Frosted Life
« Farbauti Karadottir ! Vas-tu m'expliquer quelle sottise tu t'es encore mis en tête d'accomplir ? »
L'apprentie sorcière – un titre indigne de ses pouvoirs, ça faisait longtemps qu'elle était passée maître mais ces vieux croulants de professeurs refusaient de l'admettre – prit son air le plus innocent, écarquillant légèrement ses yeux grenat pour se donner des allures enfantines.
« Une sottise ? Moi ? » se récria-t-elle vertueusement, l'image même de la dignité blessée.
Beli croisa les bras et la dévisagea d'un œil sévère, pas du tout convaincu.
« Je te connais, petite vipère des glaces » rappela-t-il. « Tu manigances TOUJOURS des coups fourrés ! »
« Sais-tu que cela s'appelle sauter aux conclusions, ce que tu es en train de me faire ? » rétorqua la demoiselle.
« Tu as beau être puissante, n'oublie pas que je suis ton aîné dans les arts de la magie ! Je peux voir ce que tu traficotes quand il me plaît. »
Farbauti regarda son interlocuteur pendant deux secondes puis rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
« Depuis quand es-tu voyant ? » s'étrangla-t-elle, toujours hilare. « Ce don est réservé aux femmes ! »
« Allons, tu sais bien que cette règle ne s'applique pas à un change-forme » lui rappela malicieusement Beli. « Quoique, je me demande bien qui voudrait constamment être femme… Avec ces affreuses crampes ! »
« Couard ! » le taquina Farbauti.
Elle reprit son sérieux.
« D'accord, je me rends. J'ai l'intention de sortir. »
Beli faillit avaler sa langue.
« Sortir ? Sortir du Bois de Fer ? Par les tripes d'Ymir, mais à quoi penses-tu, morveuse ? »
« Mais j'étouffe ici ! » s'insurgea la jeune fille. « Je me lève et je me couche, et entre temps je n'ai pas quitté les murs d'Utgard ! Je vais devenir folle si ça continue ! »
« C'est la tradition » protesta Beli. « Tu es une apprentie, et tant que tu ne maîtrises pas complètement tes dons… »
« Mais je les maîtrise ! » explosa Farbauti. « Ce sont les Anciens qui font de l'obstruction caractérisée, parce qu'ils refusent d'accorder le titre d'ividja à une gamine qui n'a quitté le logis que depuis quarante-sept ans ! »
Le Jotun plus âgé ne put retenir une grimace. Farbauti ne disait que la vérité : les Anciens renâclaient, répétant que Farbauti était trop jeune, que la promotion lui monterait à la tête, alors qu'un autre apprenti, un plus vieux, aurait été consacré ividja sans y réfléchir à deux fois s'il avait eu un dixième de ses capacités.
Les prunelles rubis de la jeune fille scintillaient, prêtes à laisser échapper des larmes de rage.
« S'il te plaît, Bel. Rien qu'une fois. Une seule ! Il me le faut. »
Doux Néant, comment cette bougresse réussissait-elle ainsi à l'embobiner ? Une belle menteuse aux paroles d'or, telle était la fille de Kara. Quel genre d'engeance allait-elle produire ?
« Si tu te fais attraper, je refuse de te couvrir » céda platement Beli.
Le sourire que lui rendit sa vis-à-vis était si radieux qu'il aurait pu éclairer la nuit de Jotunheim comme si cela avait été le jour.
A environ deux heures de marche du Bois de Fer, une silhouette esseulée lâcha un juron retentissant.
« Par les couilles flétries de Nidhogg ! »
Oh, si jamais il remettait la main sur le pitoyable escroc qui lui avait vendu cette carte visiblement dépassée, l'imbécile prierait pour une mort rapide. Rapide comme se faire écorcher lambeau par lambeau de peau.
Laufey-Prince, fils unique de Nal Hrymsdottir, héritier du trône d'Ymir, n'était guère enclin à la miséricorde. Surtout envers les incapables.
Il en faisait un prince, perdu dans la plaine au beau milieu de nulle part ! Oh, le froid n'était pas un problème – ne l'était jamais pour un Géant des Glaces – mais Laufey sentait son estomac commencer à se faire entendre.
Heureusement qu'il y avait une forêt à proximité. Le prince héritier avait beau avoisiner les trois mètres de hauteur, il savait parfaitement se montrer discret lorsqu'il souhaitait chasser. Et un bois, et bien, ne manquait jamais d'accueillir une faune…
Il se mit à marcher vers les silhouettes sombres des arbres.
La tapisserie est sur le métier à tisser, et la navette voltige follement. Les fils colorés du destin se mêlent, se nouent et s'entrecroisent, bleu et blanc comme la glace, rouge de brasier pour la passion, or fauve pour la couronne, noir et brun pour la mort. Mais cela viendra plus tard.
Pour l'heure, la navette tisse, et les fils qu'elle emploie sont de soie et de lin, pour la richesse et la magie, d'une teinte bleu intense comme la peau d'un Géant des Glaces, traçant un motif qui est encore impossible à distinguer nettement, mais qui peut être deviné.
Fil d'or pour le prince, fil d'argent pour la sorcière. Fil gris de fer pour le guerrier, fil vert vif pour l'enchanteresse. Les fils s'enlacent et se croisent, se nouent, dessinent ensemble une ébauche de futur, une esquisse de possible.
Et pendant que la navette danse, Farbauti et Laufey sont sur le point de se rencontrer.
