peine », déclara-t-elle, son ton dur et distant à la fois.

Le silence de mort qui suivit témoignait de la surprise des audacieux au complet, ils attendaient avec impatience le prochain mouvement du jeune leader. Eric était connu pour sa violence et sa cruauté, et personne ne l'empêchait de faire ce qu'il voulait, encore moins se battre. Pourtant, il baissa doucement son poing, reprenant le dessus sur la colère. En tant que leader il devait montrer l'exemple d'une punition qui était équitable et jugée par un tiers objectif, ce qu'il n'était pas. Il se redressa non sans jeter un regard assassin à Ian qui le fixait avec des yeux ronds comme des soucoupes, la respiration hachée et les mains cajolant son pauvre nez cassé. Eric regarda autour d'eux, tout le monde avait son attention. Il pointa du doigt un des compères de Ian, les sourcils froncés et la mâchoire serrée, il siffla entre ses dents :

« Toi, emmène-le à l'infirmerie et qu'il ne recroise jamais mon chemin, c'est clair, sa voix autoritaire se réverbéra contre les murs de la cafétéria. Le prochain qui ose faire des remarques sur ma vie privée en ma présence ne pourra même plus se regarder dans un miroir, j'espère qu'il n'y a pas un imbécile qui s'y risquera parmi vous », conclut-il en se rasseyant à sa place, le visage crispé par la rage.

Il ne supportait pas qu'on s'amuse à colporter des rumeurs, et il y en avait un bon paquet qui tournait sur lui. Il n'était pas dupe, c'était pour alimenter la peur qu'il provoquait chez les autres, pas que ça le dérangeait mais parfois ce qu'il entendait dire était invraisemblable. D'ici la fin de la journée les bruits courront qu'il était dans une supposée « relation amoureuse » avec la pauvre Jade qui gardait le silence, elle poussait d'un coin à l'autre de l'assiette la nourriture qu'elle se refusait d'avaler. La jeune femme était reconnaissante envers Eric, seulement, elle savait que sa gentillesse avait un prix, ça ne pouvait être autrement. Le leader n'avait pas la main sur le cœur et n'aidait pas sans rien obtenir en retour, ce qu'elle comprenait dans un certain sens car, après tout, il protégeait la faction, c'était donc tout naturel de montrer ses remerciements en faisant quelque chose pour lui. L'obstacle qui se dressait sur le chemin de Jade était qu'elle ne connaissait pas assez bien Eric pour définir ce dont il avait besoin ou ce qu'il pouvait lui demander.

Le blond radiait d'une chaleur élevée depuis qu'il avait frappé Ian. A croire que quand on éveillait la bête en lui, elle avait besoin de se vider de toute son énergie afin de se tapir à nouveau au fond de lui. La jeune femme ne savait pas quoi dire ou faire pour apaiser la tension qui s'échappait de lui. Quelque chose lui disait qu'elle ne pouvait rien faire pour l'apaiser. Elle se mordillait la lèvre inférieure, faisant tourner son anneau du bout de la langue, geste qu'elle faisait très souvent quand elle commençait à se sentir mal à l'aise ou qu'elle se creusait la tête. Son regard trouva l'avant-bras d'Eric, l'encre noire décorait sa peau en un labyrinthe compliqué, elle se demanda alors ce que cela pouvait bien signifier. Ce n'était pas un secret qu'Eric était une personne à l'esprit complexe mais ça ne devait pas être pour ça qu'il l'avait fait, et elle ne le voyait pas se faire tatouer juste pour le plaisir de faire peur. Il était possible et plausible que ses piercings soient là pour le rendre plus dur et impressionnant. Impossible de savoir les raisons de son apparence sans lui demander directement.

Eric était un personnage nimbé de mystères qu'elle n'était pas certaine de vouloir connaître, comme tout le monde, elle avait entendu ce qui se disait à son sujet. Certains racontaient qu'il avait déjà tué quelqu'un de ses propres mains, le frappant jusque mort s'en suive, d'autres encore romançaient le récit en incorporant des détails sordides. Jade ne se laissait pas démonter, elle ne pouvait pas croire sur parole tout ce qu'elle entendait, elle l'avait déjà fait pendant assez longtemps pour se prendre de plein fouet les conséquences douloureuses. Avec Ian tout avait été comme un conte de fée qui s'était lentement transformé en cauchemar, la hantant jour et nuit. Les cernes qui trônaient sous ses yeux clairs témoignaient de son manque de sommeil évident, mais elle ne pouvait se résoudre à prendre le risque de revoir son visage. Si elle devait retourner dans la simulation de ses peurs il serait la dernière, la pire, celle qui la terrifiait. La jeune femme sortit de ses pensées qui tournaient en rond et ne faisaient qu'enfoncer le couteau dans la plaie béante de son cœur. Elle prit son courage à deux mains et tourna la tête vers Eric qui semblait s'être calmé, enfin presque, elle nota que son torse se soulevait lourdement sous sa respiration profonde.

« Qu'est-ce que ça signifie, demanda-t-elle en désignant du doigt les enchevêtrements de traits qui longeaient ses avant-bras, elle ne savait vraiment pas à quoi s'attendre, il pouvait tout aussi bien l'envoyer bouler, ils n'étaient pas amis après tout.

– Ils représentent la complexité de l'esprit humain, on passe tous par des détours incertains pour atteindre les objectifs qu'on se fixe et parfois on se perd dans le labyrinthe de nos désirs sans même s'en rendre compte, expliqua-t-il avec une étincelle dans le regard que Jade n'avait jamais eu l'occasion de voir jusqu'à présent.

– On croirait entendre un érudit, aucune offense, se dépêcha-t-elle d'ajouter en esquissant un petit sourire. Et du coup, tu en es où dans ton labyrinthe, est-ce que tu as atteint ton but, questionna-t-elle, intéressée par ses propos.

– Je l'ai été avant de venir ici, rien d'étonnant, dit-il tout en haussant les épaules, l'air égal. On peut dire que oui, je suis arrivé au bout du labyrinthe. Il me reste encore un bout de chemin mais ça ne saurait tarder, répondit-il avec un sourire mesquin au bord des lèvres. Et toi ?

– Et bien, franchement je ne saurai le dire, maintenant que tout est sans-dessus-dessous je ne sais plus trop où donner de la tête. Néanmoins, j'ai la conviction que je vais réussir quoiqu'il arrive à trouver ma place. A vrai dire ce qui me motive le plus serait de devenir leader, ou en tout cas, entraîner les futurs audacieux, avoua-t-elle doucement, guettant sa réaction qui ne tarda pas.

– En d'autres termes, tu veux ma place, reprit-il en fronçant les sourcils, les lèvres pincées. Si je peux te donner un conseil, ne fais pas attention à ce que les autres pourraient dire sur toi, plus tu prends du grade et plus la jalousie les étrangle. Tu devras faire face à des personnes qui veulent te voir échouer, ne leur donne pas cette satisfaction et bats-toi pour ce que tu veux vraiment. »

Ses paroles surprirent la jeune femme qui arqua un sourcil, clairement interloquée par cette nouvelle facette du leader. Eric lui donnait des conseils pour prendre sa place, pourquoi ferait-il une chose pareille ? Peut-être voulait-il lui aussi monter encore plus haut dans la hiérarchie en prenant la place de Max, si tel était le cas, il devra faire preuve de patience. Le leader en chef n'était destitué de ses fonctions qu'à un âge avancé et Max avait encore de longues années avant de tomber dans l'oubli. Jade ne s'attarda pas sur cette pensée, les motivations d'Eric et ce qu'il souhaitait ne la regardaient en rien, il pouvait bien faire ce qu'il voulait ça lui était parfaitement égal. Elle hocha doucement la tête pour lui montrer qu'elle comprenait et prenait en compte ce qu'il lui disait. Le silence retomba entre eux et le repas prit fin. Jade se leva du banc et se retourna une seconde vers Eric qui observait la salle d'un œil attentif, il reporta son attention sur elle quand il sentit son regard.

« Tout compte fait, les rumeurs ne sont pas fondées, tu n'es pas celui que tout le monde pense. Passe une bonne journée Eric, on se reverra sûrement », souffla-t-elle en lui souriant doucement avant de tourner les talons pour quitter la salle.

Eric resta pantois à sa déclaration et la fixa jusqu'à ce que sa silhouette disparaisse dans l'obscurité du couloir. Il se surprit même à sourire. Elle était bien la première personne à lui dire une telle chose. Ses muscles se détendirent et il se laissa à penser à Jade, cette jeune femme qui avait réussit l'exploit de l'adoucir un instant. Il comptait bien la revoir, les circonstances d'une possible rencontre seraient sans doute plus propice à la connaissance de l'autre. Et ce fut ainsi que le jeune leader passa sa journée à songer à Jade, travaillant comme un acharné pour essayer d'effacer les traits fins de son visage de son esprit. Rien n'y faisait, elle le tourmenta jusque dans ses rêves cette nuit-là.