Cette fanfiction est prévue en deux chapitres. Bonne lecture.


Elle marchait.

Ses pieds frappaient le sol avec hâte, pour l'amener au plus vite vers ce qu'elle cherchait, laissant des monceaux d'herbes aplaties sous ses pas. Obnubilée par son seul besoin, elle continuait sa route à une vitesse à en perdre haleine, ne prêtant aucune attention aux arbustes ridicules le long de sa route, ni aux petits animaux qui s'écartaient sur son passage. Elle marcha par dessus des fourrés de ronces mais ne prêta aucune attention à la douleur quand celles-ci éraflèrent la plante de ses pieds. Ses cheveux lui entravaient la vue mais elle n'en avait cure, car elle ne suivait ce qu'elle pourchassait ni avec ses yeux, ni avec ses oreilles, ni même avec son nez.

Ce qui la guidait tenait d'un choc électrique dans le cerveau, d'un tiraillement dans la nuque, d'un vide douloureux dans l'estomac. Ce qui la poussait à avancer cette prison appelée chair s'apparentait à un sixième sens, transpirant par tous les pores de sa peau et lui indiquant à chaque seconde « par là, par là, continue par là ».

Instinctivement, elle savait que dans la direction indiquée se trouvait ce qui pourrait guérir ses maux, combler le trou à l'intérieur d'elle-même, faire cesser la torture de ces muscles entrechoqués, ces morceaux de chair à vif, désagrégés et réarrangés. Ses jambes lui montraient le chemin, ses mains se tendaient déjà dans la direction de ses proies.

Leur fragilité était semblable à des brins d'herbe quand elle les arrachait du sol. Ils s'éparpillaient dans tous les sens, aussi fébriles qu'une volée de moineaux mais loin d'être aussi rapides. Même si certains lui échappaient, leur nombre était si grand qu'elle ne pouvait manquer de choix. Entre ses griffes, les cadavres s'empilaient, jamais les bons. Ce qu'elle recherchait sans savoir de quoi il s'agissait lui échappait chaque fois, tandis que les lapins détalaient dans la plaine. Alors elle les dévorait sans le moindre discernement.

Ymir se réveilla en sursaut, un goût de sang dans la bouche. Le craquement écœurant des os hantait ses oreilles, la sensation de chair déchiquetée et de bouts de cartilage lui faisait mal aux dents. À tâtons, elle passa ses mains sur son visage avec la crainte de toucher des crocs pointus et une peau boursouflée sur un crane difforme. Elle ne trouva de pointu dans sa mâchoire que ses canines et sur son front une bosse qu'elle s'était faite à l'entraînement dans l'après-midi. Malgré cela, une légère nausée ne la quittait pas. Elle aurait voulu pouvoir cracher ce relent du passé, vomir le souvenir de la chair chaude qui avait rempli son estomac.

Dans le noir, Ymir chercha le volet de la fenêtre qui se trouvait près de son lit. L'air glacé de l'hiver s'infiltra dans les dortoirs à peine l'eut-elle entrouvert. Ce froid aurait probablement fait rouspéter nombreuses de ses camarades si elles n'avaient pas été totalement endormies mais Ymir s'en moquait bien. Le vent picotant son visage la rassérénait et elle ne craignait aucune des adolescentes qui partageaient ses jours et ses nuits. Habituellement, elle ne craignait pas non plus le monstre qui l'habitait mais parfois, revivre dans son sommeil le vieux cauchemar lui donnait des sueurs froides et savoir qu'elle possédait le secret de la réversibilité de sa transformation ne rendait pas l'idée d'y être enfermée moins horrible.

Peu à peu, ses yeux s'habituèrent à l'obscurité. Le filet de lumière bleue argentée qui passait par l'ouverture lui indiquait que la pleine lune brillait haut dans le ciel, les déviants devaient s'agiter par un temps pareil. Peut-être était-ce pour cela qu'elle avait à nouveau fait le rêve.

« Ymir, tu es réveillée ? » questionna une voix tremblotante dans un murmure.

Immédiatement, elle referma le volet. La colère de ses camarades ne l'inquiétait peut-être pas mais elle n'avait pas non plus envie que Christa attrapa la crève parce qu'elle avait du mal à chasser de sa tête un cauchemar stupide. Se tournant vers la droite, où elle savait que la petite blonde était couchée dans le lit voisin, elle répondit.

« Ouais. Je n'arrivais pas à dormir. »

Un bruissement de draps suivit ses paroles et elle devina que Christa s'était tournée dans sa direction.

« Moi non plus. »

Merde. Si elle disait vrai, cela voulait dire qu'elle était totalement consciente du mensonge d'Ymir et que, dans sa sainteté toute hypocrite, elle se refusait à mentionner le honteux cauchemar qu'elle tentait de cacher à présent. Peut-être mentait-elle cependant et n'osait juste pas lui dire qu'elle l'avait réveillée en ouvrant la fenêtre. Peut-être avait-elle fait un cauchemar elle aussi, dont elle ne voulait pas dévoiler la nature. Ymir se demanda quels genres de rêves Christa pouvait bien faire. Cela faisait un peu plus d'un mois qu'elles avaient vécu leur petite randonnée intrépide dans la neige et le sujet n'avait plus été abordé depuis.

« J'essayais de me rappeler quelque chose », commenta la jeune fille comme pour briser le silence qui commençait à s'installer.

« Quoi donc ? » demanda Ymir qui n'avait aucune envie de devoir se rendormir et sentait qu'elle allait s'ennuyer ferme si elle devait ressasser seule ses pensées tout le reste de la nuit, qui s'annonçait bien longue.

Christa ne répondit pas tout de suite, laissant Ymir craindre un instant que sa camarade ne lui ai fait faux-bond et soit retombée dans le sommeil.

« Un vieux conte. C'est étrange parce que je ne me souviens plus du tout de qui me l'a raconté. J'ai même du mal à me rappeler les détails de l'histoire alors que j'ai pourtant l'impression étrange de l'avoir entendu des centaines et des centaines de fois. »

Il y eu une nouvelle pause. Ymir se grattait l'intérieur des ongles pour en retirer la saleté.

« Tu crois que c'est stupide ? »

Elle souffla sur ses doigts.

« Je dirais plutôt que c'est normal de ne pas bien se remémorer de ce genre de souvenirs d'enfance. »

Parfois, il valait mieux ne pas s'en rappeler du tout. Il y eut un nouveau bruissement de draps et Ymir imagina le visage pensif de Christa, tourné vers le plafond, les sourcils froncés. Les traits graciles de son visage s'alignèrent dans son esprit avec une facilité déconcertante.

Elle souleva ses propres couvertures et tapota le matelas à ses côtés.

« Si tu me racontais ça ? Peut-être que cela te reviendra au fur et à mesure. »

Les contes de fées ne l'intéressaient pas particulièrement mais elle ne refusait pas une occasion d'avoir Christa tout près d'elle.

Doucement, celle-ci repoussa sa couverture et Ymir entendit le bruit grinçant du matelas de mauvaise qualité alors qu'elle se levait, ses pied nus touchant le sol de terre battu dans un son étouffé tandis qu'elle s'avançait à petits pas. Tendant la main dans sa direction, ses doigts effleurèrent les siens et Ymir l'attira dans le lit.

« Comme tes mains sont chaudes, Ymir ! »

Les pieds de Christa se cognèrent contre ses jambes lorsqu'elle les glissa sous la couette et Ymir grimaça.

« C'est ton corps qui est glacé. »

Elle s'attendait à l'entendre rétorquer quelque chose mais quand Christa releva la tête, son front rentra en contact avec le nez d'Ymir.

« Aouch... Hahaha, pardon, je ne l'ai pas fait exprès. »

Il lui fallut plusieurs secondes pour étouffer son rire entre ses mains avant de se calmer et se remettre à parler.

« Ymir, comme ton nez est grand. »

Dédaigneusement, Ymir renifla mais elle ne put empêcher un sourire d'étirer ses lèvres en répondant.

« Va dire ça à Annie et reviens me voir, si tu es encore vivante pour raconter ton exploit. »

Christa, qui avait porté une main à son nez pour vérifier l'étendue des dégâts, effleura du bout des doigts les fossettes créées par le rire silencieux de sa camarade et les glissa jusqu'au coin de ses lèvres.

« Oh Ymir, comme ta bouche est... »

Elle cligna des yeux, avant de soudain comprendre à quoi Christa faisait référence. La nausée revint.

« Ha ? Qu'est-ce que tu essaie de me faire dire, là ? »

Ses dents se serrèrent pour retenir son malaise, cette envie de cracher le sang qui empestait dans sa gorge, de vomir ses tripes.

« Des sous-entendus cochons, hein ? Tu essaies de me faire dire de vilaines choses. Voilà qui n'est pas très digne d'une gente dame prête à défendre la veuve et l'orphelin.

—Mais pas du tout ! Qu'est-ce que tu racontes Ymir ?

—Inutile de mentir, railla-t-elle, tu sais pourtant que le petite peuple préfère avoir pour martyres des vierges effarouchées. »

Dans sa panique, prendre colère et proférer ces horreurs avait été la seule chose qui lui était venu à l'esprit pour désamorcer la situation. Elle se mépriserait pour son manque de sang-froid par la suite, pour le moment, elle voulait juste se débarrasser de cette envie de chair humaine qui la hantait, quitte à ce que sa chère Christa en vint à la détester.

Entendant celle-là même avaler une grande bouffée d'air, Ymir s'attendit à recevoir une correction qu'elle aurait jugé pour une fois bien méritée mais Christa se retint, ayant probablement davantage conscience qu'elle de leur environnement peu propice à des cris.

« Je ne pensais pas du tout à cela, sérieusement Ymir. C'est toi qui vois ce genre de choses n'importe où », marmonna-t-elle à la place.

Pour ne pas perdre la face, elle rétorqua à nouveau, avant d'essayer de changer le sujet.

« Mais oui, mais oui, les pervers essaient toujours de rejeter la faute de leur grivoiserie sur les autres, c'est bien connu. Bon, tu me la racontes ton histoire ? C'est bien pour cela que tu es venue après tout, je me trompe ? »

Christa poussa un nouveau soupir avant de laisser tomber sa tête sur l'oreiller d'Ymir. Elle resta silencieuse un instant, cherchant sûrement par où commencer.

« Il était une fois, il y a très, très longtemps, dans un ancien royaume...

—Bon, jusqu'ici ce n'est pas trop dur, ça commence toujours de la même manière. »

Un vilain coup de pied toucha son tibia.

« Ahem... Dans un ancien royaume vivait une jeune fille. Elle n'était pas de la noblesse mais elle avait la beauté, la droiture et la gentillesse d'une princesse. »

Ymir ferma les yeux et sans le vouloir, son esprit la ramena dans un village au delà des murs, il y avait déjà presque cent ans, où vivait une petite fille qui n'avait de princesse que le nom. Car elle n'était ni jolie, ni droite, ni aimable et que les autres villageois craignaient sa famille plus qu'ils ne l'aimaient.

Farouche, elle préférait aller jouer dans la forêt de ronces entourant le village, plutôt qu'avec les autres enfants. Là, elle passait ses après-midi à pêcher, grimper aux arbres et jouer des tours aux animaux des bois. Elle adorait découvrir des recoins où se cacher, là où personne ne pourrait venir la déranger.

« À cette époque, le pays était tourmenté par un groupe d'ogres qu'aucun chevalier n'arrivait à défaire. Le roi avait appelé maintes fois maints héros mais tous sans exceptions furent dévorés. Le père de la jeune fille avait jadis fait partie de ces grands hommes mais était aujourd'hui bien affaibli. Aussi, quand le roi le fit faire demander, sa fille implora clémence pour son pauvre père. En entendant cela, le roi lui ordonna alors d'y aller elle-même et de servir son souverain à sa place, si elle ne voulait pas subir sa colère. »

Depuis des générations, la famille de la princesse protégeait le village des titans par d'anciens secrets. Malheureusement, même les meilleures protections avaient une fin et de temps à autre, on pouvait voir les immondes géants se promener bien trop près des frontières tracées par les ancêtres. Régulièrement après l'apparition d'un titan, un des habitants disparaissait et tout le village était plongé dans le désarroi. Certains disaient que c'était là la faute de ceux qui s'aventuraient trop loin dans la forêt, provoquant la colère de leurs ennemis et prédateurs qui pouvaient alors traverser les limites qu'ils n'auraient jamais dû dépasser. Alors les visages des autres villageois se tournaient immanquablement vers la petite princesse.

« Le père de la jeune fille essaya de la retenir mais ne put la convaincre de rester à ses côtés. Bien qu'elle ne posséda par la force ou l'épée d'un chevalier, la jeune fille savait qu'il fallait que quelqu'un mette un terme aux crimes des ogres pour protéger le peuple. Alors une nuit, avant que l'aube ne se leva, elle partit... »

Un jour, les ancêtres décidèrent que les troubles causés par les titans avaient assez duré et convoquèrent la petite princesse. Ils lui expliquèrent qu'il existait un moyen de les faire reculer et qu'en tant que descendante des rois du passé, son devoir lui incombait de se charger de cette tâche. Elle hésita mais ils insistèrent tant et si bien qu'elle finit par croire qu'il s'agissait en effet de son rôle.

« Ne sachant pas comment tuer les ogres, elle posa des questions aux villageois et paysans qu'elle rencontrait au cours de son voyage. Tous lui dirent que c'était peine perdue et qu'il n'y avait rien à faire mais en voyant leurs champs dévastés et leurs greniers vidés de réserves, elle ressentait le devoir de les aider. Aussi coupa-t-elle du bois pour que de vieux fermiers puissent passer l'hiver, apporta de lourds sacs de semis dans les granges pour les préserver, nourrit les bêtes des éleveurs débordés de travail et prépara les repas d'un groupe de bûcherons. Les mois passèrent ainsi, la jeune fille traversa de nombreux villages et aida ceux dans le besoin chaque fois qu'elle les rencontra, se rapprochant peu à peu de l'antre des ogres sans qu'elle ne trouva la solution au problème qu'elle devait affronter. »

Au matin du départ, les regards de tout les habitants rivés sur elle, mêlés d'espoir et de rancœur, l'empêchèrent de se retourner. Lorsqu'elle passa l'entrée principale du village, dont la vieille arcade de pierre était recouverte de ronces, de vignes et d'orties, il lui sembla comprendre pour la première fois de sa vie l'horreur et la méfiance que ressentaient ses semblables à l'encontre du monde extérieur.

« L'hiver allait bientôt tomber quand elle arriva enfin à moins d'une journée de marche du repère des monstres. Ces plaines étaient desséchées à toute période de l'année et le vent sifflait dans les arbres morts longeant le chemin de terre battue. La seule habitation des environs était une petite hutte dans laquelle vivait une femme vieille et laide. Quand celle-ci vit la jeune fille passer, elle l'interpella pour lui demander de porter le tas de brindilles qu'elle avait rassemblé, car son dos lui faisait trop mal pour qu'elle s'en chargea elle-même. Les brindilles dont elle parlait étaient aussi acérées et piquantes que des ronces mais la jeune fille les ramassa malgré tout. Le temps qu'elle les transporta toutes jusqu'au foyer de la misérable hutte, le soleil avait commencé à se coucher et ses mains étaient complètement égratignées, aussi, la vieille dame lui proposa de passer la nuit dans sa demeure. La jeune fille lui demanda si elle pensait qu'il était possible de tuer les ogres rôdant dans les environs mais son hôte lui dit qu'elle ne connaissait aucun moyen. »

Autrefois, la forêt ressemblait à un univers foisonnant de vie et de mystères, remplie des chants des oiseaux, du fourmillement des insectes, du gargouillement d'un ruisseau au loin et des feuilles d'arbres se balançant sous une brise d'été, les rayons du soleil perçant à travers elles formaient des gouttes de lumière céleste tachetées sur les troncs et le sol tapissé de fougères.

Devant la traverser pour la dernière fois, la petite princesse se mettait à la voir sous un autre jour. La verdure des bois paraissait bien terne, les branches plus pointues et les buissons de ronces devenaient immenses, envahissant tout. Des nuages cachaient le soleil et les chants des oiseaux semblaient lointains, moqueurs. Elle traînait les pieds, effrayée à l'idée de ce qui l'attendait au bout du chemin mais sans pour autant oser s'en détourner, comme si les regards des villageois étaient toujours portés sur son dos, l'empêchant de dévier.

« Le lendemain, la vieille femme lui demanda d'aller chercher ses dix chèvres qui s'étaient enfuies dans la nuit. Ne sachant toujours pas comment débarrasser le royaume des ogres, la jeune fille partit à la recherche des animaux dans l'espoir de trouver une idée pendant ce travail. Il lui fallut toute la journée pour les retrouver et les guider jusqu'à leur propriétaire, les pauvres bêtes étant parties bien loin pour trouver de l'herbe à brouter. Elle revint enfin à la hutte au moment où le soleil se couchait, la plante des pieds douloureuse et les jambes fourbues. Une fois la nuit tombée, elle demanda à son hôte si elle connaissait un moyen de chasser les ogres des terres du roi mais celle-ci lui répéta qu'elle n'en voyait aucun. »

Plus on s'avançait dans la forêt, plus celle-ci devenait sombre et touffue, la lumière peinant à traverser l'épais feuillage des arbres entrecroisés. À chaque pas, le sentier rétrécissait, devenait moins prononcé, se laissait envahir davantage par les mauvaises herbes et buissons d'épines. Un petit cours d'eau croisant son chemin lui donna l'occasion de faire une pause pour se rafraîchir et se sustenter avec des mûres sauvages qui poussaient dans les environs. Elle s'était souvent gavée de fruits des bois juteux à souhait mais ceux-ci s'avéraient secs et rabougris, ils ajoutaient presque un poids de plus à son estomac.

Regardant sa route qui continuait toujours plus profondément dans l'inconnu sinistre et lointain, la petite princesse se sentit soudain nauséeuse à l'idée de la reprendre. Seulement, faire marche arrière lui semblait encore plus difficile. Elle avait perdu sa place au village et si elle n'accomplissait pas cette tâche, celui-là même serait détruit. Alors, elle n'aurait plus jamais aucun endroit où rentrer.

Cette triste révélation lui fit verser des larmes de rage dont seuls furent témoins les animaux de la forêt. Puis, après un long moment sans bouger, elle se remit en chemin.

« Au matin du nouveau jour, la jeune fille n'eut pas le temps de réfléchir à reprendre la route que la vieille femme lui demandait déjà un autre service. Cette fois-ci, il fallait construire un barrage devant son champ pour le protéger des inondations de la rivière toute proche qui débordait régulièrement de son lit chaque hiver. La jeune fille se mit au travail et il lui fallut toute la matinée et une bonne partie de l'après-midi pour achever cette construction. Avec ses mains éraflées, ses pieds couverts d'ampoules et maintenant ses bras et son dos endoloris par le transport des tas de bois pour former le barrage, elle se sentait moins capable que jamais de pouvoir vaincre les ogres qui étaient pourtant l'unique raison de son voyage. Quand elle s'attabla ce soir-là en face de la vieille femme, avant même qu'elle n'ait pu dire quelque chose, celle-ci se mit à parler. Elle lui expliqua qu'il n'y avait aucun moyen de tuer, battre ou chasser les ogres, que la violence et la force serait vaine contre eux. Au moment où la jeune fille perdait tout espoir cependant, elle ajouta qu'il existait un autre moyen de régler le problème qu'ils posaient. La vieille femme dit qu'elle était une bien gentille jeune fille de l'avoir tant aidée et que si elle acceptait cette lourde tâche, elle s'occuperait de tout cette nuit et lui dirait simplement quoi faire le lendemain matin. »

Le premier titan qu'elle aperçut ressemblait à un gros rocher recouvert de mousse. Il se leva avec la force d'un tremblement de terre et tourna lentement sa tête dans la direction de la petite princesse, l'expression de son visage restant étrangement figée. Quand il avança une main immense dans sa direction, elle bégaya les instructions que lui avait donné le doyen. Il s'arrêta. Un grondement sembla sortir de ses entrailles, puis il tendit le bras vers l'ouest, avant de se diriger dans la direction indiquée.

Les enfants du village s'amusaient souvent à scruter la forêt pour déceler des géants égarés, tressaillant d'excitation et de peur à chaque ombre qui passait entre deux arbres à la limite de leur ligne d'horizon. Marcher aux côtés de l'un d'entre eux s'avérait une expérience aussi étrange que terrifiante, la petite princesse tremblait comme une feuille en sentant les pas du titan frapper le sol. Malgré la légèreté relative de la créature pour sa taille, une pesanteur terrible ressortait de ses mouvements patauds. Des aubépines sans fleurs tapissaient le chemin sans retour vers lequel il la guidait.

« Sans hésiter, la jeune fille accepta. Elle dormit cette nuit-là d'un sommeil profond et sans rêve, pour se réveiller en même temps que l'aube pointait à l'horizon. Son corps lui sembla glacé quand elle se leva, malgré le feu qui brûlait dans le foyer. La vieille femme lui présenta un objet soigneusement enroulé dans un morceau de linge rouge et lui demanda de le présenter aux ogres, en échange de leur accord de ne plus jamais s'en prendre à son peuple. Avec mille précautions, elle reçut le mystérieux présent qui s'avérait étonnamment chaud entre ses mains, puis elle partit. »

Au bout du sentier de ronces, la forêt s'écartait pour laisser place à une clairière de buissons piquants. Tout du long de celle-ci, des titans se tenaient debout, en rang, sculptures vivantes dont la peau déformée et ornée de rainures évoquait l'écorce des arbres géants. Ils regardaient la petite princesse passer, de leur yeux hagards ne laissant deviner aucune pensée humaine ou animale.

Son guide s'arrêta au centre de l'étrange assemblée, face à un titan qui dépassait tous les autres d'au moins deux têtes. La petite princesse serra ses mains contre sa poitrine avant de faire un pas de plus vers sa destinée.

« C'était dans une caverne au sud que se cachaient les ogres. Entendant quelqu'un arriver, ils se précipitèrent vers l'entrée afin de dévorer l'importun qui osait s'aventurer dans leur demeure. »

Le chef des géants se pencha vers elle pour bien l'observer de ses yeux immenses. Une odeur de mousse et de lichen lui traversa les narines et au moment où elle énonça les mots qu'on lui avait appris, elle se souvint de tous les jours merveilleux qu'elle avait passé dans la forêt sans jamais avoir de compte à rendre à personne.

« Mais la jeune fille savait que si elle bafouait les règles des ogres, ceux-ci la dévoreraient. Aussi avait-elle pris soin de rester à l'extérieur de la grotte. La découvrant ainsi, ils se mirent à la provoquer pour lui faire commettre une erreur. Ils espéraient sûrement qu'elle s'approcherait ou les insulteraient. Cependant, elle ne bougea pas, elle ne répondit pas, à la place, elle tendit bien haut les bras pour leur présenter son paquet en signe d'offrande. »

Le titan ricana.

Il lui dit que s'il l'avait voulu, il aurait très bien pu accepter son sacrifice, il aurait tout à fait été capable de lui arracher le cœur sans le moindre souci si seulement il l'avait désiré. Cependant les temps avaient changés. À la place, il posa une main sur sa tête et quelque chose en elle se craquela.

« En voyant le cadeau qu'elle leur apportait, les ogres s'agitèrent. Ils savaient que s'ils acceptaient le présent, ils devraient reconnaître les règles des humains en échange. De rage, ils lui jetèrent des pierres pour la chasser, ils l'injurièrent et la menacèrent pour la faire fuir. Seulement, la jeune fille ne bougea pas d'un pouce. »

Une sensation d'écartèlement, l'odeur du souffre, des étoiles dans sa tête chantant les secrets de vieux royaumes maudits, d'ennemis et d'alliés, de noms révérés et honnis.

« Alors, vaincus, ils s'approchèrent. Lentement, prudemment, presque avec révérence. »

Une douleur dans sa nuque, un trou immense dans son ventre, un cauchemar s'étendant à perte de vue.

« Ils déplièrent l'étoffe, un bout de tissu, puis deux, puis trois. Ils ouvrirent le paquet et... »

Elle avait mal, mal, mal. Tellement mal que manger était à la fois un supplice et un soulagement.

« Ils ouvrirent le paquet et ils découvrirent le... Ils découvrirent le contenu du sac. »

Dans la forêt, il n'y avait plus de village, plus de villageois, plus personne pour la déranger, plus personne pour la trouver. Ne restait que des ombres assoiffées de chair. Le titan les avait tous prit.

« Alors ils mangèrent... Ils le mangèrent. Ils mangèrent le... »

Un sanglot. Ymir cligna des yeux. Elle passa lentement un bras sur l'épaule de sa voisine. Christa tremblait légèrement, quand elle caressa sa joue, celle-ci était à la fois humide et rugueuse sous l'effet des larmes. Dans l'obscurité, elle pouvait à peine distinguer les contours de son visage mais devinait à son souffle irrégulier qu'elle était fortement perturbée.

« Je n'arrive pas à me souvenir. Je n'y arrive pas. Je ne sais plus ce qu'il y avait dans le tissu. »

Ymir l'enlaça, caressant machinalement ses doux cheveux blonds pour la réconforter. Paniquer pour un oubli pareil pouvait sembler absurde mais si certains avaient des vieux démons dont ils ne pouvaient se débarrasser, d'autres devaient bien en avoir dont ils n'arrivaient pas à se remémorer l'existence.

« Ce n'est pas grave si tu ne t'en souviens plus.

—Mais cela semblait tellement important ! Et je ne me souviens même plus pourquoi. Comment ? Comment ai-je pu oublier quelque chose d'aussi important, Ymir ? »

Elle semblait à présent presque déçue d'elle-même. Ymir se redressa un peu dans son lit trop petit pour deux et la serra plus fort.

« On peut toujours inventer ce dont il s'agit. Que dirais-tu d'une pomme ? Une pomme bien rouge et juteuse, délicieuse au point de leur passer l'envie de piquer une colère. Alors, que se passe-t-il après ça ?

—Après ? Après qu'ils aient mangé le... la pomme, les ogres sont libérés de leur malédiction. Ils avaient été ensorcelés, vois-tu, par une méchante sorcière les condamnant à se nourrir de chair humaine pour survivre. Une fois guéris, ils apportèrent leurs trésors au roi pour s'excuser d'avoir été si méchants et une grande fête eut lieu pour fêter la paix retrouvée.

—Hmpf, une malédiction et un pardon royal, comme c'est pratique de niaiserie. Et je suppose que la jeune fille vécue longtemps et heureuse pour toujours ? »

Il y eut un blanc.

« La jeune fille ? Non, elle n'est plus mentionnée après ça. »

Bien qu'il put s'agir d'un autre oubli de Christa, ses paroles laissaient un arrière goût bizarre dans la bouche d'Ymir.

« Je ne m'étonne plus que tu n'arrives pas à te souvenir de qui t'ai raconté ça, je les aurais effacé de ma mémoire aussi, pour une conclusion aussi sotte. Je vais te dire, moi, cette jeune fille, elle a vécu très, très, très heureuse après toutes ses aventures. Elle a trouvé une charmante petite maison dans laquelle elle a passé de belles journées ensoleillées et paisibles, au milieu des fleurs, à manger et boire de bonnes choses. »

Tout en parlant, elle embrassait ses joues, son front, son nez, le coin de ses lèvres.

« Et elle reçut des milliers de cadeaux, de personnes qui ne les lui offrirent pas pour sa gentillesse, sa noblesse ou son courage mais simplement parce qu'ils l'appréciaient. Et les ogres peuvent bien aller au diable, pendant ce temps. »

Les larmes de Christa s'étaient transformées en rire qu'elle essayait désespérément de se retenir, pouffant et soufflant du nez.

« Mais Ymir, tu me disais à l'instant que tu trouvais la fin niaise !

—Tu es en train de me dire que tu ne préfères pas ma fin ? Ton manque de tact mis à part, j'avouerais que l'heure tardive influence probablement mes pensées. »

À telle heure de la nuit, même elle pouvait bien se laisser aller à des rêveries pareilles. Elle envoya un petit coup de genou dans les jambes de sa compagne avant de coller sa tête dans l'oreiller.

« Retourne donc dans ton lit, moi je suis trop fatiguée pour te porter jusque là. »

Christa rit à nouveau, colla son front contre celui d'Ymir. Le silence s'installant entre elles laissa les respirations des filles endormies du dortoir revenir au premier plan. Serrées à deux sous la couverture, le froid de l'hiver avait totalement disparu.

« Ymir », appela Christa doucement.

Elle ne reçut aucune réponse.

« Ymir, si tu continues de me serrer dans tes bras, je ne risque pas de retourner dans mon lit. »

Mais sa camarade s'était déjà profondément endormie, d'un sommeil qu'elle espérait sans rêves. Christa se pelotonna davantage contre elle, s'accrochant à la chaleur presque fiévreuse de son corps.

« Bonne nuit. »