1) Les maux sibériens

J'étais de retour au Blue Graad, fasciné comme toujours par la magnificence de son palais qui ne ressemblait pas à l'un des châteaux féeriques de la Loire mais plutôt à une abbaye se dévoilant voûte après voûte. Lors de mon entraînement j'y avais passé les meilleures années de ma vie.
Sa bibliothèque est à mes yeux le cerveau intellectuel de notre planète. Ici, je me sens chez moi comme nulle part ailleurs, même le Sanctuaire n'arrive pas à l'égaler à mes yeux.
Je fus surpris d'entendre des petites plaintes comme si quelqu'un pleurait. Curieux je pris le chemin de ces lamentations. J'y aperçus la charmante Séraphina que j'ai toujours admiré pour son esprit du devoir et je dois avouer avoir été affreusement jaloux de voir tous ces freluquets autour d'elle au bal de la Vouivre alors que j'y étais envoyé en mission par le Grand Pope.

– Je pense Lady Séraphina que vous allez vite vous apercevoir à vos dépens que la position dans laquelle vous vous trouvez est plutôt dangereuse. L'avertis-je.

La jeune fille flottait sur l'un des morceaux de glace qui tapissaient le lac. Je ne portais pas mon armure mais un pantalon, des bottes et une tunique longue.
Elle se retourna sur moi, nous nous regardâmes, la brise qui s'engouffrait sous sa jupe fut le seul témoin de cette scène.
– Je vais très bien Dégel...
– Bien, vous trouvez ? Votre balancement est scabreux et me donne la désagréable impression que je vais devoir bientôt plonger.
– Verseau, ce ne sont pas vos affaires !
– Je crains fort qu'elles le soient maintenant et il n'est pas question que je passe mon chemin en faisant semblant de rien. Pourrions-nous discuter de ce qui ne va pas ?
– Non, vous ne pourriez rien y faire.
– En êtes-vous certaine ?
– Laissez-moi tranquille ! Je ne veux pas vous parler !
– Et bien, moi j'en ai envie ! Séraphina, séchez vos larmes et prenez ma main. Lui ordonnais-je.
Sautant aisément sur l'une des couches polaires se détachant de la banquise, je la lui tendis et finalement, elle y répondit. Je l'a pris par la taille, ses mains étaient glacées.
– Voilà, vous êtes sauvée !
Elle leva la tête vers moi.
– Vous ne direz rien à mon frère ? N'est-ce pas ?
La tenant menue et tremblante, je l'entraînais encore plus loin.
– Tout dépend. Lui répondis-je.
– De quoi ?
– Si vous aviez la bonté de me dire pourquoi vous vous apprêtiez à commettre un acte aussi irréfléchi.
Elle me lâcha, je vis ses yeux naviguer sur le peu d'eau qu'il nous était toujours possible de voir.
– Elle me semblait tellement froide.
– C'est qu'elle l'est. Lui dis-je.
– J'avais finalement peur d'être dévorée par le lac. Je ne suis qu'une lâche, j'aurais pu en finir.
- Vous l'auriez été en finissant de la sorte.
– Vous ne pouvez pas comprendre.
– Eh bien, je vais essayer mais d'abord retournons au palais voulez-vous ?
– Ai-je un autre choix ?
– Je crains que non.

A travers les petites allées enneigées nous nous dirigions ensemble vers la grande bâtisse du Graad.
Elle ouvrit la porte du petit salon bleu qui lui avait été offert par Unity comme bibliothèque miniature personnel à sa féminité.
Meublé d'étagères remplies de romans sentimentaux, d'une table basse, d'une autre ovale sur laquelle se trouvait un samovar et d'un sofa parsemé de coussins, décorée de gravures romantiques du siècle dernier, elle me proposa un café que j'acceptai. Elle vint alors prendre place à mes côtés.
Elle était pâle, crispée.
– Allez-vous me faire confiance et me dire ce qui vous trouble tant ?
– Dégel, je suis malade.
Choqué par cette réponse, je lui demandai d'une voix basse qui se voulut douce.
– Voulez-vous dire gravement malade ?
– Il le semblerait. Répondit-elle le regard égaré.
– Avez-vous vu un physicien ?
– J'ai été auscultée par les meilleurs médecins de Paris...
– Votre frère le sait-il ?
– A quoi bon... Je ne veux pas qu'il souffre.
J'avais la tête baissée, perdu dans les petites vagues de café qui se formaient dans la tasse que je tenais entre les mains qu'elle me toucha m'informant:
- Le mal devrait atteindre les poumons, ils ne savent pas quand ni comment...
– Unity le découvrira tôt ou tard. La souffrance que vous lui épargnez à l'instant n'en sera que plus grande le jour où il l'apprendra ! Il faut le lui dire maintenant !
– Non, je n'en ferais rien, Dégel. Pas maintenant, parce que je veux vivre dignement le temps qu'il me reste et je veux le voir lui vivre également... n'ayez donc aucune crainte, je lui en parlerai au bon moment si on peut l'appeler comme cela.
– Vous étiez prête à mourir ce soir... Lui fis-je remarquer.
– Je suis honteusement désolée. Voyez-vous, ma vie en un coup de vent s'est grisaillée, depuis je n'aperçois plus les rayons du soleil.
– Je vous comprends mais si je peux me permettre, il ne faut pas seulement en tant qu' astre mais aussi dans tout ce qui nous touche et que vous aimez, votre frère, votre maison, vos gens, votre peuple,votre pays même moi... Lui expliquai-je.
Elle avait retrouvé un petit sourire et inclina la tête.
– Merci beaucoup pour votre gentillesse. Dégel, vous devriez prendre congé pour vous diriger vers l'observatoire, il vous y attend.
Pas un mot sur ce qu'il s'est passé ce soir.
– Il faut alors me promettre de ne plus essayer de prendre votre vie comme vous étiez prête à le faire un peu plus tôt...
– Je vous le promets.

Je marchai dans les couloirs de la forteresse, stupéfait des confidences de Séraphina, dont j'avais toujours été secrètement épris.
Kardia, l'un de mes amis était lui aussi malade et maintenant elle.
"Toutes ces connaissances et ces pouvoirs... et je ne puis rien faire pour eux."

En empruntant l'escalier en colimaçon, j'étais désolé et j'arrivais au laboratoire astrologique où Unity et moi aimions discuter du cosmos.
Impuissant, nous observions grâce aux lunettes géantes le tout début de l'éclipse maléfique qui s'abattait sur notre monde.
– Les mois, les années à venir seront décisifs pour l'humanité et son monde.
– Il le seront. Nous nous regroupons au Sanctuaire et c'est probablement ma dernière visite amicale que je peux vous offrir.
– J'en suis bien triste, tu es mon meilleur ami. Il prît une pause pour me dire: J'aurais voulu te parler de ma sœur...
– De quoi s'agit-il ?
– Il me semble la perdre. Elle est de plus en plus prise de petits froids qui se transforment en rhumes qui eux deviennent parfois même des bronchites. J'ai... j'ai peur des pneumonies qui pourraient l'emporter. Je ne sais plus quoi faire. Je voulais qu'elle nous quitte pour aller vivre chez notre gouverneur à Paris mais elle refuse. Égoïstement, je n'ai pas envie de la pousser vers ce départ. Tu sais qu'elle est ce qu'il me reste au monde, la seule lumière a traverser ce climat ingrat, la seule à le réchauffer.
– Je ne sais quoi te dire ni te conseiller... Lui répondis-je en passant la main sur le front.
– Je ne sais plus...
– Il faut parfois se sacrifier... Et la laisser partir quelques semaines vers le soleil. Tu m'a dit que vous seriez à l'Ambassade du Graad à Paris pour la réception donnée en l'honneur des accords acquis entre nos deux pays. Je peux l'accompagner et lui garantir sa protection jusque dans la capitale française avant de retourner en Grèce et toi, tu pourrais la rejoindre et puis, revenir en sa compagnie sur vos terres.
– Elle aura dix-huit dans deux semaines et si je lui organisais un bal dans l'un des châteaux bordant la Seine, ça serait un cadeau et une petite évasion pour elle et pour moi. Qu'en penses-tu ?
– "Ton premier" peut s'occuper des tâches d'État pour les quelques jours où tu la rejoindras... Vous en avez besoin.
– Honoreras-tu sa fête de ta présence ?
– Tu sais que j'aimerais te la confirmer à l'instant même mais je ne le peux. Tout va dépendre de l'évolution du ciel astral que nous venons de surveiller et des ordres du Pope mais, je t'en informerai.

Dans la salle à manger brûlait un feu de bois qui malgré sa grandeur n'arrivait pas à irradier toute la pièce de sa chaleur. La place devant l'énorme cheminée médiévale était destinée à Séraphina pour qu'elle soit au chaud. Notre premier plat était un potage aux légumes, suivi de raviolis slaves et de leur sauce au beurre. Le dessert fut un baba à la vodka plutôt qu'au rhum.
– Voulez-vous que je me retire ? Demanda t-elle.
– Non reste, j'ai à te parler. Lui répondit Unity.
– Passons alors dans le salon russe si vous le voulez bien messieurs que je puisse vous servir le café et le thé. Nous proposa t-elle.

La pièce était de couleur jaune coquille et rose rappelant les couleurs préférées de leur mère. Il y avait un autre feu rayonnant de mille lumières, au dessus duquel pendait un portrait de famille. Près de la fenêtre, une alcôve avait été aménagée où l'on y trouvait un bureau de correspondance. Nous prîmes place à la table située devant le foyer où elle nous servit notre boisson chaude assorties de biscuit secs.
– Je pense t'envoyer à Paris pour trois ou quatre semaines.
– Mais enfin, je ne peux pas te laisser seul avec tout ce travail !
– Le régisseur est payé pour m'aider... On nous annonce un grand froid pour les semaines à venir. J'ai pris ma décision, tu pars vers la France et Dégel a bien voulu t'emmener jusque chez Monsieur et Madame de Marne qui seront ravis de ta présence parmi eux.
– Que puis-je te dire ?
– Merci ? Et que tu prendras soin de toi d'ici mon arrivée...
– Merci mon frère chéri ! Dit-elle en l'enlaçant.
– Comment pourrais-je vous remercier Dégel ?
– C'est un honneur pour moi de vous escorter jusqu'à vos amis. Si vous voulez m'exprimer un remerciement, prenez soin de votre santé pour votre frère... et moi. Lui répondis-je en la fixant.
Elle me fit une révérence et embrassa son frère.

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