Disclaimer : Certains personnages appartiennent à Disney, d'autres à Rob Kidd et quelques-uns m'appartiennent.

Ce matin-là, c'était la mort dans l'âme que Martha se réveillait. Aujourd'hui, elle devait quitter la ville où elle avait grandie, là où elle avait ri, mais aussi pleuré. Et sur un coup de tête de son père, elle devait tout abandonner et partir pour les Caraïbes où il régnait en maître face aux pirates qui pillaient sans vergogne. Ce père qu'elle connaissait si peu, celui pourtant envers qui elle éprouvait du respect mêlé à de la crainte.

Elle resta, pendant dix minutes, dans son lit, ressassant tous les bons et les mauvais moments qu'elle avait vécus à Londres, tous ceux qui avaient fait d'elle la jeune femme qu'elle était devenue. Mais cela était trop difficile, et elle se devait de se préparer au départ pour éviter de penser à sa peine. Lasse, elle ouvrit en grand les rideaux qui plongeaient sa chambre dans la pénombre et elle se retrouva face à un paysage qui avait bercé toute sa jeunesse : Londres recouverte par le brouillard, les jardins britanniques si magnifiques, la Tamise qui se profilait au loin. Tout cela, dans trois mois, ne serait plus qu'un vague souvenir. Elle tourna le dos à la fenêtre et s'installa devant sa coiffeuse où son reflet la désespérait encore plus.

Du haut de ses vingt ans, Martha était, sans aucun doute, l'une des femmes les plus charmantes et agréables à regarder de la société londonienne. Son teint pâle était contrasté par la noirceur de ses longs cheveux qui lui tombaient gracieusement sur les hanches. Ses traits étaient d'une finesse incomparable ses yeux, d'un bleu limpide, possédaient la même profondeur que l'océan. Mais cette beauté s'accompagnait d'une froideur dans ce regard pourtant si pur, un trait hérité de son père, le seul qu'il lui est transmis apparemment. Tous ceux qui louaient sa beauté ne pouvaient que se remémorer celle de sa mère, une femme si remarquable qu'elle ne pouvait qu'épouser un Amiral réputé pour son grand courage. Elle se souciait peu de son apparence : contrairement à cette société superficielle qui la privilégiait, elle savait qu'elle n'était qu'éphémère et qu'un jour, on ne la regarderait même plus. Elle avait nourri, suite au décès de sa mère, l'ambition de travailler la médecine. Cette lubie causait chez son père un profond dépit : il savait que les hommes se méfiaient énormément des femmes savantes. Mais pour Martha, cette envie allait bien plus loin que le désir de se démarquer de ses pairs, elle ne voulait plus que cela recommence…

Alors que l'horloge sonnait huit heures, Mary, sa femme de chambre, s'introduisit vivement dans la chambre de la jeune femme. Elle lui exprima rapidement son respect, puis s'entreprit de la coiffer. Alors qu'elle brossait ses cheveux d'ébène, elle ne put laisser exprimer son admiration :

« -Chaque jour, vous devenez de plus en plus magnifique, Mademoiselle ! Les Caraïbes se déchireront pour vous !

-Mary, vous avez toujours le don d'exagérer… », répondit Martha, le regard triste. Mary, tout comme elle, ne savaient pas encore à quel point ces paroles allaient se révéler prophétiques…

Lorsque la femme de chambre eut terminé son parfait chignon, elle pressa sa maîtresse pour l'habiller au plus vite. Martha n'appréciait que très peu cette précipitation, elle sentait que sa maison, sa ville voulaient la voir quitter son monde au plus vite. Mais il lui était impossible de faire autrement, et elle devait se soumettre au rythme effréné que cette journée lui imposerait. Le laçage de son corset, qui lui coupa le souffle, l'interrompit dans ses pensées. Les excuses marmonnées par Mary ne furent pas entendues par sa maîtresse, qui s'était replongée déjà dans sa mélancolie.

« -J'ai demandé à Arthur de charger vos affaires dès l'aube. S'il m'a obéi, vous devriez partir dans peu de temps. Nous savons que le navire vous attendra, mais plus tôt vous partirez, plus vite vous atteindrez Montserrat. Si vous saviez à quel point votre père a hâte de vous revoir…

-Il pouvait me revoir. S'il ne l'a pas fait, il ne le fera sûrement pas une fois que je serai… là-bas, répondit Martha avec amertume.

-Mademoiselle, vous aurais-je blessée ?, s'inquiéta la domestique dévouée.

-Non, nia la jeune femme, essayant d'afficher un sourire rassurant, non. Tu n'y es pour rien. »

Une fois qu'elle fut rassurée, Mary conduisit Martha vers l'entrée de la demeure majestueuse où elle avait vécu jusqu'alors. Un silence pesant s'était installé dans le manoir, brisé par le choc des talons contre le marbre des escaliers. De chaque côté, les domestiques qui l'avaient vue grandir étaient rangés pour voir, une dernière fois, la jeune châtelaine. Face à cette vision, elle fut tiraillée entre une envie de fondre en larmes qu'elle réprima, comme à son habitude, et une pulsion qui germait depuis de nombreuses semaines et qui avait atteint son apogée, le désir violent de cracher sa haine à ce père qu'elle n'avait jamais considéré comme tel, cet inconnu qui n'avait pas daigné venir au chevet de sa femme mourante, absorbé par son ambition, qui l'avait privé de son frère par ses excès, et qui maintenant la retiraient de sa véritable famille. Elle avait l'impression d'être la victime d'un sacrifice nécessaire pour combler les caprices d'un homme égoïste.

Tous lui firent des adieux chaleureux et émouvants. Eux aussi allaient perdre un être cher, mais ils se persuadaient que les Caraïbes ne pouvaient que lui être favorables, que le Nouveau Monde lui apporterait de nombreuses aventures qu'elle aurait ratées en restant ici. Si seulement ils savaient, s'ils voyaient ce qu'elle ressentait, ils préfèreraient qu'elle reste ici, cela, elle en était sûr. Mais elle avait pleinement conscience que cette traversée qu'elle allait effectuer durant un mois, ceux-là même qui la voyaient partir en rêvaient. Elle ne pouvait donc se morfondre, il fallait qu'elle aille de l'avant et qu'elle affronte ces aventures que tant de personnes lui avaient promises. Arrivée au seuil de la porte, elle se retourna et embrassa cette scène du regard. En balayant l'entrée, ses yeux s'arrêtèrent sur un portrait où était représenté sa mère. Elle s'avança, les yeux rivés sur le tableau les domestiques, l'imitant, comprirent tout de suite où se dirigeait son attention. Un jeune homme, petit et râblé, les cheveux ébouriffés, se détacha alors du corps que formaient les serviteurs et balbutia :

« Mademoiselle… navré… j'avais oublié de… »

Martha, qui se trouvait maintenant face au portrait, répondit vaguement :

« Ce n'est rien, Arthur… »

Elle ne faisait pas que l'observer, elle le dévorait des yeux, comme si elle ne voulait en oublier aucun détail. Le portrait, encadré par un magnifique bois précieux, semblait être le reflet de la jeune femme, tant les ressemblances entre le modèle et celle-ci étaient troublantes. Sa mère possédait, tout comme elle, ces traits fins, ce teint si diaphane, ces cheveux sombres qui étaient retenus dans un modeste chignon. Elle portait une robe bleu saphir d'une simplicité rare pour son rang, soutenue par une parure où étincelaient des diamants. Mais ce n'étaient pas ces artifices qui captivaient la jeune fille, c'était l'expression de son visage. Elle arborait un léger sourire, empreint de mystère, et ses yeux, d'un bleu plus clair et plus pur que ne l'étaient ceux de sa fille, reflétaient la douceur et l'amour qu'elle avait portée à sa famille, essayant de combler l'absence d'un père qui privilégiait sa gloire personnelle.

« Si vous me le permettez, Mademoiselle, je vais l'ajouter à vos bagages. »

Le jeune valet, Arthur, mit fin à la nostalgie qui inondait Martha. Elle se retourna vers lui puis, avec un sourire mélancolique, lui répondit :

« -Ce ne sera pas la peine, Arthur. Ce portrait restera ici.

-Mais Mademoiselle…, intervint Mary.

-Ne vous inquiétez pas, je n'ai pas besoin d'une toile pour me souvenir du bien qu'a fait ma mère autour d'elle. C'est cela qui importe le plus. »

Mary, qui retenait ses larmes dès leur arrivée dans le hall d'entrée, s'effondra dans les bras de Martha qui, surprise, fit un pas en arrière, mais qui ne put s'empêcher de la consoler. Elle la rassurait, lui rappelant toutes joies qu'elle allait connaître là-bas, le mariage fameux qu'elle allait célébrer, la vie que sa mère n'avait pu avoir. Mary, réalisant qu'elle avait dérogé au protocole, recula et se répandit en excuses.

« Ce n'est rien, Mary, ce n'est rien. »

Cela était triste à dire, mais il fallait partir, non pas que le temps était contre eux, mais elle sentait qu'elle ne pourrait subir une fois de plus l'émotion pesante de ses domestiques. Une fois installée, elle les vit tous, la saluant de la main, essayant de contenir leurs émotions. Elle leur répondit d'un geste de la main et d'un sourire qui se voulait rassurant mais qui affichait la tristesse de la jeune femme.

Les trois heures de trajet qui la séparaient de Portsmouth lui parurent interminables. Elle avait beau ouvrir ses livres pour essayer de se changer les idées, elle ne pouvait diriger ses pensées que vers ce futur qui se rapprochait d'elle de plus en plus rapidement. Ce n'était pas tant la peur de l'inconnu qui la tourmentait, mais celle de se retrouver vers cet homme qu'elle devrait appeler « père » et qu'elle n'avait pas vu depuis le départ de son frère, il y a sept ans. Après tout ce temps, elle n'avait rien à lui dire, et elle appréhendait ce jour fatidique où elle n'aurait que lui vers qui se tourner. Elle avait un mois pour se préparer à cette fatalité, un pauvre mois qui lui paraîtrait si long face à son ennui mais si bref vis-à-vis de ses retrouvailles forcées.

Martha arriva à Portsmouth vers onze heures du matin. Lorsqu'elle sortit de la voiture, le soleil éclatant du midi éclairait le port et la mer de sa lumière chaleureuse. Une belle journée pour partir en voyage ! A cette heure-ci de la matinée, le port était en proie à une agitation fébrile : des hommes transportaient des cargaisons à bord de bricks imposants, des marins saouls, qui n'avaient sûrement pas fini leur nuit, continuaient à chanter des chansons obscènes pendant que les femmes des aubergistes, éreintées, trouvaient la force de nettoyer le résultat des beuveries nocturnes de ces hommes. Martha ne se sentait pas à l'aise au milieu de ce monde qui se confinait tout autour d'elle. Une muraille humaine l'encerclait, parant une fuite hypothétique. Le cocher fit signe à un homme qui se trouvait sur le pont du navire juste en face de l'attelage, l'invitant à s'approcher. Celui-ci semblait avoir attendu ce signal depuis bien longtemps, étant donné qu'il n'attendit pas une seule seconde et se précipita vers eux et en peu de temps, il les avait rejoints. C'était un homme qui devait être un peu plus âgé que Martha, la peau tannée sûrement par la navigation, des cheveux bruns ébouriffés. Une barbe lui dévorait toute la partie inférieure du visage, ne laissant entrevoir que des yeux d'une noirceur inconcevable. Il ne portait pas le costume traditionnel de la flotte britannique, mais une large chemise qui avait été autrefois blanche et un pantalon usé au niveau des genoux, les pieds nus. Il allait sûrement monter ses bagages à bord, aucun doute là-dessus. Mais, à sa grande surprise, le marin, dans un grand sourire, annonça :

« Capitaine Jack Smith, pour vous servir, mademoiselle Norrington ! »