Souvenirs d'une vie
Quelque part dans les Caraïbes, 1740 :
La porte de la taverne s'ouvrit dans un crissement strident, laissant entrer le petit groupe d'hommes qui venaient se réfugier de la tempête qui se déchaînait au dehors. Un instant la vaste pièce fut remplie d'une puissante bourrasque de vent glacial, avant de retrouver son calme. L'ambiance était relativement calme, les quelques clients plus ou moins éméchés buvaient et discutaient gaiement, mais l'orage et la pluie s'abattant sur les fenêtres, assombrissaient l'endroit et le rendaient lugubre. Derrière son comptoir, le propriétaire des lieux essuyait un verre tout en détaillant du regard les nouveaux arrivants. Des marins, des soldats du Roi même, cela se comprenait aisément aux vestes d'uniformes trempées dont ils se débarrassaient. Le patron de la taverne était un peu surpris. Il n'avait pas l'habitude de voir des représentants du Roi débarquer sur cette île reculée des Caraïbes, délaissée par les pirates autant que les soldats. Ce n'était qu'un petit bout de terre sans rien, avec seulement un port minuscule destiné à accueillir les voyageurs égarés.
Les soldats de la Royal Navy s'installèrent, épuisés, à une table, tandis que le plus grand d'entre eux, leur supérieur probablement, se dirigea vers le comptoir.
« Servez-nous quelque chose de fort s'il vous plait »
Le tenancier de la taverne observa quelques secondes son interlocuteur. Sa voix grave et régulière semblait sortir de nulle part, et malgré son air fatigué, il devait avoir forte autorité sur ses hommes. Il ne put s'empêcher de satisfaire sa curiosité, tandis qu'il sortait verres et bouteilles :
« Que faites-vous ici Monsieur, si je puis me permettre ? Il n'y a rien ici, nous n'avons pas l'occasion de vous voir souvent. »
« L'ouragan. Il nous a obligés à accoster. »
Ce fut tout ce qu'il put en tirer. Déjà l'officier avait détourné son regard, signifiant clairement qu'il n'avait pas envie de parler davantage. Après un haussement de sourcils, il n'insista pas et alla porter les boissons au reste de l'équipage. De son côté, l'officier restait assis au bar.
Il contempla quelques secondes l'alliance qu'il portait au doigt. Cela faisait maintenant plus de deux mois qu'il avait quitté Port Royal. Il songea un instant à son épouse qui devait attendre son retour, gardant son regard doux ancré sur l'horizon, puis il chassa rapidement cette pensée, passant une main moite sur son visage fatigué. Depuis des semaines ils allaient de port en port, sans véritable but, ou plutôt si, faire appliquer dans toutes les îles les nouvelles directives de la Compagnie des Indes. Après plus de vingt ans au service du Roi, et avec une position en apparence prestigieuse, celle d'Amiral, James Norrington n'était plus qu'un pantin au service de la puissante corporation. Il venait à peine d'avoir quarante ans, pourtant il semblait déjà porter tout le poids du monde sur ses épaules. Il repensa avec nostalgie à cette époque éloignée, quand il n'était que simple lieutenant, le cœur rempli d'espoirs et d'impatience. Depuis, il avait vu ses illusions voler en éclat, les unes après les autres. La Compagnie des Indes contrôlait et broyait tout sur son passage depuis plus de vingt ans. Si on n'était pas dans le système, on se retrouvait immanquablement hors de tout. Norrington avait tenté au début de s'y opposer, ou du moins de s'y faire une place respectable, mais en vain. A présent la Royal Navy n'était là que pour faire appliquer les règles de la Compagnie dans toutes les mers des Caraïbes, rien de plus, et ça le rendait malade.
Il considéra son verre vide et s'apprêta à en demander un autre, lorsqu'un autre client réclama lui aussi, d'une voix rauque, un autre verre. Au son de cette voix d'outre-tombe, Norrington se figea le temps d'une longue seconde avant de se retourner et d'en chercher avidement du regard la provenance.
Au fond de la pièce, il distingua un homme, assis de dos, caché à moitié par une plante qui autrefois devait être verte. Incrédule, Norrington examina l'individu, tandis que son esprit tentait de reconnaître cette voix insolente, jadis si familière. Des années qu'il ne l'avait entendue… Une voix qui le ramena violement dans le passé, un passé qui lui semblait si lointain qu'il doutait certains jours de sa réalité. Mu par une fébrilité nouvelle, il arrêta d'un geste le tavernier et lui prit la bouteille des mains. « Je m'en charge » C'est tout ce qu'il put articuler, tandis qu'il se levait en direction du client.
En quelques pas seulement il fut à sa hauteur. Une veste marron défraîchie, déchirée par endroit, une masse de cheveux retenue par un bandeau noir, un tricorne abîmé posé sur la table. C'était bien lui, identique à ses souvenirs, et pourtant il pressentait déjà combien il était différent. Il posa la bouteille sur la table, et lentement, vint s'assoire face à lui, sans prendre la peine de lui demander la permission.
« Jack Sparrow… »
Aussitôt un souvenir lui revint brutalement en mémoire. 'Capitaine' Jack Sparrow… Mais ce dernier ne réagit pas d'un pouce, ou seulement pour remplir son verre de rhum. Du rhum bien sur… James Norrington esquissa un imperceptible sourire. Certaines choses étaient immuables. En un sens, cela le rassurait. Il se rendit compte alors que Sparrow n'avait toujours pas levé les yeux vers lui. Le pirate avait d'abord consciencieusement rempli son verre, et il le portait maintenant à ses lèvres, le vidant de moitié. Ce fut seulement une fois le verre reposé qu'il consentit à lever la tête vers lui. Norrington fronça les sourcils. Un étrange sentiment de malaise le prit au ventre, alors qu'il croisait son regard. L'expression qu'il lui renvoyait était vide de tout. Un instant il crut qu'il ne le reconnaissait pas –après tout cela faisait des années qu'ils ne s'étaient vus- et s'apprêtait à lui rappeler son nom, quand il vit s'étirer sur ses lèvres un léger sourire. Non, il l'avait parfaitement reconnu, au son même de sa voix. Les deux hommes restèrent à s'observer en silence durant quelques secondes, puis Jack Sparrow finit de vider d'un trait son verre de rhum. Son sourire s'était déjà envolé.
Une foule de questions vint assaillir l'Amiral. Que faisait-il ici, dans ce coin perdu ? Où était son équipage ? Où était son précieux Black Pearl ? Il n'avait vu aucun navire amarré au petit port, ni à proximité. Depuis cette histoire de coffre de Davy Jones, Norrington ne l'avait pas revu. Il en avait entendu parler à quelques occasions, mais après deux ou trois ans, plus rien. Il est vrai que la piraterie vivait ses dernières heures, et de temps en temps, il était arrivé au jeune Amiral de se demander ce qu'était devenu le légendaire Capitaine Sparrow.
Et bien il était là, sous ses yeux. James le détailla encore. Il n'avait pas beaucoup changé, les mêmes cheveux, les mêmes habits. Seuls ses traits tirés pouvaient témoigner d'une fatigue et d'une lassitude qui semblaient l'accabler horriblement. Une fatigue qui ressemblait étrangement à la sienne… Dans son regard sombre, on ne pouvait y lire que détachement, indifférence, et un ennui profond. Rien de cet éclat particulier qui jadis reflétait son impertinence, sa folie, et sa joie de vivre. Jack Sparrow semblait comme éteint, au sens propre comme au figuré. Sa voix éraillée le ramena à la réalité.
« Que devenez-vous cher Commodore ? »
« Je suis Amiral maintenant »
« Ah oui c'est vrai… »
Un nouveau sourire légèrement teinté d'ironie éclaira son visage l'espace de quelques secondes.
« Toujours dans la Navy… »
« Toujours pirate ? »
« … Si on veut. »
James réalisa à cet instant l'état de décrépitude dans lequel l'ancien pirate se trouvait. Evidemment, avec la toute puissance de la Compagnie, les pirates n'avaient depuis longtemps plus leur place. Les océans se rétrécissaient, les cartes se faisaient plus précises. Plus de place pour la liberté, ni pour la piraterie à l'état pur. « Monsieur Sparrow est un homme du passé. » James avait parfois entendu cette phrase dans la bouche de cet homme qui incarnait tout ce qu'il détestait, et il se demanda pour la première fois, si lui aussi ne faisait pas partie de ce passé révolu… Sans qu'il ne lui ait posé aucune autre question, Norrington reprit la parole. Il avait besoin de parler, cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Sparrow était, aussi paradoxal que cela était, l'un des rares à sûrement pouvoir encore le comprendre.
« Je suis toujours à Port Royal. J'ai voyagé et j'ai vécu un temps à Londres, puis aux Indes. Mais j'ai fini par revenir ici. »
Le regard de Jack s'accrocha au sien. Il ne disait rien mais James savait qu'il avait toute son attention.
« Je suis Amiral de la flotte des Caraïbes. Je commande tous les navires du Roi, dans cette partie-ci du monde du moins. Mais je suis davantage cantonné à la paperasserie et aux décisions administratives derrière mon bureau, qu'aux grandes expéditions maritimes qui avaient lieu autrefois. »
« Je comprends. La Compagnie…»
« … Oui. Les seuls voyages que j'effectue maintenant ne servent qu'à imposer leur volonté en quelque lieu que ce soit. »
« … Je comprends » répéta simplement le pirate.
Il avait déjà retrouvé cet air profondément triste. James sentit son cœur se serrer légèrement. La vie pouvait être si étrange parfois… Autrefois, Sparrow incarnait tout ce que le jeune soldat s'était juré de combattre et de vaincre, et maintenant, il semblait être le seul être au monde qui pouvait le comprendre, et partager ses blessures. Dans cette taverne mal éclairée, Jack Sparrow lui semblait être l'homme dont il était le plus proche.
« Et vous ? Que devenez-vous Jack ? »
Le pirate eut un pauvre sourire et haussa les épaules d'un air désolé.
« Vous voyez bien. Je traîne ma vieille carcasse de port en port, de taverne en taverne, et je bois. Je ne sais faire que ça. »
« Et votre équipage ? »
« Il y a longtemps qu'il n'existe plus 'mon' équipage…. »
En quelques mots, Jack Sparrow expliqua comment il s'était résolu à dissoudre son équipage, leur rendant leur 'liberté' et en laissant le Pearl à celui qui en voudrait encore. La vie de pirate était devenue impossible. La Compagnie était partout, et Jack n'était pas invincible. Plusieurs fois ils étaient, lui et ses hommes, passés tout prêt de la catastrophe. Et avant de ne voir son navire couler une nouvelle fois corps et biens, il avait préféré abandonner la partie et éviter un drame. Inutile de s'acharner comme un désespéré quand il n'y avait plus d'espoir…
James écoutait ce flot de paroles le visage fermé, ressentant en lui les mêmes blessures de la vie que lui. Lui avait su s'adapter tant bien que mal. Et il avait auprès de lui sa femme, la seule encore capable de lui arracher un sourire sincère. Mais Jack c'était différent, il ne pouvait pas changer sa façon de vivre. Il était désespérément libre, et s'il ne pouvait voguer sur les océans librement, il ne pouvait voguer du tout. Et surtout pas sous les couleurs de la Compagnie des Indes.
« Comment va Will ? »
James fut surpris de cette question à laquelle il ne s'attendait pas. Il regarda Jack. Son visage semblait plus animé, comme si leur courte discussion l'avait rendu à la vie, le temps de quelques minutes.
« Je ne sais pas. Sa femme et lui ont quitté Port Royal il y a plusieurs années déjà pour s'installer à Londres. Je n'ai plus de nouvelle depuis. Je suppose qu'ils vont bien. »
« Je vois. Merci »
Merci… un mot qu'il avait rarement entendu dans la bouche de Sparrow si ce n'était jamais. De nouveau il vit Jack repartir dans ses pensées, et il lui semblait presque les deviner. Comme lui, il devait se souvenir de ces aventures lointaines, de ces épopées, sur terre et sur mer, qui les avaient amenés jusqu'au bout du monde. Lui, le fringuant Commodore, puis Amiral, dirigeant d'une voix ferme ses hommes, face à lui, le vaillant pirate, légende vivante des Caraïbes, défiant tout, même la mort. Une voix l'interpellant le ramena au temps présent.
Au milieu de la pièce, ses hommes s'étaient regroupés, prêt à partir. Dehors la tempête était retombée, et le ciel reprenait déjà ses couleurs vives et chaudes. Il lui fallait repartir. James serra les dents. Il ne voulait pas partir non. Pas déjà. Il ne voulait pas retrouver cette vie morne de soldat et de marin qu'il détestait et retomber dans l'ennui. Et puis… il ne voulait le laisser lui, Sparrow, seul…
« Allez-y Commodore. »
Face à lui, Jack avait pour la première fois l'air sur de lui. Il lui souriait même.
« Votre femme vous attend » ajouta-t-il.
Norrington s'apprêtait à lui demander comment il savait cela, mais déjà Jack lui désigna du regard l'anneau brillant qu'il portait au doigt. Jack n'avait rien perdu de sa vivacité d'esprit…
« Et vous Sparrow, qu'allez-vous faire ? »
« Reprendre une autre bouteille… »
Une autre pirouette. Jack Sparrow répondait rarement sérieusement. Mais James comprenait suffisamment la situation pour ne pas s'agacer ou répliquer comme autrefois. Un profond sentiment de pitié et de tristesse monta en lui, mais il prit garde de ne pas le montrer. D'un geste vif, il lui tendit sa main ouverte en lui souriant.
« A une prochaine fois Capitaine Sparrow, ce fut un plaisir. »
« … Pour moi aussi. »
Jack lui rendit sa poignée de main et son sourire, une étrange expression ancrée dans son regard. Etait-ce de la tristesse ? De la joie ?… De la reconnaissance.. ? Norrington n'aurait pu le dire. Peut-être un mélange des trois. Réajustant sa veste d'Amiral, il quitta enfin la table, après un bref salut de la tête.
Sur le pas de la porte, il se retourna néanmoins une dernière fois. Au fond de la salle, il observa Jack se remplir un nouveau verre, la main légèrement tremblante. Il resta quelques secondes le regard accroché à la silhouette de l'ancien Capitaine, réprimant la boule d'émotion qui lui serrait la gorge. Avant que sa vue ne se brouille complètement, il se retourna enfin, avec la douloureuse certitude qu'ils ne se reverraient plus, et referma silencieusement la lourde porte en bois.
FIN
