Salut à tous ^^!

Voici le début de ma troisième fanfiction sur Mai Hime, et, pour ne pas trop changer les bonnes habitudes, c'est un polar.

Merci Miyaki pour avoir pris le temps de corriger tout ça.

Ce n'est pas l'univers de Mai Hime, même si il risque d'y avoir quelques références un peu partout. En fait, c'est notre monde à nous. Le caractère des personnages principaux est du coup un peu altéré, l'histoire de chacun étant différente et personne n'ayant eu un jour à sauver le monde, mais ça ne devrait pas trop choquer.

Que dire de plus. J'espère que vous aimez les trucs un peu glauques.

Bref.

Yeah.

On y va.


Le Rendez-vous des Princes

Prologue

La pente était abrupte et les arbres innombrables.

C'était l'enfer.

Ses yeux étaient aveugles. Le paysage défilait si rapidement devant eux qu'ils n'avaient pas le temps d'enregistrer ce qu'il se passait. Elle voyait des formes noires et des morceaux de ciel à travers le dôme des sapins. Parfois, l'écorce brune d'un tronc d'arbre devant elle était évitée de justesse. Elle allait si vite qu'elle parvenait tout juste à dévier la trajectoire de ses pas. Il arriva un moment où elle ne distingua plus rien d'autre que des couleurs sombres, elle aurait pu songer qu'il aurait été sage de ralentir. Mais elle avait l'esprit vide. Saturé de tâches noires et blanches qui semblaient jaillirent vers elle à chaque instant. Terrorisée.

Ses pieds glissaient. Parce que le sol était gelé, parce que la neige tombait, parce qu'il faisait nuit.

C'était comme de l'eau. Si flou, si hostile.

Si noir, si blanc. Si vide.

Passer entre deux arbres. Vite, vite. Un autre, et un autre. De temps à autres, elle sentait des branches fouetter son beau visage, amères, et tracer sur sa peau blanche des estafilades plus ou moins profondes. Brûlantes. Terribles. Le sang perlait sur ses joues livides, elle pleurait. Haletante et incapable de s'arrêter. Il faisait si froid cette nuit, vite, vite, que le village apparaisse, que les maisons chauffées lui ouvrent les bras, que la sécurité revienne.

Que sa vie soit sauve.

Elle courait. Vite, très vite, de plus en plus vite pour dévaler cette pente interminable. Elle ne voulait pas tomber. Des pierres roulaient sous les semelles de ses baskets. Son jean était déchiré. Son pull. Couvert de sang. Et plus elle avançait, plus elle allait vite. Beaucoup trop vite, et ses jambes devaient courir encore plus rapidement pour garder l'équilibre. Emportée par la peur. Emportée par la pente. Elle se sentait tirée vers l'avant par le vide qui lui faisait face, comme un aimant.

Autour d'elle, le maelström. Elle ne voyait rien. Mais elle entendait. Ses pas dans la neige. Les battements désordonnés de son cœur. Le cri du vent. Les inspirations irrégulières secouées de sanglots.

Le bruissement du tissu contre sa peau. Douloureux.

Pour filer comme une flèche. Sans rien distinguer ni ressentir. Les larmes, la neige, la nuit, le sang. Elle était aveugle. Si seulement Kuga avait été dans les parages. Elle l'aurait sauvée.

Et ces arbres qui défilaient à toute allure sur les côtés, qu'elle peinait à éviter, dont les feuilles griffaient si fort et dont les branches se tortillaient et lui arrachaient des mèches de cheveux noirs. Et un cri de douleur étouffé. Elle ne pouvait pas s'arrêter pour démêler les quelques cheveux qui avaient la malchance de se laisser saisir. Il fallait vivre.

Et pour la première fois de sa jeune vie, Nina regrettait le fait d'habiter dans une maison isolée du village.

Elle était rentrée chez elle tard ce soir-là. Comme d'habitude. Elle voyait les lumières allumées découper les fenêtres du salon depuis l'extérieur.

Elle avait quitté la route pour emprunter le sentier qui menait à l'habitation qu'elle partageait avec son père, les pneus enroulés de chaînes de la voiture avaient crissé sur les pierres et le sol recouvert d'une épaisse couche de givre. La Ford rouillée avait bien failli ne pas parvenir à monter les premiers mètres, une petite marche de terre bloquait le passage, et elle avait donné un coup d'accélérateur afin de la faire avancer. Le vieux moteur avait vrombi comme un animal sauvage en cage. Elle avait même eu peur d'alerter le village entier, pourtant presque un kilomètre plus bas. Ironie du sort. Ce n'était pas du village qu'il aurait fallu s'inquiéter, mais de ce qu'il se passait en haut.

Deux-cents mètres. C'était la distance à parcourir depuis la route jusqu'à la porte de chez elle. Deux-cents ridicules petits mètres.

Elle avait garé la voiture dans un autre vrombissement de moteur. Parce qu'elle avait pris son temps pour faire un créneau et garer l'engin avec précision, comme elle l'aimait. Parce que papa aimait ne pas avoir à le faire le matin quand il partait travailler. Elle avait tourné les clés afin d'arrêter le moteur. Lentement. Doucement. Enlevé la ceinture de sécurité. Soupiré et posé sa tête contre l'arrière du siège en fermant les yeux et en se massant les tempes.

Fatiguée. Elle avait trop bu. Elle avait mal à la tête. Elle avait simplement voulu se coucher. Si seulement elle avait fait plus attention. Si seulement. Après avoir passé quelques minutes à ne rien faire, elle avait récupéré son sac sur le siège passager et était sortie en prenant son manteau sous le bras. Le froid l'avait assailli et elle avait trottiné jusqu'à la porte d'entrée en fouillant dans son sac. À la recherche des clés perdues. Qu'elle n'avait pas retrouvées. Elle avait alors pensé qu'il faudrait qu'elle demande à Erstin de regarder si elle ne les avait pas oubliées chez elle.

Elle avait levé le bras pour frapper à la porte, un sourire ironique sur le visage et le regard anxieux, car papa n'aimait pas, comme n'importe qui, être réveillé à deux heures de matin pour aller ouvrir une porte d'entrée parce que sa fille était suffisamment tête en l'air pour avoir oublié, perdu, peu importe, les siennes.

Mais la porte s'était entrouverte d'elle-même sous la pression de ses doigts. Et le sourire avait disparu. Le regard anxieux était resté. Elle avait appelé son père. Serguey? Serguey? Pas de réponse. Étrange. Bizarre.

Inquiétant?

Mais non, voyons, il ne fallait pas être paranoïaque! Il avait peut-être simplement oublié de refermer et était allé se coucher. C'était tout.

Elle avait tâtonné pour trouver l'interrupteur et avait sèchement appuyé dessus afin d'allumer la lumière. Elle avait parcouru l'entrée des yeux, avait remarqué que le manteau de Serguey était pendu, comme à son habitude, sur le porte-manteau près de la porte de la cuisine. Elle y avait pendu le sien. Et déposé son sac. À pas feutrés, elle s'était introduite dans la cuisine -Serguey?- et avait souri en voyant qu'il n'avait pas fini son assiette et l'avait laissée sur la table. Et un petit rire. Les hommes. Quand apprendraient-ils à faire la vaisselle avant que l'évier ne déborde? Elle avait pris l'assiette, avait jeté ce qu'il restait du dîner à la poubelle, et l'avait déposée dans l'évier aux côtés de six tasses de café et d'une casserole recouverte de sauce tomate. Elle avait ensuite traversé le salon, plongée dans le noir. Serguey? Pas de Serguey.

Mais la télévision, allumée, braillait. Étrange. Bizarre.

Inquiétant.

La télécommande était sur la table basse. Elle avait allumé la lumière, l'avait saisie rapidement, alerte, et avait appuyé sur le bouton off en quatrième vitesse. L'image avait disparu de l'écran pour être remplacée par une surface noire plane. Silence. Serguey? Elle avait rapidement gravi les escaliers et foncé directement au fond du couloir. Serguey? Serguey? La porte de la chambre, ouverte.

La porte d'entrée en bas avait claqué. Elle avait sursauté, s'était retournée, et son estomac avait commencé à se tordre. Étrange. Inquiétant.

Effrayant.

Serguey?

En passant sa tête dans la chambre obscure, Nina n'avait rien vu d'étrange. Son père dormait simplement dans son lit, comme elle aurait dû s'y attendre. Elle avait soupiré de soulagement.

Elle avait tourné les talons. En bas, elle pouvait voir une partie du salon.

Les lumières étaient éteintes.

Impossible.

Ce n'était qu'à ce moment là qu'elle avait eu peur. Si seulement elle avait fait plus attention! Comme elle regrettait. Quelqu'un était dans la maison. Quelqu'un qui n'était pas Serguey.

Et c'était cela qui faisait peur. Elle était alors entrée dans la chambre de son père en courant. Serguey? Serguey! La lumière, vite! Il y avait quelque chose de poisseux sur l'interrupteur. Dans un clic sonore qui avait semblé lui percer les oreilles, les ampoules s'étaient allumées et elle avait vu rouge.

Les yeux écarquillés, comme s'il venait de voir la chose la plus effrayante qui soit, Serguey regardait le plafond avec un visage terrifié. Et le regard vide. Et le sang sur les draps, sur l'interrupteur et sur ses doigts, Nina avait hurlé.

Le reste était un enchevêtrement de sons et d'images. Elle avait dévalé les escaliers. Vite, vite, prévenir quelqu'un, vite, vite! Traverser le salon dans le noir -impossible!-, empoigner son sac près de l'entrée, plongée dans l'obscurité, et se précipiter vers la porte.

Dehors, elle avait fait un tour complet sur elle-même et avait failli en perdre l'équilibre. Où était-il? Où était-il? Mon Dieu, où était-il? Vite, vite, la voiture, vite!

Les pneus étaient crevés.

Il était encore là.

Deux-cents ridicules petits mètres. Elle avait commencé à courir quand elle avait vu que les lumières du salon étaient de nouveau allumées.

Le tueur.

Et à présent, elle filait à toute allure vers Osomura. Vers la lumière. Vers la vie qui s'y trouvait. Et la promesse de survivre. Les deux-cents mètres avaient été parcourus depuis une éternité, mais elle n'avait pas suivi la route. Trop longue. Qui serpentait paresseusement vers le village. Beaucoup trop de temps perdu.

Et Kuga qui n'était pas là.

Elle coupait à travers la forêt. Tout droit, vers le bas. Vite, vite! Beaucoup trop vite. La neige tombait. Elle entendait sa respiration erratique et le crissement du givre sous ses pieds, le bruissement du vent entre les branches. L'impression d'avoir un vide brûlant dans la poitrine et la gorge remplie de lave. Des jambes prêtes à céder qui moulinaient à toute allure pour tenter de garder le rythme de sa fuite effrénée. Vite, vite! Plus vite! Ses pas à lui, derrière elle. Comme des tambours qui lui disaient qu'il était là aussi, qu'il la suivait, qu'il l'attraperait, qu'elle n'avait aucune chance.

Qu'elle était déjà morte.

Elle n'allait pas assez vite.

Une branche virevolta vers elle et avant qu'elle ne comprenne ce qui lui arrivait, une douleur insupportable lui creva les yeux. Intolérable. Un cri étranglé lui échappa et elle se sentit basculer sur le côté. Emportée par le vide. Misérable Œdipe. Sa respiration se coupa quand elle heurta le sol avec une telle violence qu'elle sentit son corps rebondir dans un craquement de terreur et de sang et flotter pendant quelques secondes avant de retomber.

Elle n'était plus que souffrance.

Plus aucun son ne s'échappait de ses lèvres fendues par une de ces innombrables branches de sapins martyrs. La vitesse et la gravité la tirèrent vers le bas encore, et elle se vit rouler dans la lave. Contre les cailloux qui lui percèrent le dos et le givre qui lui coupa la peau.

Interminable chute.

Mortelle. C'était l'enfer.

Elle heurta quelque chose, qui stoppa sa course folle dans un délire de désolation. De la roche froide frappa son dos. Elle sentit son corps se déchirer et partir en lambeaux entre ses doigts. Comme un champ de bataille. Comme les ruines d'une ville.

Elle n'existait plus. La vie s'en allait.

Et sa respiration, à lui. Si proche, déjà! Ses pas qui brûlaient le givre. Qu'elle entendait à peine derrière la barrière des pulsations affolées de son cœur et du sang qui circulait dans ses tempes avec force et dans ses oreilles. Le bruit des tambours en furie était si puissant qu'elle se persuada qu'il s'écoulait le long de sa mâchoire à chaque battement.

Elle ne pouvait plus bouger. Mon Dieu, que se passait-il? Tout était allé si vite! Elle ne comprenait plus rien.

Elle le sentit s'arrêter près de ce qu'il restait d'elle, folle de douleur, aveugle et sourde. Souffler à son oreille. J'espère qu'Erstin ne viendra pas demain matin me rapporter mes clés.

Et puis la douleur encore, violente, qui la fit suffoquer et écarquiller ce qu'il restait de ses yeux. Étonnée. Qu'est-ce que.. Son corps se consumait. Un hurlement silencieux s'échappa de ses lèvres et un liquide brûlant jaillit dans son sang à une telle vitesse qu'elle eut à peine le temps d'enregistrer que quelque chose circulait dans ses veines avant d'expirer pour la dernière fois. Du sang. Un gargouillis désagréable.

Et puis plus rien.


Dans un claquement de portière, Haruka sortit en soupirant de la voiture qui avait la charge de la mener sur la scène du crime. Encore une journée qui s'annonçait longue et pénible. Il n'était que dix heures du matin et déjà, elle se trouvait sur le terrain d'un meurtre apparemment sordide. Le pire, c'était sans doute qu'elle ne parvenait pas à s'en étonner. Depuis le temps qu'on lui disait de faire attention. Elle aurait simplement souhaité, pensa-t-elle alors qu'elle posait son regard sur le village d'Osomura, à une vingtaine de mètres en contrebas de là où elle se trouvait, que la police aurait pu protéger les habitants isolés comme elle le faisait pour les villageois.

Deux policiers attirèrent son regard en descendant vers elle. Un peu plus haut, à peine quelques mètres avant la route, une dizaine d'hommes se pressaient autour du corps inanimé de la jeune femme assassinée la veille avec circonspection, comme des fourmis prêtes à bondir sur une source de nourriture alléchante. Drôles de vautours. Rapaces. Elle se dirigea vers eux en évinçant d'un revers de la main son escorte et grimpa le talus, emmitouflée dans son manteau noir et son écharpe vert pomme, les mains fermement enfouies dans les poches de son pantalon.

Quelle drôle de scène. Tout était de sa faute.

La jeune femme s'appelait Nina Wang, c'était ce qu'on lui avait dit. Dix-neuf ans. Si jeune.

On l'appela sur sa droite avant qu'elle n'atteigne l'énorme rocher derrière lequel elle voyait la police scientifique s'affairer avec un peu trop d'enthousiasme à son goût. « Commissaire! »

Elle se tourna vers l'homme qui lui faisait face, apparemment essoufflé d'avoir couru. « Sakomizu? » demanda-t-elle avec surprise. Le vieil homme était le responsable de l'autopsie. Sa présence sur les lieux n'était pas une bonne nouvelle du tout, pensa-t-elle rapidement en le voyant épousseter son imper, il préférait rester dans son laboratoire plutôt que de se déplacer. Elle se demanda alors à quoi pouvait bien ressembler le cadavre pour déchaîner autant de passion chez les photographes et même susciter assez de curiosité chez le grand chef lui-même pour le pousser à venir en personne.

Tout ça ne lui disait rien de bon.

« Que faites-vous ici? » demanda-t-elle sans aucun tact. Ça n'était pas son genre. Et elle avait autre chose à faire.

Le petit homme tapota son énorme ventre. « C'est assez affreux » commença-t-il avant de lui faire signe de le suivre, un petit sourire sur le visage, « je voulais vous faire l'exposé de ce que nous avons déjà trouvé dès que possible ».

« C'est si terrible? » interrogea-t-elle en jetant un regard derrière elle pour, d'un signe de la main, demander aux policiers qui étaient venus l'accueillir de l'attendre sagement en bas. Comme les bons chiens qu'ils étaient.

« C'est magnifique et terrifiant en même temps » répliqua-t-il avec un sourire excité qui lui donna la nausée. Le problème avec la police scientifique et la raison pour laquelle elle n'aimait pas travailler avec eux était leur capacité à rire de tout, même des visions de cauchemar. Elle ne répondit pas et préféra se focaliser sur leur destination. Quelques secondes plus tard, elle contournait le rocher et rejoignait les photographes, ces rapaces, qui sautaient comme des puces à la vue de ce qui devait être un cadavre particulièrement amoché.

Que pouvait bien faire Nina Wang au milieu des bois ? se demanda-t-elle furtivement en posant son regard sur le corps de la jeune femme, à un mètre à peine de ses bottes, qui nageait dans le sang et la neige.

« Il a neigé toute la nuit, son corps était à moitié recouvert de neige quand on l'a retrouvée ce matin », commença Sakomizu, imperturbable.

Elle le coupa, incapable de quitter des yeux la scène. Fascinant, en effet. Quelle horreur!

« Qui l'a retrouvée? »

Il s'ébroua et remit ses lunettes en place. « Un trappeur. Une femme qui s'appelle Kuga. C'est elle qui a donné l'alerte. » Il soupira avant d'ajouter : « Elle est en haut, avec Kikukawa, pour l'autopsie du père. »

Haruka grinça des dents. Ce type était un malade. Elle s'agenouilla sans un mot devant le corps de Nina Wang, qu'elle devinait être une magnifique jeune femme, et dut se retenir pour ne pas passer une main dans ses cheveux. À ses côtés, Sakomizu commença son exposé, les mains dans les poches et visiblement peu gêné par la présence de ces insupportables vautours qui tournaient autour d'eux, armés jusqu'aux dents, en discutant de ce qu'ils avaient mangé la veille et de ce qu'ils pensaient faire l'après-midi au parc d'attractions.

Ça devait être la force de l'habitude.

« Elle a probablement couru depuis chez elle jusqu'ici pour chercher de l'aide. Le tueur devait la poursuivre, ou alors elle a pris peur en retrouvant le cadavre de son père, plus haut, nous ne savons pas. » exposa-t-il. Il s'agenouilla et pointa du doigt le visage strié de lignes rouges plus ou moins profondes. « Ce sont les marques laissées par les branches des arbres. Elle a dû se laisser emporter par la pente dans la panique, du coup les branches- »

« Je sais, je sais » coupa-t-elle avec agacement. Pas besoin de lui faire un dessin. Elle comprenait très bien ce que des branches pouvaient faire lorsqu'elles fouettaient la peau avec suffisamment de violence. « Que s'est-il passé pour ses yeux? » demanda-t-elle pour changer de sujet.

« Des branches également. » répondit-il, pensif. « Il est arrivé un moment où elle a perdu l'équilibre et où elle est tombée. C'est ce qui explique que son corps soit couvert de bleus, vous voyez, là et- »

« Je vois très bien, merci ».

Il claqua des dents avec énervement. « Commissaire, si vous ne supportez pas de voir un peu de sang et quelques bleus, je vous conseille de démissionner » siffla-t-il avec mauvaise humeur, « mais si vous êtes là, c'est pour me laisser faire mon travail. Alors taisez-vous et écoutez. »

Elle s'apprêta à répliquer quelque chose de très désagréable quand elle remarqua un attroupement de silhouettes qui avançait vers eux depuis le village. Merde.

Elle se redressa immédiatement et, sans prêter attention au fait que ses cheveux blonds lui retombaient en travers du visage, gesticula des bras avec emphase vers les policiers restés sur la route. « Oh! » cria-t-elle, « pas de sibylles ici, emmenez-moi tout ça ailleurs! » Elle pointa du doigt les habitants qui commençaient à se rassembler, visiblement intrigués, quand elle remarqua que ses subordonnés la regardaient sans comprendre. « Allez, sécurisez-moi cette zone, bordel! ».

Aussitôt dit, aussitôt fait. Les policiers se mirent en marche pour intercepter les passants et Haruka se tourna de nouveau vers Sakomizu, inquiète. « Il va falloir dépecer le corps rapidement. »

Il la regarda, atterré. « Dé-dépecer? Mais enfin, commissaire qu'est-ce que vous- »

« Je voulais dire déplacer » se reprit-elle immédiatement, « déplacer, dé-pla-cer. ». Elle souffla et s'agenouilla à nouveau devant le corps pendant que Sakomizu récupérait visiblement de son étonnement. « Alors », reprit-elle avec sérieux, « ces yeux? »

Il remit ses lunettes en place et se passa une main dans la touffe de cheveux frisés qui lui servait de chevelure avant de répondre. « Une branche, comme je disais. Une plus grosse qui lui aurait fait perdre l'équilibre. Elle a dû la prendre dans les yeux au moment où elle allait le plus vite, ce qui explique les dégâts que vous pouvez voir, comme la paupière explosée et les- »

« Oui, oui, d'accord » dit-elle en tortillant une mèche de cheveux entre ses doigts. Pauvre Nina. Que t'est-il arrivé? Son regard se posa de nouveau sur les toits en contrebas. Si près du but. Quelques dizaines de mètres à peine et elle était sauvée. Elle soupira et se pinça l'arrête du nez. « La chute l'a tuée? »

Sakomizu, qui se mordait la lèvre, sans doute pour ne pas lui répliquer quelque chose de désagréable, secoua la tête en signe de négation. « Nous ne savons pas. Mais regardez un peu ici. » Il pointa le cou de la jeune fille en grimaçant. « Vous voyez les deux trous là? » Elle hoche la tête, intriguée. « Une bête? Un chien peut-être. » tenta-t-elle. Le médecin secoua de nouveau la tête. « Nous ne savons pas, mais il y a des chances que ce soit ça qui l'ait tué. Ou alors, c'est juste pour le spectacle. Il faut que je puisse regarder ça de plus près, tranquillement au labo. Et puis ça ressemble à- »

« À ce meurtre il y a neuf ans, c'est ça? »

Il la regarda, suspicieux. « Comment vous savez ça, vous n'étiez pas encore- »

« Le commissaire Tanaka m'en a parlé lorsqu'il m'a formée. » Elle se releva et épousseta son manteau des aiguilles de sapin qui s'étaient accrochées à lui en ignorant l'énervement manifeste de son interlocuteur. « Je crois que c'est bon pour moi. Emmenez-la au labo et faites votre travail, je ne vous dérangerai plus. » Elle trottina jusqu'à la route, quelques mètres plus bas, en faisant attention de ne pas glisser sur les plaques de glaces cachées par la neige, et, sans prêter attention aux policiers qui tentaient tant bien que mal de maintenir le calme chez la population, s'engouffra dans sa voiture et démarra.

Elle avait peur de ce qu'elle allait trouver en haut.

Après plusieurs minutes pendant lesquelles elle suivit le serpent de bitume avec impatience, elle ne put s'empêcher de penser qu'elle était la responsable de tout ça. Elle avait décidé de poster des hommes à Osomura quelques jours plus tôt, parce que les habitants s'inquiétaient de voir de plus en plus d'animaux morts dans les environs.

Trois hommes. Juste pour dire de les mettre là. Pour montrer que la police faisait quelque chose. Enfin, faire croire qu'elle faisait quelque chose. De toute évidence, on ne faisait jamais rien avec trois bras cassés stationnés dans un hôtel au centre d'un village de trois cents habitants.

Devait-elle s'en vouloir de ne pas avoir prêté plus d'attention à ces carcasses ? Elle commençait à se demander si ça n'avait pas été le début, le prologue à quelque chose de beaucoup plus important. De beaucoup plus effrayant. Allez savoir ce que ça pouvait être.

Elle s'arrêta lorsqu'elle atteignit le sentier menant à la maison de Serguey et Nina Wang. Isolée, en effet. Beaucoup trop éloignée du village. Pas étonnant que Nina ait décidé de couper à travers les bois. Excellente idée. Mais quelle idée stupide. Le tueur n'avait eu qu'à la suivre de loin et attendre qu'elle tombe, ce qui ne pouvait pas ne pas arriver dans de telles circonstances.

Les pneus crissèrent sur la neige et elle dut donner un coup d'accélérateur sur les premiers mètres afin que la voiture puisse grimper la bosse de terre qui bloquait le passage. Quel village pourri! Tout n'était que forêt, neige, boue et givre! Elle le détestait déjà. Vivement le jour où elle pourrait retourner à Furano pour tabasser les petits dealers du dimanche.

Elle s'arrêta au moment où elle passa devant la voiture qui était tranquillement garée à côté de la maison. Pourquoi ne pas avoir pris la voiture pour fuir, Nina? Les rapaces étaient déjà là. Ils fumaient une cigarette dehors en plaisantant. Un énorme chien blanc était allongé près d'eux, visiblement endormi. Elle soupira. Elle détestait la police scientifique. La portière claqua avec force quand elle sortit et cela fit sursauter les hommes postés dehors, certains en perdant même leur cigarette qui s'éteignit dans la neige.

Un ronronnement satisfait résonna dans le crâne d'Haruka qui leur fit son plus beau sourire. Elle se dirigea vers la voiture des Wang avec curiosité. Pourquoi ne pas l'avoir prise? Elle tourna autour de l'engin avant de se rendre compte de ce qui clochait.

Les pneus.

Le tueur avait pris la peine de crever les pneus? Pourquoi? Pour forcer la jeune fille à courir, réalisa-t-elle. Pour jouer. Ou pour lui faire peur et la pousser à prendre des décisions désespérées. Comme s'élancer dans une pente abrupte au milieu de la nuit et de la neige. Elle se passa une main dans les cheveux, accroupie devant l'un des pneus morts. Probablement un... elle regarda autour d'elle. Une lame. Un long couteau. Mais il n'y avait rien autour d'elle. Il l'avait emportée, bien sûr. Il avait l'air particulièrement malin, alors laisser une arme sur une scène de crime n'était pas une erreur qu'on pouvait attendre de lui. Comment avait-il fait pour tuer le père sans que la fille ne s'en rende compte?

Il aurait crevé les pneus, serait entré, aurait tué le père. Nina l'aurait vu, peut-être alertée par le bruit, se serait enfuie. Ou alors pas du tout. Peut-être que... elle soupira.

Après s'être relevée, elle parcourut les quelques mètres qui la séparaient de la porte d'entrée et s'y engouffra sans prendre garde aux regards énervés que lui jetèrent les hommes postés devant elle. L'entrée n'avait rien d'anormal. Les manteaux étaient pendus près d'une porte ouverte qui menait vers ce qui semblait être la cuisine. De l'autre côté, constata-t-elle en avançant, se trouvait le salon. La cuisine d'abord. Pour les couteaux. Peut-être était-il entré, avait d'abord pris un couteau dans la cuisine pour crever les... mais pourquoi prendre une telle précaution? Il n'avait pas l'intention de laisser Nina sortir, si?

Ses yeux parcoururent la pièce et tombèrent sur un post-it négligemment posé sur la porte du frigo.

Je suis chez Erstin, ne m'attends pas pour manger ce soir, d'accord?

C'était donc ça, pensa-t-elle en prenant le post-it entre ses doigts. Nina n'était pas là hier soir. Elle avait pris la voiture. Le meurtrier était entré et avait tué Serguey et... et après? Il avait attendu que Nina rentre. Mais dans ce cas, elle ne pouvait pas ne pas le voir en entrant, et il n'aurait pas eu le temps de crever les pneus. Impossible. Il était donc ressorti. Ou il s'était caché à l'intérieur. Pourquoi faire? Peut-être qu'il n'avait pas eu le temps de ressortir. Elle était peut-être rentrée trop tôt. Il s'était donc caché dans la maison et était ressorti ensuite pour crever les pneus. Et attendre que Nina ne revienne, paniquée, après avoir découvert le corps de son père.

Elle tourna sur elle-même. Quel merdier.

Elle pénétra sans discrétion dans le salon et fut surprise de voir que tout semblait y être en ordre. Il ne s'était pas caché là, il n'y avait pas de recoin, pas de coin sombre, pas d'énorme meuble, rien. Elle pivota et ouvrit la porte qui se trouvait sous les escaliers, au fond de la pièce. Les toilettes. Il se serait caché là en attendant que Nina monte les escaliers?

« Haruka! » fit une voix féminine du haut des escaliers. Elle releva la tête. Entre les barreaux, elle devinait les chaussures noires de Yukino. Cette dernière descendit les escaliers et lui sourit. « Il est en haut. »

« Comment est-il? » demanda-t-elle en se laissant guider dans les escaliers.

« En très bon état je dirais » lui répondit l'autre derrière ses lunettes. « Il paraît que l'autre corps est terrifiant à regarder, les experts ne parlent que de ça. » Elle s'arrêta devant une porte et s'écarta pour la laisser passer. La blonde entra sans hésitation et devina la présence d'un corps derrière le rideau d'experts qui s'affairaient à ses côtés. Elle en écarta quelques-uns d'un revers de coude et se faufila jusqu'au lit où Serguey Wang reposait.

De toute évidence, il était en bien meilleur état que sa fille, pensa-t-elle en voyant que les draps tachés de sang avaient déjà été retirés et gisaient dans un sac plastique dans un coin de la pièce. Seuls deux trous dans le cou montraient la trace d'une agression.

Et le regard du mort.

Haruka se demanda ce qui pouvait faire peur à un homme au point de rester figé sur ses traits dans la mort. La chose devait être horrifiante. Et tout cela n'avait rien pour la rassurer. C'était une bête? Mais les bêtes ne se cachaient pas dans les maisons et ne crevaient pas les pneus de voiture!

Un éclat de vert attira son regard et l'arracha à sa contemplation. Près de la fenêtre, adossée contre un mur, une femme aux cheveux noirs comme de l'encre la regardait, un fusil non-armé sous le bras et une veste en cuir lâchement enroulée sur les épaules. Haruka cligna des yeux un instant. Un civil? Un civil sur sa scène de crime?

Elle fit un geste nonchalant du pouce vers la sortie, les yeux fixés sur la présence clandestine, « Pas de civil ici, dehors. » La jeune femme ne sembla pas réagir mais la gratifia d'un sourire amusé qui lui fit voir rouge. Qu'est-ce que-

« Oh, Haruka » fit Yukino derrière elle, « voici Natsuki Kuga. C'est elle qui a retrouvé Nina et Serguey Wang ce matin. Je lui ai demandé de rester ici pour que tu puisses l'interroger. »

Oh.

Le sourire de Natsuki Kuga s'agrandit, mais n'atteint pas ses yeux. Difficile dans de telles circonstances remarqua Haruka. La blonde soupira et se pinça l'arrête du nez en fermant les yeux. Elle avait déjà mal à la tête.

Tout ça s'annonçait mal. Elle allait avoir besoin d'aide.


Review?