Sabo était étendu sur le pont arrière, immobile. Il avait fermé ses yeux trop bleus, trop clairs, pour mieux les dérober aux rayons du soleil. Ainsi aveugle, il pouvait sentir le monde vivre et respirer autour de lui : Il parvenait à sentir le parfum de ce bois dont était fait le pont, à entendre les appels des mouettes perchées dans la mature, et à distinguer le rythme de la houle qui secouait le navire. Il percevait subitement toutes ces choses dont il n'avait jusqu'alors jamais soupçonné l'existence. « Faire abstraction des apparences est le seul moyen de comprendre le fonctionnement du monde qui nous entoure, et d'en déjouer les innombrables pièges » lui avait un jour dit Dragon. Sabo avait compris. Se fiant à cet homme étrange et à sa propre soif de liberté, il s'était allié à l'obscurité. De vulgaire gibier, il était ainsi devenu prédateur de ceux qui, tapis dans l'ombre, guettent patiemment leur proie. Par la suite, il avait été nommé commandant au sein de l'armée révolutionnaire et à vingt ans seulement, il avait déjà mené tant de missions qu'il en avait perdu le compte. Pourtant, aurait-il jamais pu se douter qu'un jour viendrait, où il devrait revenir sur ses pas et de nouveau affronter son passé ? Qu'il devrait en conséquent briser une promesse qu'il s'était faite, il y avait de cela si longtemps ? Sabo savait qu'en cas d'échec, des millions d'innocents périraient par sa faute. Il était déjà trop tard pour faire marche arrière et le temps était venu pour lui de faire face à ce qu'il fuyait depuis tant d'années. Il ouvrit lentement les yeux. Oui, le temps était venu. Alors paisiblement, il se releva et entreprit de rejoindre sa cabine. Bientôt, le royaume de Goa serait en vue.
Outlook III était confortablement installé au fond de son fauteuil. Une petite table de bois sombre avait été disposée devant lui, qu'on avait délicatement recouverte d'un napperon de dentelle. Il tenait entre ses doigts une tasse de porcelaine fine dont il examinait le contenu avec dégout.
« C'est scandaleux ! » s'indigna-t-il auprès du maître d'hôtel. « Il me semble vous avoir décemment payé ! De ce fait, j'estime avoir droit à un minimum d'égards. Essaieriez-vous de m'intoxiquer ? » Ajouta-t-il en vidant sa tasse sur le pavé de la terrasse.
« Mon seigneur je vous en pris ! » protesta le pauvre homme en considérant d'un air horrifié la boisson qui se répandait à ses pieds « Nous faisons venir ce thé de très loin, et il nous coûte extrêmement cher ! ». Alors sans prévenir, Outlook lâcha la tasse qu'il tenait encore entre ses mains. Celle-ci dans un grand fracas, vint rejoindre le thé. Le maître d'hôtel eu une moue irritée mais lui adressa de brèves excuses, après quoi il prit congé.
« Odieux personnage… » Souffla Outlook avec mépris.
« Heureux de voir que nous nous accordons sur ce point. » répondit une voix dont la proximité fit sursauter notre homme. Il pivota sur lui-même, pour découvrir qu'un étrange personnage était apparu à sa droite. Celui-ci le salua d'une légère courbette.
« Me permettez-vous de me joindre à vous ? » s'enquit l'étranger d'un ton guilleret
Outlook toisa l'homme d'un air méfiant. Doté d'une silhouette fine et élancée, il était affublé d'un chemisier blanc et d'un long manteau bleu nuit. On ne pouvait deviner grand chose de son visage tant la barbe qu'il arborait était épaisse, si bien que seuls deux yeux clairs et perçants apparaissaient sous son grand feutre noir. Le personnage était singulier, néanmoins ses exquises manières ainsi que l'élégance de son maintien trahissaient une appartenance certaine à une famille très haut-placée. Outlook acquiesça donc et lui fit signe de s'assoir en face de lui. L'inconnu s'exécuta sur-le-champ et ôta son chapeau, découvrant une chevelure blonde et légèrement bouclée. Il commanda un verre d'alcool et entama aussitôt une conversation avec son nouvel ami. Durant de longues minutes, les deux hommes n'échangèrent que d'ennuyeuses mondanités. Ils parlèrent du temps, des affaires, de leur entourage respectif et de quantité d'autres choses frivoles et insignifiantes. Outlook appris ainsi que son mystérieux interlocuteur n'était autre que l'héritier de la famille Ashita, ce si célèbre propriétaire qui s'était en quelques mois seulement approprié la moitié de tout un royaume. L'exploit était grand et notre ami se garda bien de lui révéler qu'il n'avait en réalité jamais eu vent d'une telle entreprise. Que dirait-on du respecté Outlook III dans la ville-haute, quand on apprendrait que celui-ci ne savait pas les affaires du monde ? Il choisit donc de garder le silence tandis qu'Ashita lui contait ses prouesses. Puis, quand celui-ci eu parlé tout son saoul, tout deux se turent. Durant un instant, plus personne ne dit mot. Finalement, le riche héritier brisa de nouveau le silence :
« C'est un bien beau royaume, que vous avez là. » finit-il par soupirer, admiratif. « Un roi si sage, des citoyens de si bonne compagnie… » Ajouta-t-il en lançant un clin d'œil complice à son voisin. « Cela-dit…il me semble que cet immonde bidonville n'a pas sa place aux pieds d'une si magnifique cité. » Il jeta un regard de dégout en direction du mur qui séparait la ville du Grey Terminal. « Ce qu'il faudrait, ce serai…le brûler j'imagine. » acheva l'homme. Il hocha la tête d'un air approbateur et se tourna vers son interlocuteur qui n'avait pas soufflé mot. Mais à l'instant même où il reporta de nouveau son attention sur celui-ci, il cru voir une lueur d'intérêt s'allumer dans son regard.
« Ce que vous me dites là… » Outlook se pencha légèrement en avant «…est très intéressant. Puis-je vous confier quelque chose, Ashita-sama ? »
L'intéressé jeta un rapide coup d'œil aux alentours. Enfin persuadé que personne ne les écoutait, il se pencha à son tour et signifia à son ami qu'il avait toute son attention. Celui-ci poursuivi.
« Voilà l'histoire : il y a bien dix ans de cela, nous autres nobles de la ville-haute avons en effet tenté de brûler le Grey Terminal. L'opération avait été brillamment calculée, de sorte que son succès fut total. Seulement voilà, la vermine est robuste et, comme la mauvaise herbe, elle repousse encore et encore. Aussi nous n'en serons jamais vraiment débarrassés, à moins que nous n'ayons… » Il se tut un court instant et les commissures de ses lèvres se soulevèrent en un épouvantable rictus. « …un argument de poids. » Il avait soufflé ces derniers mots à l'oreille de son voisin, puis avait eu un rire mauvais.
« Mon cher ami, j'ai le plaisir de vous annoncer que nous avons trouvé la solution à tout nos problèmes » ajouta-t-il triomphant, avant de poursuivre « Il y a de cela trois semaines, j'organisai une expédition censée nous mener en un lointain pays, où de nombreux gisements de minéraux avait été découverts. Là, devant la résistance que nous opposèrent les autochtones, nous nous vîmes contraints d'user de la force afin de les chasser. C'est ainsi qu'au beau milieu des décombres, sous ce qui demeurait de leur village, nous découvrîmes un passage. Ce même passage menait à un vaste temple souterrain où devaient être enterrés quelque ossement poussiéreux, mais plus important, dans une niche creusée à même la roche, nous fîmes la découverte de plans…Plus précisément, les plans d'une arme antique. » Acheva Outlook dans un souffle.
« Maintenant cher ami, imaginez vous que nous nous emparions de cette arme. Combien de temps nous faudrait-il alors pour supprimer cette vermine de la surface de la terre ? Quelques jours ? Quelques heures peut-être ? »
Il exultait à présent, semblait concevoir dans son esprit malade quelque sinistre scénario. Il advint cependant que le silence de son compagnon l'intrigua. Il se tourna vers lui et eu alors un brusque mouvement de recul .L'autre avait appuyé un coude sur la petite table et son menton reposait au creux de sa paume. Outlook aurait pu ne voir là qu'un intérêt soudain pour son récit, ou même un simple geste de lassitude, cependant son regard s'était heurté à celui de son confrère et ce qu'il y avait trouvé n'était pas fait pour le rassurer. En effet, Ashita avait planté ses yeux dans les siens et le fixait avec intensité. Mais plus alarmant encore, ses traits reflétaient cette dangereuse malice, cette avidité mal contenue que l'on attribuait souvent aux prédateurs les plus féroces. Aussi, il semblait au noble personnage que ce fauve-là se ramassait pour bondir. Outlook demeura quelques secondes interdit, épinglé sur place. Lorsqu'il revint de sa stupeur, l'homme assis en face de lui paraissait confondu. Son visage avait repris cette expression niaise avec laquelle il l'avait abordé quelques heures plus tôt et il l'observait, perplexe.
"Quelque chose ne va pas, cher ami? " s'enquit-il d'une voix anxieuse. L'interpellé eu un léger sursaut et s'efforça aussitôt de reprendre un semblant de contenance. Entre deux prétendues quintes de toux, il jeta toutefois un dernier regard à Ashita. Celui-ci rasséréné, n'avait pas prêté plus d'attention à l'incident et déjà reprenais la conversation là où ils l'avaient laissée. Outlook était désemparé. Il ne pouvait s'empêcher de se remémorer encore et encore ce regard acide qu'il avait senti le perforer de part en part. Avait-il rêvé ? Peut-être ce thé qu'il avait bu ce matin même avait-il bel et bien été empoisonné. Il prit finalement le partit de considérer cet incident comme une hallucination due à un quelconque surmenage. Néanmoins, il lui tardait de mettre fin à cette singulière rencontre. Il exhiba donc un crayon de sa poche et griffonna à la hâte quelques mots sur une serviette en papier. Lorsqu'il eu terminé, il tendit discrètement celle-ci à son compagnon qui l'interrogea du regard.
« Rendez vous dans trois jours à l'adresse indiquée » marmonna-t-il en guise de réponse. « Nous nous retrouverons là-bas, afin que je vous y expose toute l'ampleur de notre projet. » Puis comme Ashita restait silencieux « Nous avons les plans, nous avons les moyens, mais ce qu'il nous manque…ce sont des hommes comme vous, cher collègue. Si nous menons à bien notre mission, nous ferons du Grey Terminal le premier cobaye de cette palpitante expérience. » Il lui adressa un sourire entendu et se retira. De son passage ne demeurèrent finalement que quelques débris de porcelaine, éparpillés au sol. Un lourd silence planait désormais sur la terrasse, que rien ne vint briser.
Alors à son tour, Sabo se leva et partit. Il ne souriait plus. Il disparut au coin d'une ruelle déserte et restitua son déjeuner au pied d'un mur.
