Disclaimer : Tout appartient à Yana Toboso.
Bonjour à tous !
Je viens vers vous avec cette nouvelle histoire qui, je l'espère, vous plaira. Avant que vous ne me dites : mais qu'est-ce que c'est que cette idée de faire de Maurice Cole une fille ? Et bien j'ai trouvé qu'il ressemblait tant à une femme qu'il y avait de quoi faire une intrigue intéressante là dessus. Je me suis simplement demandée : et s'il y avait un énorme quiproquo ? Et si son secret n'était pas ce que l'on croit ? Ou pas seulement ?
Après, la façon dont le tout s'est mélangé avec Barbe bleue dans mon esprit…. Ne demandez pas, je ne saurai pas répondre !
Bref, il y aura certainement quelques petites entorses au scénario d'origine, mais je vais faire en sorte de le suivre au maximum de façon à ce que le tout soit cohérent. Normalement, seule la scène de la confrontation entre Maurice Cole et Ciel devrait être légèrement modifiée, et quelques petites choses sur Johanne Harcourt.
Le premier chapitre est terriblement long, mais c'est parce que je ne voulais pas morceler la situation initiale et lancer l'histoire une bonne fois pour toute. Les prochains seront plus court.
Avant de commencer, une petite intro pour bien suivre l'histoire :
La noblesse anglaise a une classification très semblable à celle de l'ancien régime français.
On a ainsi, par ordre hiérarchique :
Le Duc ou Duke
Le Marquis ou Marquess
Le Comte ou Earl
Le Vicomte ou Viscount
Le Baron ou Lord
Le Barronet ou Baronet
A noter que le titre de Lord est aussi utilisé comme masculin de Lady, et qu'il est communément utilisé pour nommer des nobles de rang supérieur au Baron. J'utiliserai dans la fic les titres français, il n'y aura de toute façon pas de confusion : le baron sera cité pour le titre, et le lord de manière indifférente pour toute personne de la noblesse.
Il existe également des titres de courtoisie : le fils aîné d'une famille noble prend le titre du rang inférieur au sien en attendant d'hériter de ses parents. Ainsi, par exemple, le frère d'Elizabeth Midford est le Comte de Midford.
Enfin, pour clore cette petite parenthèse introductive, il faut savoir qu'un Comte ou Viscomte peut être très puissant grâce à sa fortune bien qu'il soit mal placé dans la hiérarchie. Dans le manga black butler, le Vicomte de Druitt (pourquoi je prend cet exemple là ?) est très influent.
Mais un Duc ou un Marquis peut être en général immédiatement considéré comme puissant.
J'espère que ça vous plaira !
Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d'or et d'argent, des meubles en broderie, et des carrosses tout dorés ; mais par malheur cet homme avait la barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible qu'il n'était de femme ni fille qui ne s'enfuit devant lui.
Mon cher petit,
Je sollicite votre aide pour une affaire de la plus haute délicatesse.
Vous savez l'importance que j'accorde aux liens familiaux. En effet rien ne vaut la confiance que l'on a en les siens. Mais les évènements m'ont conduite, et je le regrette, à nourrir de terribles soupçons à l'égard d'un de mes cousins éloignés, le Marquis Hardavay.
Il épousa il y a quelques années la comtesse Julia Hooper, dont le nom ne doit pas vous être familier du fait de votre jeunesse au moment des faits. Cette demoiselle était d'une physionomie fort agréable, mais la malheureuse décéda un an plus tard au domaine de Wilfox du Marquis, dans ce qui fut présenté comme un accident de chasse, aucun enterrement officiel n'ayant été organisé.
Mon cousin ne resta cependant pas longtemps veuf et épousa en secondes noces la jolie et jeune Althéa Boislong qui venait tout juste de faire son entrée dans la société, ce qui fit ricaner les salons tout le long de la saison. Mais dix mois plus tard, le Marquis déclarait qu'elle était décédée en glissant dans un ravin du domaine de Wilfox un jour de pluie, et qu'on n'avait jamais retrouvé son corps.
Des rumeurs sinistres commencèrent à fleurir en bouquet sur toutes les lèvres - nul ne savait ce qu'il se passait au-delà des murs de Wilfox car le Marquis refusait d'y recevoir quiconque en dehors de quelques rares intimes- mais elles étaient ce qu'elles étaient, des rumeurs, et je n'y prêtais pas autrement attention qu'en les considérant comme affreuses calomnies.
Toujours est-il que lorsque mon cousin jeta son dévolu sur Mary White, qui était réputée très belle, son père s'opposa virulemment à leur union. Il fut mystérieusement ruiné peu de temps après et mis en prison pour ses dettes. L'infortunée Lady White, livrée à elle-même, n'eut d'autre choix que d'accepter d'épouser Hardavay pour sauver son honneur. Il la fit dire morte en couches neuf mois plus tard sans jamais donner l'autorisation que l'on examina son corps. Inutile de préciser que le « dire » donne tout son sens à la phrase pour la noblesse qui n'ose porter d'accusation de front du fait de l'influence du Marquis.
Suivirent Liliane Aister, plus belle encore que les trois précédentes, dont on ne s'embarrassa pas de trouver une cause de décès et qu'on déclara simplement disparue six mois plus tard, et Madeleine Fairstone, son épouse depuis l'automne dernier et qu'il a emmené aux Indes. Les familles, terrorisées par le sort du Marquis White, n'ont pas protesté.
Aujourd'hui, le Marquis Hardavay vient de m'annoncer son prompt retour en Angleterre. Cette nouvelle a insufflé un véritable vent de panique dans la société britannique. La crainte que cet homme inspire est telle qu'on le surnomme désormais « Barbe-bleue ».
Cette situation est intolérable, c'est pourquoi je vous demanderai de faire la lumière sur toute cette affaire avant qu'une nouvelle innocente ne disparaisse.
Par la grâce de Dieu,
Victoria
« Et bien très chère, posez-vous ou tirez-vous ? »
M'attardant quelques instants sur les cartes que j'avais en main, je relevai la tête vers le Baron Beaver.
« Je tirerai s'il vous plait »
Le baron se pencha en avant sur la table de jardin en un mouvement laborieux qui fit couiner ses boulons, et me tendit une carte de la pioche. Retenant un frémissement d'excitation du coin de la bouche, je jetai machinalement un trois de cœur et passai la main à mon frère Maurice.
Comme il faisait bon cet après-midi de fin août, nous nous étions tous trois installés dans le jardin pour jouer aux cartes, tentant de profiter de nos derniers jours de soleil. En effet la saison se terminait dans deux semaines et nous repartirions alors dans notre domaine des Highlands pour l'hiver, avec pour seule compagnie un vent furieux, un froid à vous faire geler sur place et un hypothétique fantôme dans le grenier.
Nous y étions condamnés car mon père, le Vicomte de Cole, et son jeune ami et associé le Baron Beaver avaient tout perdu lors du naufrage d'un navire contenant leurs dernières créations deux ans plus tôt, et dans lesquelles ils avaient investi toutes leurs économies. Nous étions à deux doigts de mettre la clé sous la porte. Cette terre familiale et cette maison non loin de Londres étaient les deux seules propriétés qui nous restaient de l'immense faillite qui nous avait frappés. La première était si délabrée et venteuse, et avait si mauvaise réputation avec cette histoire faramineuse de fantôme, que même nos pires créanciers n'en auraient point voulu. Pour la maison de Londres, et bien mon père et le baron s'étaient battus becs et ongles pour la garder, car elle représentait leur seul espoir de se refaire en trouvant des investisseurs. En effet, rester exilés dans les Highlands loin de la bonne société aurait signé notre arrêt de mort. Le pauvre Baron avait été jusqu'à vendre tous ses biens pour nous permettre de conserver la demeure et il était à présent condamné à vivre avec nous. Il ne s'en plaignait jamais directement, mais je voyais bien que l'affaire ne lui plaisait guère. J'espérais qu'il serait de meilleure compagnie dans les Highlands.
En tous cas, avec son air continuellement grincheux, on pouvait dire qu'il se fondrait plus dans le décors qu'ici, assis au soleil à côté d'un parterre de camélias.
Mon frère, assis à sa gauche, toussait de tant à autre en faisant tressauter ses cartes. Il gloussait à chaque ronflement un peu trop prononcé de la tante Rosalie, qui dormait un peu plus loin du sommeil du juste sous les rosiers.
C'était un petit bout de femme autrefois très impressionnant qui avait refusé de se marier tout en collectionnant officieusement les amants, mais qui était aujourd'hui plus ridée qu'une vieille pomme et avait sombré dans la sénilité. Il arrivait qu'elle se perdit dans des délires singuliers, qu'il valait mieux appuyer si on ne voulait pas perdre sa journée en négociations. En ce bel après midi, elle somnolait tranquillement au soleil. Il faut dire qu'il était près deux heures et que Fantine nous avait mitonné pour le déjeuner son fameux lapin aux cèpes dont la tante Rosalie s'était gavée plus que de raison. Par moments, elle avait un léger sursaut de conscience et resserrait ses longues mains sur son chapelet en grognant. De notre place, on voyait surtout osciller son bonnet au rythme des mouvements de sa tête dodelinante.
« Emma », demanda le baron en revenant vers moi, « C'est à nouveau votre tour. Posez vous ou tirez vous ? »
Il venait de jeter un quatre de trèfle, et mon frère un cinq de carreau.
« Je pose ! » annonçai-je théâtralement en étalant mon jeu en éventail sur la surface rouillée de la table.
Mes deux adversaires se penchèrent avidement pour mieux le voir. Il se composait d'un valet, de deux as et d'un deux. Si je m'en tenais à ce qu'avaient jeté et pris comme cartes mon frère et le baron aux tours précédents, et à celles qui avaient défilées dans ma main, alors il y avait de grandes chances que j'ai…
Maurice souffla de dépit et George jeta rageusement ses cartes.
… gagné.
« Et bien, je crois que cela me fait cinq victoires, contre une pour vous Baron, et aucune pour toi Maurice, exultai-je,
- Vous trichez ! s'outragea le baron,
- Et comment le ferais-je ? Vous avez déjà exigé de distribuer et de me passer les cartes afin que je ne touche pas à la pioche ! Allons, il s'agit simplement d'un peu de déduction, ne soyez pas mauvais joueur parce que vous perdez.
- De la déduction ! s'ulcéra-t-il, Comme c'est commode ! Votre duplicité atteint simplement de tels sommets que nous n'avons pas encore saisi comment vous vous y êtes prise ! Maurice, retenez bien ceci : les femmes sont des pécheresses décadentes qui vous entraîneront dans la perversité à la moindre occasion ! »
S'il y avait quelque chose de notable dans le caractère du Baron George Beaver, c'était bien son aversion du sexe féminin. De ce que j'avais compris en saisissant quelques allusions de mes parents – le sujet était sensible – George avait été très jeune fou amoureux d'une demoiselle peu recommandable, sur le compte de laquelle il s'était bien trompé et qui lui avait sauvagement brisé le cœur. Depuis, il avait étendu cette première impression à toutes les femmes existant sur cette sainte terre. Il en avait fait pleurer d'ailleurs plus d'une, car il était bel homme. Brun, grand et dégingandé comme une sauterelle mais avec un très beau visage aux lignes fines, crevé d'yeux d'un noir charbonneux qui faisaient tomber nombre de ces dames. Il avait également un nez acéré et légèrement proéminent dont les femmes disaient de son dos – l'on n'aurait pas osé de face de crainte des représailles – qu'il soulignait l'élégance de ses autres traits. Malheureusement il les fuyait toutes comme si elles avaient la peste bubonique, aboyant méchamment jusqu'à les faire fuir de terreur. En un mot comme en cent, il se méfiait terriblement du moindre jupon. Même du mien, alors que lorsqu'il m'avait connue, je jouais encore à cache-cache dans les arbres du parc avec les domestiques et rentrais crottée comme une souillon. C'était donner une idée de sa répugnance.
« Voyons mon ami », lui répondis-je d'un ton enjoué, « Je ne crois pas être d'un très grand danger pour vous, ni avoir essayé d'entraîner personne dans les flammes de l'enfer, admettez le. »
Il releva vers moi deux petits yeux perçants.
« Je veux bien le croire, mais ce que le Diable n'a pas pu dérober à votre esprit, de dépit il l'a reporté sur votre corps. Va donc ! Ce que votre âme pure ne pervertira point, votre agréable physionomie le prendra aisément ! Et encore, tous ces galants inconscients vous apporteraient le fer pour être brûlés du péché ! Même, ils en pleureraient de reconnaissance si des hommes comme moi n'étaient point là pour les prémunir de la nature maléfique de votre sexe ! Damnées femelles ! »
Et au fil des paroles de ce discours dans lequel il mettait tout son cœur, toute sa haine des femmes, il devenait plus rouge, plus essoufflé, la main sur le cœur et la poitrine en avant. Sur les derniers mots, il s'était levé si brusquement et en criant si fort que les canards s'étaient sauvés précipitamment de la mare dans un éparpillement de plumes et d'éclaboussures, affolés par cette ferveur presque religieuse.
Maurice, qui se tordait de rire, s'était caché derrière ses cartes, moitié pour dissimuler son hilarité, moitié pour se protéger de la pluie de postillons qui tombait en averse sur la table de jeu. Je roulai des yeux vers lui, le rappelant à l'ordre. Il s'agissait de ne point vexer le baron.
« Une autre ? proposai-je pour tenter de ramener un semblant de calme.
- Allez pourrir au purgatoire ! »
Je poussai un long soupir et me levai. Ce ne serait pas aujourd'hui qu'il entendrait raison.
« J'y vais de ce pas. Continuez sans moi, je vais me préparer pour le dîner.
- C'est cela ! Et ne faites pas la galante ! Je n'ai pas envie de faire le pied de grue devant la voiture parce que vous vous pomponnez ! entendis-je résonner dans mon dos alors que je m'éloignais, Maurice, je crois bien que nous allons enfin pouvoir jouer correctement. »
Nous étions conviés ce soir là chez une grande lady de la région qui m'avait prise en amitié.
C'était la première sortie publique de Maurice, sa faible santé s'étant améliorée au printemps, et Beaver nous accompagnait en tant que chaperon. Il n'était normalement pas assez âgé pour assurer ce rôle, nous avions fêté ses vingt-cinq ans la semaine précédente et j'avais eu toutes les peines du monde à ne pas me vexer lorsqu'il avait ouvert mon cadeau avec autant de précaution que s'il eut été truffé de nitroglycérine, mais mon père comptait sur sa phobie des robes et la confiance qu'il avait en son jeune meilleur ami pour garantir mon honneur.
J'avais traversé la moitié du jardin quand je passai, erreur de calcul fatale pour toute personne pressée, devant le rocking-chair de la tante Rosalie. Celle-ci s'était réveillée et était toute rouge de colère.
« Emma très chère, vous voilà enfin ! C'est scandaleux ! » m'apostropha-t-elle en fureur,
« Ce gredin de garde Suisse », désignant de la main un pigeon posé dans l'herbe devant elle, la tête penchée sur le côté, « refuse de m'introduire auprès de Napoléon ! »
Le pigeon avait l'air le plus consterné qu'un tel volatile puisse avoir. Et Dieu sait que l'effet était saisissant, car j'avais toujours trouvé que ces oiseaux avaient d'emblée une allure des plus stupides.
Je posai une main sur l'épaule recouverte d'un châle aux larges mailles de Rosalie.
« C'est que Napoléon se fait beau pour vous, affirmai-je en instillant toute la conviction dont je pouvais faire preuve dans ma voix, Vous savez bien que vous lui faites toujours grand effet.
- Vous avez bien raison mon enfant ! Ce jeune homme est si charmant ! »
Je hochai la tête pour marquer mon assentiment et commençai à m'éloigner. Cependant, le pigeon, sorti de l'hébétude, avait apparemment décrété que le danger représenté par la vieille Rosalie n'était pas bien féroce, et s'était enhardi à s'approcher d'elle. Je n'avais pas atteint la porte fenêtre qu'il s'était posé dans un bruissement de plume sur son bonnet de dentelle.
« Halte malotru ! Comment osez-vous ?! Moi, une femme mariée ! »
Au contraire du jardin où régnait une joyeuse agitation, la maison était plutôt déserte et silencieuse. Mon père était sorti à Londres pour la journée et ma mère lisait sûrement dans son cabinet, car elle n'osait sortir du fait de sa phobie des insectes et autres bestioles volantes. En outre nous n'avions plus que trois domestiques en plus du médecin qui venait quotidiennement visiter Maurice, ce qui faisait que la demeure ne détonnait pas vraiment par son activité. On en avait d'ailleurs fermé tous les volets. Ma mère clamait à qui voulait l'entendre que cela gardait les pièces fraiches malgré la chaleur écrasante, mais je voyais surtout que cela cachait la saleté qui trainait et les troupeaux de moutons de poussière qui s'accrochaient aux rideaux. C'est donc en marchant dans un couloir sinueux vide de toute âme que je me dirigeai vers la lingerie en quête de la bonne qui devait m'aider à me préparer.
Celle-ci était vide, et la lessive que Julie était censée faire cet après-midi trônait dans un panier sur le carrelage. Je soupirais d'exaspération. La bougresse devait être encore en train de papoter comme une pie avec Anna, une autre fille de son espèce supposée aide-cuisine. Ces deux là étaient maîtresses dans l'art d'éviter leurs tâches. Comme celles-ci échouaient immanquablement à quelqu'un d'autre, elles s'étaient rendues insupportables à toute la maisonnée, en plus d'apporter de l'eau au moulin de Beaver sur la duplicité des femmes.
Je me décidai à aller vérifier en cuisine, des fois qu'elles aient été assez stupides pour y rester discuter. Mais, comme couru d'avance, lorsque je tendis le cou par la porte je ne vis que Fantine, le front perlé de sueur et les bras enfoncés jusqu'aux coudes dans la pâte sablée.
« Tu as vu Julie et Anna ? »
Fantine poussa un soupire à fendre l'âme.
« Non. Elles ont disparu depuis au moins une heure. Ces deux gourgandines doivent se cacher pour pouvoir papoter à souhait sans travailler ! Tenez, tout à l'heure, j'ai du faire des pieds et des mains pour qu'elles m'essuient la vaisselle et c'est votre frère qui est venu m'aider à finir. Ce n'est pas correct tout de même ! Cela ne va pas, mais ne vous inquiétez pas Emma, je vais parler à votre père de ces affreuses pestes. »
Je grognais de mécontentement, ce que Fantine aurait d'ordinaire relevé comme inconvenant si elle n'avait pas été elle-même si remontée. J'allais les retrouver moi, ces deux là ! Et elles allaient m'entendre !
Je retournais sur mes pas dans le couloir, bien décidée à débusquer ces deux incapables, dussé-je retourner la maison pour ce fait. Dans mon dos, Fantine me cria qu'elle viendrait m'aider si jamais je ne parvenais pas à les trouver.
J'avais besoin de quelqu'un pour lacer ma robe, et je n'osais imaginer la réaction de Beaver si je me résignais à demander son aide. Il ne serait pas bien vu d'arriver en retard ce soir au dîner, mais il était également exclu que j'y arrive mal fagotée, sans être coiffée à la perfection.
Ce n'était pas tellement que j'accordais d'ordinaire grande importance à ces choses, mais il fallait bien comprendre que j'étais une jeune fille sans dot issue d'une famille au bord de la ruine. Nous comptions tous, moi comprise, sur le cadeau que la nature m'avait fait en me faisant belle, même remarquablement belle pour certains, pour échapper à la misère. Qu'un noble riche, et de préférence bon accepte de m'épouser pour ma seule beauté était notre dernière chance. C'est pourquoi presque tout le monde dans cette maison s'acharnait à me faire, telle Cendrillon, toujours plus superbe que la nuit précédente.
Je fouillais le cagibi, le grenier et regardais dans l'arbre de l'arrière cour sans retrouver la trace des deux servantes. Je me préparais à abandonner en désespoir de cause lorsque je passais à côté de l'escalier. Se pouvait-il … ? Je m'en approchai le plus furtivement possible et collai mon oreille sur le battant. C'est avec un sourire que j'entendis des chuchotements étouffés me parvenir.
Mes doigts palpèrent longuement la paroi. Lorsque mes ongles trouvèrent la rainure dans la planche en bois longeant les marches, je les y enfonçais et tirais d'un coup sec le battant, dévoilant la cache sous l'escalier. Les deux fautives se turent instantanément, ébahies par ma soudaine apparition. Ah ! Mais il ne fallait pas espérer connaître plus de recoins dans une maison qu'une enfant curieuse et indisciplinée qui y avait passé tous ses étés ! J'étais hautement satisfaite de les voir perdre de leur superbe, mais ce triomphe fut de courte durée. Remises de leur stupeur, elles échangeaient à présent un regard entendu, un rictus dédaigneux collé sur leurs sourires de punaises. Elles avaient beau être assises entassées dans un trou de souris sous un escalier, elles ne se départissaient pas de leur orgueil. Je me reteins à grand peine d'exploser de fureur. Fantine disait toujours que cela donnait mauvais teint, et ce n'était vraiment pas le moment. De plus, et c'était bien le plus malheureux, cela n'aurait probablement pas servi à grand-chose tant leur arrogance était grande.
« Bien, les admonestai-je avec une colère contenue, maintenant que j'ai perdu une partie de mon temps à vous chercher, voudrais-tu bien, Julie, venir m'aider, et toi Anna, retourner aider à la cuisine ? Choses pour lesquelles, j'ose me permettre de vous le rappeler, vous êtes payées ?
- Mais bien sur Mademoiselle, me répondit sur un ton sucré Julie tout en soutenant effrontément mon regard, le nez retroussé. »
Anna, quant à elle, me contourna avec un bruissement de jupes et s'éloigna le menton haut. Ma patience était décidément mise à rude épreuve.
Tout en tachant d'ignorer le sourire moqueur de Julie, je m'élançai dans l'escalier vers ma chambre, la jeune fille à ma suite.
Elle rirait moins si elle finissait renvoyée parce qu'on n'était pas parvenu à me marier convenablement. J'avais déjà perdu une demi-heure à la chercher, évaluai-je en faisant irruption dans la pièce, il ne me restait donc qu'un peu plus d'une heure pour me préparer. Le Baron allait m'écorcher vive, à moins que le souvenir de la nécessité de conserver mon visage intact ne retienne sa main.
J'ôtai rapidement ma robe d'intérieur, ne restant qu'en chemise tandis que Julie tirait de l'armoire la tenue que m'avait fait faire mon père pour ce soir.
C'était une robe à tournure, cette dernière mode au parfum léger de scandale qui faisait disparaître la crinoline au profit d'arceaux à l'arrière de la jupe soulignant la chute des reins. Porter une telle toilette frôlait la témérité malvenue, mais c'était ce genre de frôlements savants et calculés qui créaient l'aura de désir flottant autour d'une femme. Mon père savait que quoi qu'il advienne je serais remarquée en portant cette robe. Mais, notai-je avec un sourire tout en caressant le tissu du bout des doigts, il jouait tout de même prudemment en abattant cette carte lors d'un dîner en petit comité, où un possible écart de trop ne serait pas fatal. Je savais d'avance que la robe que je porterais le lendemain soir, où nous étions conviés à une grande réception, serait beaucoup plus classique.
La soie pourpre qui glissait sous mes phalanges était très douce et fine. On l'avait minutieusement rebrodée de motifs discrets dont la simplicité contrebalançait l'impertinence de la coupe de la robe. Elle avait du coûter cher mais c'était en quelque sorte, comme le Baron l'aurait fait remarquer avec sa délicatesse habituelle, un investissement sur le long terme.
J'étais absolument et irrémédiablement certaine que Julie avait fait exprès de s'emmêler avec les liens de ma robe pour me retarder.
Quelle affreuse, mais qu'elle affreuse punaise ! pestai-je en descendant les escalier quatre à quatre. Je devais être en bas depuis au moins dix minutes. Sale petite teigne !
Et oh prodige ! Oh hasard ! Oh destin ! Mes fards avaient également malencontreusement disparu on ne sait où. Non, décidément, elle ne perdait rien pour atten….
Je poussai un glapissement tout à fait inélégant quand mon pied ripa traîtreusement sur l'arrête d'une marche.
Je n'étais décidément pas habituée à porter de tels vêtements. Pour qu'elle reste bien en place contre mes jambes, ma jupe était attachée par l'intérieur à mes genoux grâce à des lacets. Rien de tel pour s'empêtrer dans ses volants. Quatre marches suivantes et un regard pour vérifier que j'étais toujours présentable et je m'élançai sur le perron comme si j'avais le diable aux trousses.
Un coup d'oeil m'indiqua que Maurice et le Baron étaient déjà montés dans la voiture. Je m'y engouffrai en coup de vent.
« Vous… vous ne pouvez pas sortir ainsi ! s'offusqua Beaver, qui avait soigneusement lissé ses cheveux noirs, alors que Maurice se mettait d'ors et déjà à pouffer, C'est indécent !
- C'est surtout de la dernière mode, clamai-je en m'asseyant soigneusement à leurs côtés alors que le cocher démarrait. Je ne tenais pas à abîmer cette merveille.
- Mais que vont dire les gens ? »
Je tournai vivement le tête vers lui en un mouvement qui fit tinter mes pendants d'oreilles –il avait l'air sur le point de s'étouffer- « Et bien quelque chose comme… » puis joignant dramatiquement les mains et papillonnant des cils, « Oh ! Comme Miss Cole est charmante aujourd'hui ! »
« Seigneur, cessez donc de faire l'intelligente ! Dieu sait que cela jure trop avec le reste de votre personne ! Je ne comprends pas comment votre père peut tolérer une telle chose ! Sortir sans crinoline mais avec cette… cette chose ! C'est inconvenant !
- Une tournure mon cher. Et l'on voit bien là que les hommes n'ont jamais eu à porter de crinoline. Allons donc, n'en faites pas tout un scandale. Ce n'est pas comme si j'avais suivi l'exemple de ces quelques dames de la bourgeoisie et ôté mon corset.
- Oh ! s'exclama Beaver, qui s'était brutalement à demi dressé du siège, manquant de peu de frapper de la tête le toit de la voiture, Croyez le bien, jamais je ne vous aurais laissée monter dans cette voiture si vous n'aviez pas porté de corset ! Il aurait fallu me passer sur le corps ! »
Et ce fut trop pour Maurice, qui ne parvint plus à cacher sa joyeuse hilarité.
« Cessez donc ! grondai-je, Vous devenez tout rouge et vous vous froissez. Vous allez déplaire à notre hôtesse.
- Cette sorcière !
- Georges ! m'indignai-je tout à fait. »
Car enfin, cette haine farouche de la femme était un peu trop exacerbée. Lady Howard était en vérité très charmante. Veuve et riche et profitant de cet état certes, mais ayant bénéficié de la plus haute éducation, et je n'aurais pas toléré que l'on médisât dans son dos.
C'est pourquoi je jetais un dernier regard noir à Beaver, qui me le rendit centuple, alors qu'un laquais m'offrait son bras pour m'aider à descendre. Mon chaperon et mon frère me suivirent de près, le premier pestant tout bas et enfonçant rageusement son haut de forme sur son crâne, le second jetant des regards émerveillés tout autour de lui –c'était sa première sortie de la saison-. Il y avait en vérité de quoi. Le domaine de Lady Eva Howard était magnifique. Il s'étendait sur plus de quinze hectares au centre desquels trônait comme un prince le manoir où nous étions reçus, cœur de la propriété. Les allées de son parc, fleuries avec goût, irradiaient tout autour de lui en étoile et la chaleur étouffante de cette soirée de fin d'été faisait flotter dans l'air un parfum riche et capiteux de fleurs et de terre. Pour ne rien gâcher, la propriété n'était qu'à une heure de Londres en calèche.
Assise bien droite sur une chaise en velours matelassé, je savourais avec délice le faisan qui nous avait été servi, opinant de temps à autres aux allégations de certains, donnant mon avis au gré des conversations fourmillant autour de la table.
Maurice ouvrait de grands yeux émerveillés. Tout autour de lui n'était que tintement gracieux de perles et valses de couverts en argents rehaussés d'arabesques d'or.
Lady Howard avait, comme à son habitude, fait de ce dîner une réception magnifique où se mêlaient artistes raffinés en vogue et fine fleur de la noblesse.
Ces soirées en petit comité -nous étions toujours moins d'une vingtaine- donnée par la coqueluche de la société Londonienne étaient très courues : en être un habitué s'accompagnait aux yeux de tous d'un renom certain, et beaucoup auraient sans doute tué père et mère pour y être convié.
C'était tout bonnement, dans mon cas, l'endroit où il fallait être.
La Comtesse Eva Howard, rendue célèbre par son intelligence et son raffinement, avait immédiatement repéré le potentiel d'une femme exceptionnellement belle, même sans le sou. C'est pourquoi elle m'avait pris sous son aile et s'était mis un point d'honneur de me marier convenablement. Eva savait très bien que, dans l'éventualité où j'épouserai un puissant et accéderait à de plus hautes sphères en utilisant judicieusement le cadeau que m'avait fait la nature, je lui serais redevable. J'en avais parfaitement conscience et, de fait, savais également que je ne pouvais espérer bien me marier sans l'exposition qu'elle pouvait me fournir. C'était somme toute un investissement dans lequel les deux partis trouvaient leur intérêt.
Elle venait d'ailleurs vers nous, saluant d'un sourire étincelant tous ses convives en brillante maîtresse de maison, les lumières des lustres se reflétaient dans la parure sublimant le roux flamboyant de ses cheveux, et à chaque banalité échangée, son interlocuteur la recevait comme la grâce de Dieu.
Lorsqu'elle parvint jusqu'à moi, son sourire s'évapora, ses yeux s'assombrirent et toute fioriture hypocrite disparut de son visage.
Lady Howard plissa le nez.
« Hope ne viendra pas ce soir. Figurez-vous qu'il a décommandé à la dernière minute ! »
Je voyais bien que cela la contrariait fortement.
Je fronçais les sourcils. Tsss harmonie de l'expression Emma !
Il avait semblé que le Comte Hope manifestait un grand intérêt pour moi. Il était plutôt intelligent, bon, d'un caractère facilement gouvernable et plaisamment riche, ce dont Eva et moi avions conclu qu'il ne me rendrait assurément pas malheureuse.
Les choses s'étaient bien présentées -Lady Eva avait décrété que sa façon de m'entretenir passionnément du temps tout un après-midi rendait évidente une idolâtrie éperdue pour moi- et nous nous attendions à une demande prochaine.
Quelle incidence cette absence avait sur nos calculs ? Fallait-il y voir une défection des sentiments du Comte à mon égard ?
« Il reste le bal donné demain soir par le Vicomte de Druitt. Le comte est très occupé, il aura certainement été retenu quelque part », surtout en sachant que le fameux faisan de la cuisinière de Lady Eva était au menu… Assurément c'était contre sa volonté, « Je ne pense pas qu'il y ait de quoi s'alarmer », ajoutai-je.
Tout en m'écoutant, Lady Howard avait posé sa main sur l'épaule de George. Beaver s'était instantanément transformé en statue de sel.
« Qu'en pensez-vous George ? »
Alors qu'Eva se penchait vers lui par-dessus son épaule tout en le frôlant (mouvement que je soupçonnais d'ailleurs d'être tout à fait calculé), sa figure devint livide et tira vers le verdâtre, ses poings se resserrant sur ses couverts à en faire blanchir les muscles. Il se faisait de toute évidence violence pour ne pas partir en courant, car je me refusais de considérer l'autre option qui se présentait à lui en la personne du couteau qu'il serrait convulsivement entre ses doigts.
« Quelle dommage d'ailleurs », et la main d'Eva descendit imperceptiblement en avant, « qu'un si jeune et si bel homme tel que vous soit seul… »
Je pouvais voir d'ici la chair de poule qui courait sur le bras du baron, que son contact hérissait. Il eut un espèce de toussotement étranglé, au bord de l'apoplexie.
Je piquai instantanément du nez dans mon assiette. Maurice, lui, ne s'embarrassait pas de camoufler son ricanement. Beaver se dégagea brusquement d'un mouvement d'épaule.
« Je vous remercie pour votre sollicitude madame », dit-il sur un ton qui ôtait à sa phrase toute sa politesse.
Vexée par ce rejet, Lady Howard se redressa vivement et, tentant de camoufler son visage défait de contrariété par un sourire, regagna sa place d'un pas digne. C'est avec un rictus de dégoût parfaitement laid que Beaver revint à son plat.
« Si vous pouviez voir votre tête… commentai-je en piquant nonchalamment un haricot du bout de ma fourchette.
- Occupez-vous de votre assiette.
- Vous avez des airs de parenté avec la biche que j'ai chassée avec père hier, appuya goguenard Maurice. »
Ne sachant plus vers qui tourner ses yeux flamboyants de colère, George finit par se venger furieusement sur sa viande sous le regard surpris de nos voisins.
« Je déteste quand elle fait cela ! »
Profitant de l'apparente inattention du baron suscitée par son nouvel accès de mauvaise humeur, mon voisin de table, un jeune Lord dont j'avais oublié le nom, se pencha vers moi.
« Miss Cole », me murmura-t-il, « Vous êtes très en beauté ce soir. »
Le baron eut un raclement de gorge irrité qui résonna dans mon dos, signifiant à mon interlocuteur que ses attentions n'étaient pas bienvenues, et me lança un regard meurtrier. Toute personne extérieure aurait conclut qu'il était jaloux mais, à la vérité, c'était de mes maléfices qu'il comptait protéger le jeune homme. Dépité, celui-ci battit précipitamment en retraite. Jamais mon père n'aurait pu choisir de cerbère plus féroce que Beaver pour préserver mon honneur, en cela que, de par sa nature, le cerbère en question se méfiait d'avantage de moi et ma féminité que de tout autre danger.
Soudain, une voix creva le tapage ambiant des rires et des conversations qui régnait depuis le début du repas.
« Jonathan Hardavay est rentré des Indes. Sa femme n'était pas avec lui. »
Le silence s'abattit sur l'assemblée comme une chape de plomb. Plus aucun tintement de couverts ne résonnait et tous les regards, sans exception, se tournèrent vers celui qui avait parlé.
Satisfait de son effet, Lord Saw se pencha sur la table, l'oeil brillant.
« Il a fait dire qu'elle est morte de la fièvre jaune », souffla-t-il du bout des lèvres.
A ces mots un frisson d'excitation parcourut l'assistance et plusieurs personnes se signèrent. A mes côtés Maurice ouvrait de grands yeux terrifiés mais brûlants d'intérêt.
« Barbe-bleue », murmura-t-il avec une crainte déférente.
Partout où son nom ornait les lèvres, le Marquis Jonathan Hardavay sucitait cette même fascination morbide.
« Pauvre femme », lâcha Beaver tout en jetant un regard dégouté à sa voisine qui se penchait tant pour mieux entendre que son collier de perles trempait dans son assiette.
J'allai sauter sur l'occasion - ce n'était pas tous les jours que l'on avait l'honneur d'entendre Beaver évoquer une femme dans des termes non injurieux - lorsque cette même voisine s'introduisit dans la conversation.
« On dit », commença-t-elle frébrilement, « On dit qu'il est sataniste et qu'il les sacrifie pour la gloire du Malin ! Et qu'avant il… »
Eva Howard frappa la table du plat de la main si violemment que tous les couverts tintèrent. Ses yeux crachèrent vipères et poignards alors qu'elle se redressait de toute sa hauteur, les balayant tous de sa présence puissante et furieuse.
« Il suffit ! » tonna-t-elle, « Je ne tolèrerai pas que l'on manque de respect à cette pauvre dame en médisant sur sa mort sous mon toît. Ni que l'on perturbe son repos avec de tels propos. »
Son intervention laissa un silence gêné. Nul n'avait oublié que feu Liliane Aister, quatrième femme d'Hardavay, était la nièce de Lady Howard.
Lord Saw se racla la gorge.
« Madame, si je vous ai offensée de quelle que façon que ce soit par mes paroles, je vous prie de me pardonner. »
Lady Eva lui jeta un tel regard qu'il piqua instantanément du nez dans son assiette.
Maurice dormait depuis déjà une heure et je m'apprêtais moi même à me coucher lorsque Beaver me fit appeler pour le rejoindre au laboratoire. Tout en descendant les escaliers de la cave pour le rejoindre, je pestai pour la forme. Il faisait froid, la pièce n'était pas chauffée, et j'avais laissé mon châle dans ma chambre. Qu'il me fasse lever aussi tard ne pouvait qu'être synonyme de découverte intéressante.
Lorsque je pénétrais dans la pièce mal éclairée, basse de plafond et sentant terriblement fort l'amoniac en simple chemise de nuit, j'eus un long frisson. Il gelait bien plus dans ce laboratoire que ce que je croyais. Oh, il avait grand intérêt à avoir trouvé quelque chose !
George était un véritable génie de la chimie, et c'était d'ailleurs ce qui l'avait, à l'époque, rapproché de mon père. C'était lui qui avait mis au point toutes les merveilles que nous vendions alors, mon père s'occupant d'en gérer le commerce, et j'avais été dès mon plus jeune âge mise au contact d'expériences des plus loufoques. Expériences qui avaient fasciné mes yeux d'enfant.
Que ce soit l'incident où, toute jeune, j'avais volé de l'acide dans son laboratoire afin de fondre des pierres ou une inclination pour la chimie évidente qui l'ait décidé, le Baron m'avait prise pour assistante lorsque le sien avait quitté la maison faute de salaire. Mes prédispositions pour la chimie étaient d'ailleurs la seule chose qui rachetait aux yeux de Beaver l'insulte que je lui avais fait d'être une femme.
Celui-ci farfouillait d'ailleurs parmi les tubes à essais étalés sur la table. Juste au dessus de sa tête, une tache noirâtre auréolait le plafond, vestige d'une de nos expériences qui avait mal tourné.
Il me désigna du doigt une fiole contenant ce qui semblait être de la glace.
« Regardez ceci voulez-vous ? »
La glace figée dans la fiole en épousait étroitement les parois, dépourvue de bulle d'air. La surface était parfaitement lisse.
« Comment avez vous obtenu cette glace ?
- En ajoutant du saccharose à notre mélange de Silice et d'Alaftaline, marmonna-t-il en fouillant dans ses papiers,
- Mais… je fronçais soudain les sourcils, Comment diable avez vous eu l'idée d'ajouter du sucre ? »
A ces mots, Beaver me jeta le regard le plus furibond qu'il était capable de produire.
« Je l'ai fait tomber, maugréa-t-il,
- Comment donc ? m'étonnai-je, persuadée d'avoir mal compris »
Ses prunelles assassines m'informèrent que non seulement j'avais parfaitement entendu, mais aussi qu'un commentaire n'était absolument pas souhaité.
Je m'approchai pour observer la glace qui s'était formée de plus près.
« Et vous dites qu'elle est apparue lorsque le sucre est tom…. Lorsque vous avez eu l'idée d'ajouter du saccharose ?
- C'est ce que je viens de vous dire ! pesta-t-il,
- Rapidement ?
- Je dirais une dizaine de secondes. Il faudrait faire des mesures plus précises. »
Je touchais la glace du bout du doigt. Elle était très dure. Que se passait il si l'on augmentait la dose de sucre ? Ou si l'on touillait en l'ajoutant ? Pouvait-on obtenir une texture plus malléable ?
« Fascinant. Vous vous rendez compte de ce que l'on pourrait faire avec ce produit ? La glace est presque introuvable en été tant il est difficile de la conserver. »
Par exemple, était-il possible de réaliser un de ces si complexes sorbets si l'on trouvait le moyen d'amollir la préparation ? Et le tout sans avoir de problème de conservation si on ajoutait le sucre à la dernière minute ?
Je me retournais vers Beaver. Son regard s'était éclairé:
« Tout à fait ! Je suis même sur que la compagnie Phantomhive nous en achèterait pour ses confiseries ! Ils sont toujours intéressés par ce que nous faisons, et un mélange aussi aisément manipulable pourrait leur permettre de réaliser des produits étonnants. On pourrait rien que dans l'état actuel l'utiliser pour créer des sculptures à partir de moules et je suis sur que cela les... »
Puis il se renfrogna tout à coup.
« Mais il ne le prendront jamais si nous n'avons pas une somme d'avance pour nous procurer au moins les matières premières et lancer la production. »
Abattu, il considéra un instant le pot contenant la poudre d'alaftaline, puis le referma avec un soupir affligé.
Son accablement me perça au coeur.
Si je n'acharnais tant à me rendre le plus sublime possible, abandonnant les fioles et la chimie, si je me prêtais à cette farce jouée chaque soir, c'était pour ces moments là, où l'éclair du génie et de la passion le foudroyait et illuminait tout autour de lui.
« Je vais trouver cet argent. »
Il y avait aussi tous ces sacrifices faits depuis deux ans, le bonheur précaire des parties de cartes dans le jardin, le sourire de maurice, et aussi cette honte qui entachait nos ombres, l'opprobre de la ruine.
S'il y avait bien une chose dans mon éducation que j'avais retenue, un principe intrinsèque à ma chair, c'était qu'on n'était rien sans honneur.
Beaver me dévisagea à son tour de son oeil si noir où se débattait tout au fond comme un regret.
« Je le trouverai. »
Demain soir je serais si belle que toute personne que je croiserais garderait mon image gravée dans sa mémoire jusqu'à sa mort.
Demain soir je serais si belle que le comte Hope ne pourrait détacher ses yeux de moi, bien que la vue offerte à son regard le brûle.
Je serais belle.
Une de ses voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage, et lui laissa le choix de celle qu'elle voudrait lui donner. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue.
Je ne croyais pas avoir un jour été inondée d'une conversation si décousue. Hochant mollement de la tête à la moindre des allégation incongrues de Lord Ashley, que ma présence rendait toujours nerveux au point de perdre toute cohérence dans ses propos, je passais le plat de la main sur ma robe afin de retirer un mauvais plis du tissu soyeux.
Quelqu'un, que ce soit Beaver, Lady Eva, le Comte Hope ou bien mon père, mais quelqu'un avait intérêt à venir me sauver sous peu.
Lorsque nous étions arrivés au bal donné par le Vicomte Druitt, mon père nous avait immédiatement laissé pour aller présenter Maurice à ses connaissances. Puis, l'arrivée d'Eva, venue me donner de derniers conseils quant à la conduite à adopter avec le Comte Hope lors de la soirée, avait entraîné la lâche défection de Beaver, mystérieusement disparu. Un page nous avait ensuite annoncé que le Comte Hope nous présentait ses plus sincères excuses, mais qu'il ne pourrait nous rejoindre avant neuf heures du soir, retenu par ses affaires. Eva avait pris une jolie teinte grenat et renvoyé avec colère le page, qui s'était enfui sans demander son reste, puis elle était partie d'un bon pas vers le buffet dans l'idée d'y épuiser sa rage.
Je m'étais retrouvé seule. Pas même une minute. Mais cette minute avait suffit à Lord Ashley, jeune homme sans le sous me poursuivant depuis des mois de ses avances, pour s'élancer vers moi et m'inviter à danser. Comme je n'avais de toute évidence aucune autre occupation, je n'avais pas pu refuser, lâchement abandonnée que j'étais. En me voyant entraînée dans une valse maladroite par le jeune Comte, Lady Eva avait répondu à mon appel au secours plus qu'évident par un haussement d'épaules, engloutissant un nouveau petit four.
Débrouille toi.
Lord Ashley ne cessait à présent de me jeter des coups d'oeil frénétiques tout en triturant ses gants, n'osant me fixer plus de deux secondes. Il était en proie aux affres d'une agitation des plus violente.
Pauvre garçon.
«Lady Emma », commença-t-il d'une voix rauque, « je ne puis me réfréner plus longtemps. Vous savez quels sentiments j'ai pour vous. »
Il eut été difficile de l'ignorer.
Toute la difficulté de la chose était de rejeter une énième fois l'homme, qui était d'un rang supérieur, sans l'offenser.
« Lord Ashley, vous m'en voyez désolée mais …
-Oh, je sais ce que vous pensez, mais ce soir, alors que je vois vos cheveux piqués de perles aussi dorés que le foin que broutent les plus beaux chevaux je…. Je….. Quoi que je n'insinue pas qu'ils ont la texture du foin, soyez en assurée, loin de moi cette pensée ! Je les imagine plutôt doux et…. »
Il s'arrêta brutalement, rougit et me supplia du regard :
« Bien sur je n'ai pas l'outrecuidance d'affirmer que j'aurai un jour l'insigne honneur de vérifier leur texture mais… Oh Emma, l'évidence m'a éclairé : nous sommes fait l'un pour l'autre. »
Seigneur.
« Me feriez vous l'honneur d'une danse ? »
Nous tournâmes simultanément la tête. Un homme s'était arrêté à côté de nous. Brun et élancé, il paraissait à peine plus vieux que Lord Ashley –lequel était d'ailleurs déconfit- et, portant un costume trois pièces de belle facture sans pour autant être grossier, était très élégant. C'était l'occasion de laisser là Lord Hashley et ses avances gênantes.
J'offris mon sourire le plus radieux au bel inconnu et pris immédiatement son bras.
« Absolument ! »
Ce qui les dégoûtaient encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce que ces femmes étaient devenues.
Celui-ci commença aussitôt une valse aux grandes circonvolutions, évitant adroitement les autres couples.
D'abord surprise par la complexité de la danse dans laquelle il m'avait entraînée, je me concentrais à présent avec attention sur les pas pour tenter de le suivre.
« Monsieur avait l'air de vous embarrasser », entama poliment mon cavalier, « Tout allait bien ? »
Sa voix très suave me fit relever la tête vers lui. Il avait des iris d'un vert clair singulier, presque luminescent, et qui lui donnaient un regard des plus étranges.
«Merci de vous en inquiéter, mais ne craignez rien. Lord Ashley est simplement parfois un peu trop envahissant. »
Il me sourit et nous fit sensiblement accélérer.
« Il semblerait que je vous ai sauvée d'une situation gênante. »
Et il traça une boucle autour de trois autres couples.
Nous dansions très vite à présent, et nos tourbillons transformaient les robes vives des dames en traînées de couleurs virevoltantes. Et par-dessus tout ceci, je sentais les pupilles aux vapeurs d'opium de mon interlocuteur me décortiquer sans pour autant qu'il ne me fixe. Je clignais fermement des yeux, blessée par la lumière trop intense.
« Effectivement Monsieur, et je vous en suis reconnaissante »
Nouvelle figure, plus complexe encore. Je commençais à m'essouffler et ma gorge s'asséchait. Une de mes lourdes boucles s'était échappée de mon chignon et battait périodiquement mon épaule. La musique nous englobait dans une étreinte de plus en plus étouffante. Mon cavalier ne se sentait apparemment pas le moins du monde oppressé. Son sourire s'était au contraire agrandit. C'était de toute évidence un danseur exceptionnel.
« Est-ce que cela signifie que vous m'êtes redevable ? », souffla-t-il en se penchant vers moi,
Je me raidis imperceptiblement.
« Je crois que vous êtes bien trop galant pour exiger une telle chose d'une dame », répondis-je d'une voix qui avait déjà perdue grande partie de son assurance.
Peut-être était-ce dans l'intonation de son timbre ou l'éclat éthéré de ses prunelles, mais il y avait quelque chose chez cet homme qui me mettait profondément mal à l'aise. D'avide et carnassier. Mon dieu m'entendais-je ? Quelle drôle d'idée. Je m'échauffais vraiment l'esprit pour des bagatelles. C'était certainement parce qu'il faisait trop chaud. Oui, voilà, il faisait trop chaud n'est-ce pas ?
Il se mit doucement à rire, et les deux orbes absinthes se détachèrent quelques secondes de mon visage. Je détournais immédiatement le regard.
Reprend toi Emma.
« Et quel est le nom d'une si charmante demoiselle ? »
Un long frisson glacé courut sur mon échine. Je relevai les yeux vers mon cavalier qui me souriait obligeamment, et je me sentis soudain stupide de ressentir tant de méfiance à l'égard d'une personne si charmante.
« Euh… Emma. Emma Cole, soufflai-je en ayant l'impression de commettre une regrettable erreur.
- Oh. La fille du vicomte ? sa poigne se resserra sur ma taille, Votre réputation vous a précédée à mes oreilles. Mais… sa voix se fit caressante, elle est largement surfaite »
Après une nouvelle circonvolution, nous passâmes sous un lustre qui fit étinceler ses dents et luire ses prunelles d'un éclat sauvage. Je me glissai impulsivement hors de ses bras.
Mon cavalier me dévisagea d'un air étonné mais ne se départit pas de son sourire.
« Vous ne vous sentez pas bien mademoiselle ? Je suis impardonnable. Laissez moi vous servir un rafraîchissement.
- Non je… »
Mais l'homme m'avait déjà agrippée par le bras pour m'entraîner vers le buffet.
Où étaient passés mon père et le baron ? Il se pencha sur une table où trônaient des carafes remplies de liqueurs colorées en tous genres.
« Ecoutez, je m'excuse sincèrement mais mon père doit me chercher alors…
- Vous boirez ? »
Et il me mit un verre de vin dans la main sans attendre ma réponse. Je serrai nerveusement le ballon entre mes doigts. A mes côtés, l'inconnu continuait de me dévisager avec un sourire très doux. Je jetais des coups d'oeils frénétiques aux alentours, mais n'aperçus aucun visage connu.Tu es vraiment stupide Emma. Enfin, et béni soit-il, je vis surgir de la marée humaine le baron qui se faufilait entre les danseurs, portant sur son visage un masque encore plus agacé que de coutume. Je n'avais pas de mot pour qualifier mon soulagement, aussi idiot fut-il.
« Emma vous voilà enfin ! Je vous cherchais part… »
Il devint livide.
Il y avait un problème.
« Lord Hardavay », lâcha-t-il sur un ton polaire.
Je blêmis à mon tour.
Subrepticement, Beaver se plaça devant moi. Mais malgré qu'il lui ait rendu son salut, le marquis ne daignait pas jeter un regard à mon protecteur.
C'était moi qu'il regardait.
Beaver considéra le Marquis avec défiance.
« Emma, je vous cherchais. Nous rentrons. Tout de suite. » dit-il, glacial.
Et il ne perdit pas plus de temps pour se ruer sur moi et m'entraîner derrière lui. Sa brusquerie habituelle me ramena à moi et je lui emboîtai le pas comme si le Diable eut été à nos trousses. Je ne posais aucune question à propos du Comte Hope qui serait ulcéré de nous savoir partis, ni sur nos efforts des derniers mois qui partaient avec lui en poussière. Mais le Marquis Hardavay me retint par le poignet et, plongeant dans le mien son regard phosphorescent, porta ma main à sa bouche. Ses lèvres étaient froides et visqueuses.
« Vous êtes la femme la plus magnifique que j'ai jamais vue, Miss Cole. Et j'affectionne particulièrement les belles choses », susurra-t-il.
Et voilààààààààà ! J'espère que ce début ne vous a pas trop rebuté !
Bon, Emma peut apparaitre un peu… Peste sur les bords, mais elle va grandement évoluer lorsqu'elle sera livrée à elle-même à Weston.
Que vous ayez apprécié ou pas, je serai ravie d'avoir vos avis !
Au menu du chapitre suivant : une demande en mariage, un travestissement et un choc des cultures entre une Lady amoureuse des convenances et une tripotée de gamins d'un pensionnat de garçons.
A la prochaine !
