Dans le silence…

XXX

« Rien ne change, jamais. Les froides nuits, bercées par le murmure de la ville sont toujours les mêmes, où que je sois, rien ne change, jamais.

Je pleure dans le silence de ces nuits, mes sanglots étouffés par mon écrasante solitude.

Je pleure, silencieusement… »

Prologue

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Les abondantes gouttes de pluie frappaient contre les carreaux, jouant des notes dissonantes, mais la mélodie était reconnaissable : « nocturne humide ». Starrk grimaça devant son assiette de nouilles, seul plat qu'il savait préparer malgré ses nombreuses années de célibat. Il mourrait d'indigestion un jour, avec cette foutue nourriture.

Pas un seul client pour le moment, mais en cette nuit pluvieuse, il s'attendait à voir le jeune et fringuant Kurosaki Ichigo débouler dans son bar, les vêtements trempés, les chaussures boueuses souillant le sol qu'il avait lavé quelques heures plus tôt. La jeunesse était étrange, seule la météo semblait motiver le jeune étudiant à sortir ou non.

Les minutes étaient des heures et les heures une éternité. Son bar, le « Star », était sa vie, et les nuit blanches où les habitués venaient déverser la misère de leur existence avachis sur son comptoir, son quotidien. Vivre et attendre la mort comme une libération. Libération de cette morne et insipide vie où chaque jour le vide de son âme l'engloutissait un peu plus. Seul et sans espoir, même entouré de ces gens qu'il fréquentait depuis quelques année, tout n'était que solitude.

Onze heures sonna. La grande et ronde pendule grise placée sur le mur rouge en face de lui continua malgré tout sa course du temps, et les aiguilles acier poursuivirent leur perpétuel chemin circulaire. Cette nuit, il serait seul, finalement, au temps pour lui, il n'aurait pas à feindre ce sourire de circonstance. Il retira le bandeau noir retenant ses cheveux mi-longs, les laissant tomber sur son visage dont l'expression n'était qu'ennui. Etouffant un bâillement, il contempla les quelques nouilles restantes sans envie. Fades malgré toutes les épices qu'il y avait ajoutés, encore un bel échec.

D'un pas nonchalant, l'homme s'approcha de la porte de son établissement et regarda par la lucarne le spectacle monotone de ce soir de pluie. Quelques badauds se pressaient sous de larges parapluies, éclaboussant la rue à chaque pas, les lampadaires immobiles crachaient une lumière jaune illuminant le ballet des gouttes de pluie indisciplinées, le quartier aux murs gris paraissait bien plus misérable qu'à l'ordinaire.

Sa main chercha dans la poche de sa chemise noire le paquet de cigarettes, seul ami en cette soirée, dont il tira l'un des longs tubes blancs qu'il cala au coin de ses lèvres. Une flamme jaillit au milieu des étincelles, il approcha sa précieuse tige et inspira une longue bouffée, la recrachant lentement en un nuage gris et opaque s'élevant au-dessus de lui. Cette sale habitude ne l'avait pas quitté, la seule chose qui ne l'avait pas quitté d'ailleurs. Après une vie misérable dans la rue, un mariage des plus ratés, un divorce tout aussi chaotique, de l'argent qui manquait, il n'avait plus que ce bar et ses cigarettes. Ce bar, son bar, l'idée la plus lumineuse de sa vie, son seul lien le retenant à ce monde, sa vie, tout simplement.

Sur le comptoir, son portable vibra. Il s'approcha de l'objet bien trop bruyant. Le nom inscrit le fit tiquer, la cause de son divorce aimait se rappeler à lui de temps à autre. Un amour passionnel, enfin, amour était encore à prouver. Il ne décrocha pas. Il savait où cela le mènerait s'il répondait et il savait dans quel état il se sentirait le lendemain quand seul il se réveillerait.

La cendre tomba sur le comptoir, il la dégagea d'un geste brusque avant de dégainer un verre à whisky et d'y faire couler un liquide ambre au fort parfum. D'une traite, il vida le contenu et grimaça. Le verre frappa le comptoir et à nouveau, il le remplit de cette ivresse dorée.

- A ma santé !

Un rictus déforma un instant ses lèvres.

- A la santé d'un vieil imbécile…, soupira-t-il.

XXX

Trois heures du matin. Ce fut la seule chose qu'il réalisa en se relevant brusquement de la banquette noire où il avait fini avachi, la bouteille de whisky vide encore à la main. Les lumières qu'il n'avait visiblement pas éteintes lui piquèrent violemment les yeux.

- Nom de…

Une série de jurons franchit ses lèvres un peu sèches, et non sans difficulté, il se remit sur pieds. La terre tournait, vacillait, tanguait et il sut que tenir debout allait être un vrai challenge. Un premier pas et son tibia heurta la table basse, un deuxième et il manqua de s'étaler sur son propre carrelage, mais au moins, personne n'était là pour le voir dans cette déchéance. La solitude pouvait avoir du bon.

Il perçut des frappements violents à la porte. Trois coups à chaque fois. Des coups de plus en plus intenses, insistants. Il ne sut pourquoi il ne les ignora pas, toute sa lucidité s'était comme diluée dans l'alcool. L'erreur, il la comprit dès que ses yeux se posèrent sur l'homme se tenant à l'extérieur.

L'imperméable beige se rapprocha bien trop brusquement de lui, une étreinte puissante étreignit ses épaules, une odeur trop familière imprégna ses narines et tout son être réagit.

La porte claqua, le piège se referma. Déjà, il était sous son emprise.

-Ta chambre…

Les politesses étaient dérisoires. Chacun savait ce qu'ils voulaient. Rien de plus qu'une vaine tentative pour échapper à la solitude qui leur collait à la peau. Le sentiment de solitude n'était pourtant jamais aussi présent que lorsqu'il était avec lui.

-Pourquoi m'évites-tu, Starrk ?

Cette question formulée tout contre ses lèvres, dans des vapeurs de saké entêtantes, ne trouva qu'un silence pour réponse. Discuter était vain. Cette nuit, l'alcool pour compagnon, aucun d'eux n'étaient capable de comprendre l'autre. Celui qui fuyait, celui qui pourchassait, leurs raisons étaient pourtant les mêmes, mais leur perception bien différente.

La chambre qui était la sienne lui parut glacée alors qu'il y pénétrait. Tout comme les mains de son amant de longue date venant s'immiscer sous sa chemise. La fausse illusion d'un bonheur comblé s'était dissolue depuis bien longtemps, ne restait qu'entre eux le résidu de vides étreintes. Leurs baisers n'avaient plus le goût d'autrefois, ni même la caresse des draps sous son dos nu alors qu'il invitait son amant à le rejoindre, tout était insipide. Mais son corps connaissait par cœur cette grotesque mascarade, assez pour se satisfaire, et il pouvait toujours apprécier la vue du torse dénudé de son partenaire, il pouvait toujours savourer sa peau, toujours gémir sous ses caresses. Si la passion s'était éteinte, le spectacle en restait le même.

Ses baisers dénués de sens n'altérèrent pas le désir de l'homme. Les longs cheveux de son amant balayèrent son torse, sa bouche s'aventurant toujours plus bas sur son ventre, jusqu'à saisir son sexe préalablement libéré de sa prison de tissu par d'habiles mains. Les yeux sur le plafond, la respiration se faisant haletante, Starrk se laissa doucement emmené au bord de la jouissance. Presque un plaisir solitaire, même si la langue de son partenaire n'avait pas son pareil pour lui procurer de fulgurantes et électrisantes décharges de plaisir. Son inactivité cessa lorsque son amant écrasa son corps de tout son poids, le forçant presque à des caresses.

-Shunsui…

L'homme sembla apprécier le simple murmure de son nom, gratifiant Starrk d'un fougueux baiser aux effluves alcoolisés. Bientôt, le lit grinça sous leurs ébats, leur souffle se mêlant à cette agaçante musique. Starrk pensait déjà à sa prochaine cigarette alors qu'il se libérait de son plaisir dans un râle, rejoignant celui de son amant dont le corps se crispa sous lui.

Enfin, c'était terminé.

XXX

Une serviette entourant sa taille, Starrk regarda son partenaire d'une nuit revêtir son imperméable beige, déjà prêt à repartir. Il en était toujours ainsi, toujours. Dans un passé pas si lointain, il l'aurait supplié de rester à ses côtés, ce soir ou plutôt, ce matin au vu de l'heure avancée, le voir s'en aller était un soulagement.

-Attends-moi, je t'accompagne dehors.

Prendre l'air ne serait pas du luxe pour se remettre les idées en ordre. L'homme haussa simplement les épaules, allumant une cigarette. Starrk s'habilla rapidement, ne prenant pas la peine de sécher ses cheveux encore humides.

Pas un baiser, pas une étreinte, il partit comme il était venu, son long corps disparaissant peu à peu dans l'obscurité. Une ombre, voilà ce qu'il était devenu, une ombre venant hanter quelques fugaces nuits. Celui qui avait attisé tant de désir en lui n'était plus qu'un fantôme ressurgissant de son passé.

Seul. Tellement seul. Et ce fantôme n'arrivait plus à étancher cette solitude.

L'air était frais, un petit vent malsain s'engouffra sous sa fine chemise noire, le faisant frissonner. La pluie avait cessé, de son passage ne restait qu'une désagréable odeur d'humidité et de grandes flaques d'eau. Il respira profondément, espérant faire disparaître rapidement le capiteux parfum de l'alcool et les nausées qui soulevaient son cœur.

La nuit était silencieuse, étouffée par une épaisse couche de nuages qui ne se dissoudrait qu'aux premières lueurs de l'aube. Il chercha dans sa poche ses cigarettes, mais il réalisa qu'elles avaient quitté leur nid pour voler ailleurs, sans doute sur le sol blanc. Soupirant d'agacement, il s'apprêta à rentrer quand du coin de l'œil une ombre attira son attention. Elle était à tout juste deux mètres de lui, appuyée sur le mur de son établissement, recroquevillée sur elle-même, une capuche noire recouvrant entièrement sa tête. La compassion n'était pas son fort, les problèmes des autres il ne tenait pas à les porter tel un fardeau, il avait déjà bien assez des siens. Pourtant, sans doute aidé par un état d'ébriété avancé, il s'approcha de la masse noire. Il ignorait s'il s'agissait d'un sans-abri ou d'une jeune âme qui comme lui, avait bien trop arrosé la pluvieuse soirée, mais il était devant son bar, il ne pouvait décemment pas faire comme si de rien n'était. Il secoua l'ombre qui était bel et bien humaine mais n'obtint aucune réaction. Il s'agenouilla à sa hauteur, et réitéra son geste, cette fois, l'inconnu, un jeune homme lui sembla-t-il, releva la tête.

Il fut juste happé par deux immenses yeux et peut-être fut-ce la détresse qu'il y lut qui le poussa à saisir la pauvre âme par la taille et à la soulever contre lui. Il avait agit d'instinct, sans réfléchir, et il se le promit, plus jamais il n'agirait de manière aussi impulsive.

- Etes-vous…La mort… ? demanda faiblement le gamin.

Non, il n'était pas la mort. Il n'était que solitude, une solitude que même la mort ne voulait pas côtoyer.