Sabre

1ère partie: Enfance

Chapitre I : Naissance

« Comme vous le savez mais la pédagogie est l'art de se répéter, je ne le dirai jamais assez, l'an zéro réfère en Gwendalavir à la fin de la grande guerre contre les ts'liches. La date de naissance de Merwyn aurait pu être choisie si elle n'avait pas été inconnue. Vous retiendrez que l'an zéro marque la fin des temps obscurs et que toute période antérieur subira donc une datation en négatif. » Mirhal Nil' Gama, cours d'Histoire de l'Empire aux aspirants à la Légion noire.

Œil d'Otolep, an 1503.

"Finale, Para one"

L'été touchait à sa fin tout comme l'après-midi qui venait de s'écouler. Le soleil ne se coucherait pas avant de nombreuses heures et l'air s'était adoucit. La chaleur accablante qui l'avait contrainte à demeurer entre les épais murs de la citadelle s'était dissipée et l'air était d'une tiédeur agréable. Bien droite sur sa selle, la jeune femme contemplait l'œil d'Otolep. Le lac était immense, ses eaux sombres et il aurait été inquiétant si elle ne s'était pas déjà baignée dedans. Sa jument renâcla et après quelques mots et caresses apaisantes elle mit prudemment pieds à terre. Elle n'attacha pas sa monture. Elle savait qu'elle l'attendrait. Son compagnon la rejoint rapidement, prit sa main et c'est ensemble qu'ils gagnèrent les rives de l'œil. Là, ils ôtèrent leur chaussures et vêtements, l'homme ne gardant qu'un caleçon et sa compagne une ample tunique qui lui arrivait à mi-cuisse. Ils contemplèrent un moment le lac, main dans la main, sans un mot, sentant sa puissance écrasante, omniprésente mais étrangement accueillante. L'œil les acceptait. Comme secoué par quelques courants intérieurs, quelques vaguelettes virent éclabousser leurs pieds nus. Alors, l'homme souleva la jeune femme dans ses bras et lentement, à pas tranquille et mesurés, il s'immergea dans l'œil.

Lorsque l'eau atteint son torse il ouvrit doucement les bras, laissant à la jeune femme le loisir de faire la planche. Ses longs cheveux blonds s'imprégnèrent d'eau et formèrent une corolle autour de son visage. De ses beaux yeux graves, d'un bleu pâle tirant sur le gris, elle contemplait le ciel orangé, moucheté de nuages blancs, qui s'étirait au-dessus d'elle. Elle sentait les mains de son époux dans son dos et elle rit, il avait si peur qu'il lui arrive malheur ! L'eau était tiède et elle se sentait en sécurité au sein de l'œil, elle savait qu'il la protégeait. Tout comme il protégerait la vie qui se formait en elle. Enceinte de cinq mois, son ventre avait déjà pris des proportions conséquentes et une belle forme arrondie. D'un mouvement de nage, elle vient se blottir contre son homme, qui la prit de nouveau dans ses bras et sorti de l'eau. Sa tunique humide se plaqua encore davantage sur son corps, mettant en valeur ses formes. L'homme posa ses mains sur son ventre, embrassa son cou puis lui retira sa tunique alors qu'elle frissonnait. D'un sac posé au sol il en tira une autre, qu'il lui passa avant de prendre ses lèvres, d'enfouir son visage dans ses mèches folles, de loger ses mains au creux de ses reins. Cela faisait un an qu'ils étaient mariés et ils vivaient un bonheur que rien ne venait entacher. L'homme avait une trentaine d'année, des cheveux bruns coupés courts et des yeux gris acier. Il avait dix ans d'écart avec son épouse, mais cela n'avait pas d'importance.

Ensemble, Norah et Hander Til' Illan tournèrent le dos à l'œil d'Otolep.

Citadelle des Frontaliers, automne de l'an 1503.

« La pièce vide » Yann Tiersen

Hander travaillait encore lorsque Norah ouvrit les yeux. Elle s'étira paresseusement sur le long canapé qui avait accueilli sa sieste et se redressa prudemment. Enceinte de presque huit mois, elle commençait à fatiguer, son corps lui semblait lourd, ses mouvements étaient devenus lents et elle marchait de l'habituelle démarche chaloupée des femmes en cloque, une main dans ses reins malmenés. Pire que tout, sa grossesse lui donnait sans cesse envie de dormir. Elle avait cependant conservé sa souplesse. Norah était une fille des Marches du Nord et ses formes généreuses n'arrivaient pas à cacher sa véritable nature. Celle d'une redoutable guerrière. Vêtue d'une longue robe écarlate qui soulignait ses hanches et sa poitrine opulente, elle avait passé l'après-midi à lire, avant de s'assoupir sans trop s'en rendre compte. Hander l'avait longtemps contemplé, redécouvrant à chaque instant à quel point elle était belle et à quel point il l'aimait avant de se mettre au travail. Les cheveux de sa femme lui chatouillèrent la nuque. Norah s'était glissé derrière lui et s'était penché pour déposer un baiser sur sa tempe.

-Que fais-tu ? demanda-t-elle simplement.

Il lui tendit une lettre manuscrite de sa main.

Sire,

Veuillez recevoir et accepter nos plus sincères et respectueuses félicitations pour la naissance de votre fils, futur Empereur de Gwendalavir. Puissent ses jours être heureux et que Merwyn veille sur lui. Qu'Ozsner Sil' Afian devienne un Empereur aussi grand, humble et éclairé que vous l'êtes vous-même et qu'il guide nos peuples vers la paix et la prospérité. S'il n'est pour l'instant qu'un enfant, sa naissance anime nos cœurs de bonheur et de foi en l'avenir de l'Empire.

Je suis cependant au regret de vous annoncer que ma femme, Norah Til' Illan, princesse des Marches du Nord et moi-même, Hander Til' Illan, ne pourront nous rendre à Al-jeit afin de célébrer cette glorieuse naissance. Comme j'ai eu le plaisir de vous l'apprendre il y a quelques mois, ma femme porte notre enfant à naître très prochainement. Un tel voyage est inconcevable pour elle, faire un pas sur le côté périlleux et vous comprendrez que j'ai à cœur de demeurer auprès d'elle. Mon père et ma mère viennent cependant de partir, accompagnés d'une partie de la cour des Marches du Nord. Vous connaissez la rapidité de nos cavaliers : ils seront à Al-Jeit dans moins d'une semaine.

Puisse l'amitié qui lie le trône de l'Empire de Gwendalavir à celui des Marches du Nord perdurer par-delà les siècleSire,

Honneur et courage,

Respect pour l'Empereur,

Hander Till' Illan.

Norah sourit à son époux tout en lui rendant la lettre. Voilà une bonne nouvelle qu'il attendait depuis longtemps. L'impératrice Agonia venait de fêter ses quarante-cinq ans et accouchait seulement de son premier enfant. L'Empereur Thermor Sil' Afian, trop épris de sa femme pour accepter que l'héritier vienne d'une autre avait fait venir au palais de nombreux rêveurs, mais aucun n'avait trouvé l'origine de sa stérilité supposée. Ils s'étaient alors tournés vers l'Empereur et il s'était avéré que c'était de lui que venait leur difficulté à procréer. L'Empereur avait sombré dans le désespoir et n'avait trouvé réconfort et conseil qu'après de son ami de toujours, Lysandre Til' Illan, seigneur des frontaliers, de quelques années seulement son ainé. L'enfant dont ils saluaient la naissance n'était pas de lui, Thermor s'y était résigné mais Lysandre avait su le convaincre que cela n'avait aucune importance. La paternité de l'enfant demeurait cependant un secret d'Etat. Norah sourit encore en pensant au vieux seigneur frontalier. A plus de soixante ans, Lysandre Til' Illan était toujours aussi fort, droit et charismatique. Il n'était pas près de passer la main à son fils et elle s'en réjouissait. Etre le chef d'un peuple tel que leur était une lourde responsabilité et si elle savait Hander capable de l'assumer, elle était heureuse qu'ils aient du temps pour eux et pour leur fils à venir. Ils n'avaient pas consulté de rêveur mais elle était sûre que ce serait un fils, elle le sentait et s'en était ouverte à Hander la veille.

-Comment allons-nous l'appeler ? Murmura-t-elle en écartant quelques mèches brunes qui tombaient sur le front de son mari.

-Lysandre ? proposa innocemment Hander mais sa femme secoua la tête en signe de désaccord.

-Ton père est un homme remarquable. Courageux, fort et réfléchi. C'est aussi un monarque éclairé, qui sait que les traditions sont de bonnes choses quand elles ne sont pas observées aveuglement et qu'il faut savoir faire évoluer les choses. C'est un homme de bien, qui croit au respect et à l'amour entre les hommes et n'applique la violence que pour défendre l'Empire, son peuple et les valeurs qui le tiennent debout. Lysandre sera un modèle pour notre enfant mais chaque être humain est unique et je ne veux pas que notre enfant s'identifie à lui et passe à côté de lui-même. Je préfère qu'il ne porte pas le nom d'un proche.

Comme souvent, Hander ne put qu'opiner face à la sagesse de ses propos.

-Que proposes-tu alors ? La questionna-t-il simplement.

-Edwin. Comme Edwin Hubble. Un Terrien qui par ses travaux sur l'Univers a démontré l'existence d'autres galaxies, potentiellement d'autres mondes que le leur, d'autres mondes que le nôtre. Il a également démontré que l'Univers est en perpétuelle expansion. C'est une figure très positive, tu ne trouves pas ?

-C'est dans le livre que tu lisais ?

-Oui.

-Il faut vraiment que tu arrêtes de t'intéresser à l'autre monde, soupira-t-il, ajoutant ensuite devant l'air contrit de sa femme que l'idée lui plaisait. Va pour Edwin ! lança-t-il. Qui sait si lui aussi ne découvrira pas d'autres mondes, d'autres horizons que notre chère Gwendalavir !

Appartements royaux, Citadelle des Frontaliers, hiver de l'an 1503.

« Walking in the air » Nighwish

L'hiver s'était installé sur les Marches du Nord lorsqu'Edwin naquit. C'était une froide nuit de tempête et il neigeait fortement. Les Marches du Nord étaient un pays étrange et il n'était pas rare qu'il y neige en pleine été. La neige était un phénomène auquel les frontaliers étaient habitués, attachés serait même plus juste. Ainsi, Norah était allongée dans le grand lit conjugal, son époux dormant contre elle et regardait la neige tomber, tourbillonner et venir frapper violemment les vitres de la grande baie vitrée lorsqu'elle senti qu'elle perdait les eaux. D'un cri et d'un sursaut elle réveilla Hander et il suffit d'un regard entre eux pour qu'il comprenne. Après tout, il s'y attendait. Norah était à terme depuis plusieurs jours selon Thuy, le guérisseur de la Citadelle. La naissance d'Edwin n'avait que trop tardée. Partagé entre la panique et l'excitation, Hander s'assura rapidement auprès de sa femme qu'elle se sentait capable de rester seule un instant. Elle opina et il partit en courant, passant en vitesse une lourde veste d'intérieur de velours sombre avant de courir chercher Thuy. Norah sentait venir la première contraction comme une vague qui allait déferler sur elle. Elle se força à se calmer et à respirer. C'était une guerrière, solide et résistante. Elle ne craignait pas de mettre un enfant au monde.

Edwin poussa son premier cri trois heures plus tard. Hander, assis à côté de son épouse se senti trembler. Thuy, un sourire immense barrant son visage délicatement ridé, déposa le nouveau nez contre la poitrine de Norah. La jeune frontalière rit, libéra sa main de l'étreinte de son mari et prit son fils dans ses bras, lui souriant, sentant sa chaleur, son petit cœur battre contre le sien. Il était tout fripé et blanchâtre, comme tout nourrisson mais il était pour elle la plus belle chose au monde. Hander caressa les cheveux de sa femme que la sueur avait collée à sa nuque et à son visage. Elle lui sourit de nouveau. Un sourire immense qui illuminait ses traits tirés et en effaçait la douleur et la fatigue.

-Mon prince, je crois que c'est à vous de couper le cordon.

Hander sursauta, ses yeux tombèrent sur les mains de Thuy qui avait déjà placé une pince sur le cordon d'Edwin afin de tarir l'afflux de sang et il comprit. Il se leva, alla cherche son sabre posé dans un coin de la pièce et revient vers sa femme. Si un étranger à la Citadelle avait assisté à cette scène, il aurait sans doute pensé que le jeune père devenait fou et se serait interposé. Ni Norah ni Thuy n'en firent rien. C'était la tradition. Thuy raffermit sa prise sur le cordon, mettant en évidence l'endroit où il fallait couper et Norah serra son fils contre son cœur. D'un coup précis, Hander trancha net le cordon à quelques centimètres de l'abdomen d'Edwin.

Thuy avait quitté la pièce, l'enfant enroulé dans un lange. Il allait vérifier que tout était normal, sécher rapidement le petit et le vêtir. Il serait de retour rapidement. En l'attendant, Hander prit un des linges laissés à disposition tout prêt et doucement, avec une grande tendresse il essuya le visage perlé de sueur de sa femme et ses cuisses ensanglantées. Une fois qu'il l'eut sommairement lavé, il ramena ses cheveux derrière sa nuque et les natta grossièrement. Elle se laissait faire, attendrie. Il la souleva enfin du lit, le temps de changer rapidement les draps, eux aussi pleins de sang. Il garda à part le placenta. Un rite frontalier voulait qu'il soit enterré aux pieds d'un arbre, qu'il retourne à la terre. Enfin, il aida sa femme à enfiler une chemise de nuit propre d'un tissu satiné bleu pâle qui se fermait en se croissant sur sa poitrine. Quand Thuy revient avec l'enfant elle en écarta les pans afin qu'il puisse téter. Alors l'espace d'un instant, Norah croisa les yeux de son fils. Ils étaient d'un bleu profond comme ceux de tous les nouveau-né, mais elle savait qu'ils seraient bientôt aussi gris que ceux de son père ou bleu pâle comme les siens. Elle se moquait de savoir de quelles caractéristiques il hériterait et de qui. Elle savait qu'elle l'aimait plus que tout et qu'elle l'aimerait toujours. C'était sans doute le principal.

Dehors, la neige avait cessé de tomber.

Norah s'était endormie après avoir enfin consentie à tendre Edwin à Hander. Son époux la comprenait, lui-même n'étant pas prêt de laisser son fils quitter ses bras pour ceux de qui que ce soit. Il s'assit dans un fauteuil, jeta un coup d'œil à sa femme endormie puis reporta ses yeux sur son fils, lui aussi endormi. Alors il lui parla. Longtemps. Il lui raconta sa rencontre avec sa mère et pourquoi elle avait tenue à l'appeler Edwin. Il lui narra le monde, la neige qui avait recouvert la Citadelle d'un manteau blanc et les pics vertigineux des Frontières de Glace. Il lui parla de son père Lysandre et des frontaliers. Enfin, il le déposa dans le berceau qui l'attendait depuis déjà quelques jours, et après un dernier regard quitta la pièce.

C'était le matin. Dans l'immense pièce qui servait de salle à manger de tous les jours, plusieurs dizaines de Frontaliers étaient assis sur des bancs de bois épais, le long de longues tables garnies de victuailles. Vêtus de leurs éternels vêtements de cuir, ils prenaient un petit déjeuner copieux (boissons chaudes, lait, jus de baies glacées, pain, confiture et viande) avant de partir à la chasse. Le sol était une dalle de pierre brute et Hander était pieds nus. Des tableaux illustrant des scènes de chasse ou de combat décoraient une partie des murs et une grande baie vitrée leur permettait de voir que la tempête de neige avait enfin passé son chemin. Lysandre Til'Illan, seigneur frontalier, était assis au centre de la plus imposante table, disposé à la perpendiculaire des autres. De nombreux regards étonnés se posèrent sur Hander lorsqu'il entra.

-Alors mon fils, est-ce donc une tenue pour partir chasser ? Le héla son père, jovial comme souvent les matins de chasse.

Hander avait en effet conservé son épaisse robe de chambre sombre. Il porta un regard un peu perdu sur son père qui ne comprit pas. Un murmure agita la salle.

-Mon fils est né, dit simplement Hander.