Un brouhaha assourdissant se répercutait sur les murs de la grande salle de réunion. Tous les démons, sans exception, avaient été convoqués, et nul ne semblait savoir pourquoi. Les plus puissants occupaient les premiers rangs devant l'estrade et se lançaient de temps à autre des regards emplis de défi ou de méfiance. Imposantes, leurs formes variaient mais avaient en commun une capacité indéniable à inspirer la crainte. Ils arboraient avec fierté des ailes impressionnantes et des cornes dangereusement acérées. Lorsqu'ils découvraient leurs nombreuses dents en un rictus menaçant ou un sourire plein de morgue, les démons inférieurs qui se pressaient dans leur dos faisaient un léger pas en arrière.

Parmi eux, un long serpent aux écailles noires luisantes sifflait à chaque fois qu'il manquait de se faire piétiner. Exaspéré, il se faufila entre les sabots, pattes griffues et autres extrémités d'apparences diverses. Pourquoi avaient-ils tous choisi une forme leur permettant de marcher ? C'était d'un vulgaire. Leur démarche pataude ne vaudrait jamais la grâce avec laquelle un serpent se déplaçait.

Une fois extrait de la foule, le démon la contourna, s'approcha de l'estrade et s'installa à hauteur des Ducs pour mieux voir. Il prit soin de se dissimuler dans un coin sombre. Rien, aux Enfers, n'était aussi capital que la hiérarchie. Si un de ses supérieurs le voyait là, nul doute qu'il allait lui faire passer un sale quart d'heure pour lui apprendre à rester à sa place. Surtout Hastur, qui ne l'avait pas à la bonne depuis qu'il était revenu de sa mission dans le Jardin d'Eden. Le serpent était certain que, s'il n'avait pas obtenu un grade supérieur malgré les félicitations que sa réussite lui avait values, c'était parce qu'Hastur s'en était mêlé. Ce dernier ne voyait pas d'un bon œil qu'un de ses subordonnés se distingue. Et après, quoi ? Briguer son titre, essayer de lui saper sa position ?

C'était de la pure paranoïa de la part d'Hastur. Le serpent n'ambitionnait aucunement de devenir Duc des Enfers. Pour passer ses journées à surveiller ses arrières de peur d'être supplanté et se fatiguer à ourdir des plans pour obtenir encore un peu plus de pouvoir ? Sans façon. Il préférait se trouver un coin chaud – ce qui n'était pas bien difficile – et tranquille – ce qui l'était beaucoup plus – pour somnoler durant l'essentiel de son temps. Il avait fait le tour de qu'il y avait à observer En Bas. Cela s'était avéré nettement moins intéressant que ce qu'on lui avait promis. Très décevant, pour tout dire. Et l'on n'y jouissait pas de plus de liberté que Là-Haut. Certes, ici, on pouvait remettre en question et critiquer le Plan divin. Mais au final, d'un côté ou de l'autre de l'échiquier, il s'agissait toujours d'obéir aux ordres. Il avait juste échangé l'ennui ouateux et la mièvrerie des chants célestes contre l'angoisse perpétuelle et les cris menaçants. Se rouler en boule dans un recoin discret constituait encore la meilleure façon d'y échapper.

Belzébuth fit enfin son entrée et les toisa tous du haut de l'estrade. Un silence déférent et curieux tomba aussitôt sur la salle. La nouvelle devait être d'importance. Le serpent frémit d'excitation à l'idée que quelque chose, n'importe quoi, vienne rompre la monotonie des lieux.

Belzébuth s'adressa à la foule de sa voix bourdonnante :

"Comme vous le savez tous, l'opération « Adam et Eve » a été un franc succès."

Le serpent se rengorgea.

"Maintenant que nous sommes parvenus à les faire chasser du paradis terrestre..."

« Nous » ? Comment ça, « nous » ? Qui avait fait tout le boulot, hein ?

"… il est temps de passer à l'étape suivante."

Le serpent déchanta tout à fait quand il comprit qu'il n'allait même pas être mentionné.

"Les humains sont à prézzzent libres de faire des choix. Et hors du Jardin d'Eden, ils sont à notre portée. Autrement dit, nous-zzz-allons pouvoir nous-zzz-emparer de leur âme. Ils-zzz-ont commencé à se reproduire. Ils seront bientôt nombreux. Notre maître aura bezzzoin d'autant d'âmes que possible pour accroître sa puissance. Il m'a chargé de recruter un agent de terrain pour s'acquitter de cette mission. Ce sera notre agent de liaizzzon permanent sur Terre. En fonction de la croissance de la matière première disponible, il n'est pas impossible que nous-zzz-envoyions par la suite d'autres démons pour des missions ponctuelles. Qui se porte volontaire ?"

Oh. Mon. Di… Le serpent se reprit in extremis. C'était une occasion inespérée. Il avait pu entrevoir un peu de la Terre avant de parvenir à se glisser dans le Jardin. Il ne l'avait quittée qu'avec regret quand il avait dû rentrer, une fois sa mission achevée. Depuis, il n'était pas parvenu à se débarrasser de la frustration qu'il avait ressentie en laissant derrière lui toutes ces nouveautés pleines de promesses : des centaines de créatures à découvrir, des myriades de couleurs et de sensations, des paysages sans cesse changeants à explorer… Et surtout, surtout, il n'y avait pas d'autres démons pour le tourmenter et lui rappeler à tout instant ce qu'il était devenu. Un frisson électrique parcourut le serpent de la tête au bout de la queue. Il s'imposa toutefois une attente prudente.

Une main griffue se leva.

"Ligur ? Parfait."

"Non, non ! J'ai juste quelques questions !" s'empressa de rectifier l'intéressé.

Belzébuth soupira et lui céda la parole d'un geste agacé.

"La fonction s'accompagne-t-elle d'un titre ?"

"Non."

Des murmures désappointés se firent entendre puis cessèrent net suite au regard menaçant du Seigneur des mouches. Ligur hésita un peu avant de poser sa question suivante :

"Le stationnement sur Terre est-il définitif ?"

"C'est le mot « permanent » que tu n'as pas compris, Ligur ?"

L'interpellé déglutit tandis que Belzébuth continuait :

"L'agent ne reviendra ici que s'il est rappelé. Et il sera rappelé s'il ne remplit pas ses fonctions correctement. Autrement dit, il n'aura aucune envie de revoir les Enfers. Ai-je été clair ?"

"Tout à fait, Votre Seigneurie," répondit servilement Ligur.

"La seule exception sera un retour temporaire en cas de dézzzincorporation."

"« Désincorporation », Monseigneur ?" osa un Marquis.

"Vous croyez que nous-zzz-allons envoyer un démon sous sa véritable apparence, tas d'idiots ? Comment voulez-vous parvenir à corrompre les-zzz-Hommes sans vous fondre parmi eux ? L'agent recevra un corps humain, évidemment."

Les démons échangèrent des regards dégoûtés.

"Mais je vois que Ligur a encore une question."

Le Duc afficha un air embarrassé. D'une voix incertaine, il demanda :

"Et le salaire, Monseigneur ?"

Belzébuth annonça un chiffre confortable mais qui n'avait rien d'exorbitant. Il termina en précisant :

"Voici le profil recherché : capacités d'adaptation, rapidité d'apprentissage et éloquence. Nous ne savons pas encore grand-chose des-zzz-humains et de la façon de les pousser à souiller leur âme. Il va falloir exploiter le libre arbitre, mais en restant dans les limites définies par le Vieux, tant qu'il a encore son mot à dire. Il faut donc quelqu'un de créatif et de pro-actif. Et si vous n'êtes pas fichu de rédiger un rapport correctement, ce n'est pas la peine de postuler."

Son regard balaya l'assemblée.

"J'ai mieux à faire que lire des lettres de motivation, aussi que les volontaires se signalent et je les départagerai après un rapide entretien d'embauche."

Aucun démon ayant réussi à s'élever un tant soit peu dans la hiérarchie ne se proposa. Une fois sur Terre, ils n'auraient plus personne sous leurs ordres et leur position ne vaudrait plus rien. Comme Belzébuth fronçait les sourcils, quelques démons mineurs se sentirent obligés de lever une main – ou ce qui leur en tenait lieu – en tremblant.

Le serpent luttait contre une furieuse envie de sauter sur place en levant une main bien haut et en criant : "Moi ! Moi !" D'abord, parce qu'il ne possédait pas les membres adéquats. Ensuite, parce qu'il savait parfaitement ce qui allait se passer s'il montrait trop d'enthousiasme. Hastur se ferait une joie de l'empêcher d'obtenir le poste juste pour se délecter de sa déception et l'humilier.

Il repéra le Duc et, quand celui-ci tourna vaguement la tête dans sa direction, le serpent bougea un peu pour se faire remarquer de façon apparemment involontaire. Il faisait semblant de fixer l'estrade mais, du coin de l'œil, il ne perdait pas une miette des réactions de son supérieur. Il vit le regard courroucé qu'Hastur lui lança. Il sut, à son expression, qu'il était en train de réfléchir à la façon dont il allait lui faire payer l'audace de s'être cru son égal en se postant à la même hauteur que lui. Le serpent fit mine de ne rien remarquer et se recroquevilla en prenant un air apeuré. Tout dans son attitude clamait son désir de ne pas attirer l'attention de Belzébuth, qui s'apprêtait à prendre note des noms des quatre démons qui s'étaient portés volontaires à contrecoeur. Un éclat rusé traversa les yeux d'Hastur.

"Et si on envoyait ce cher Crawly ?" s'exclama-t-il à haute voix avec un sourire malveillant.

Les quatre mains se baissèrent immédiatement et c'est à peine si l'on n'entendit pas quatre soupirs de soulagement. Belzébuth plissa les yeux pour repérer qui venait de prendre la parole.

"Je t'écoute, Hastur."

"Pourquoi Votre Seigneurie perdrait-elle son temps précieux avec des entretiens d'embauche alors que nous avons sous la main un démon qui a déjà prouvé ses compétences pour cette fonction ? Il est le plus qualifié d'entre nous : c'est le seul à avoir déjà tenté un humain. Et avec quelle réussite !" s'extasia le Duc d'une voix mielleuse.

Dire qu'Hastur lui avait craché, quand il était revenu de sa mission : "Tu ne vas pas faire le malin sous prétexte que tu es parvenu à ce qu'une stupide bonne femme morde dans un fruit ! Tu parles d'un exploit !" Derrière son désespoir feint, Crawly goûta pleinement l'ironie de la situation. Un peu moins quand son supérieur l'attrapa sans ménagement et le souleva pour le présenter à la vue de Belzébuth.

Ce dernier se caressa le menton.

"Ce n'est pas une mauvaise idée, Hastur. J'aurais préféré un démon plus puissant, mais puisqu'apparemment vous ne vous bousculez pas au portillon… Je dézzzignerais bien d'office l'un d'entre vous, mais le Patron a insisté pour que ce soit quelqu'un de motivé qui prenne sa tâche à cœur. Crawly, le poste t'intéresse ?"

Le Duc le serra plus fort et murmura entre ses dents :

"Tu as intérêt à dire oui, sale petit arriviste. Sur Terre, tu ne deviendras peut-être pas Duc mais si je te vois encore intriguer derrière mon dos, je vais te le faire regretter jusqu'à la fin des Temps."

Le serpent inclina respectueusement la tête devant Belzébuth.

"Oui, Monssseigneur, il m'intéressse." Malgré la prise qui l'étranglait, il parvint à donner à sa voix une inflexion à la fois assurée, pour convaincre Belzébuth, et réticente, pour ne pas détromper Hastur. Tout était dans le dosage.

"Bien. Affaire réglée !" proclama le Seigneur des Mouches avec un évident désir d'en finir. "Lâche-le, Hastur, qu'il puisse me suivre dans mon bureau."

Le Duc ouvrit la main et le serpent se reçut douloureusement sur le sol. Crawly se hâta de ramper à la suite de Belzébuth qui, son dossier sous le bras, s'éloignait déjà en lui lançant :

"Tu vas choisir un corps. Puis, on t'enverra directement sur Terre."

Derrière lui, le serpent entendit plusieurs démons ricaner, Hastur en tête. Il n'en avait cure. En jubilant, il pensa :

Au plaisir de ne plus vous revoir, bande de tocards !