Dialogue de morts

La douleur était vive. Déjà le sang coulait abondamment. Athos ne savait plus où la lame l'avait traversé…quelque part dans l'abdomen... Une embuscade aussi banale ! Il lui faudra donc mourir aux mains d'un coupe-jarret anonyme ? Le spadassin s'enfuyait déjà avec sa bourse…Sur le chemin désert, aux abords de Paris, qui saurait qu'il était là ? Il avait beau essayer de se relever, il ne faisait qu'aggraver sa blessure. Au désespoir, impuissant et haletant, il se laissa choir sur le sol poussiéreux.

Mais d'abord…comment s'était-il fait prendre aussi lamentablement? Un esprit aussi vif que le sien, toujours aux aguets…comment avait-il pu baisser sa garde aussi drastiquement ? A quoi pensait-il donc qui l'ait déconcentré à se point ?

Un seul nom lui vint à l'esprit. Aramis.
Toute la confusion qu'il avait ressentie quelques minutes plus tôt lui revint soudainement à l'esprit…Aramis…une femme ! Il avait appris la nouvelle il y avait déjà plusieurs jours, mais il n'arrivait toujours pas à savoir quoi en penser. Etre choqué ? Scandalisé ? Furieux ? Faire semblant ? Devait-il l'accepter telle quelle ? Se sentir trahi ? Apeuré ?

Il avait bien vu…Aramis avait compris qu'il savait son secret maintenant. Depuis ce moment, elle avait maintes fois essayé de l'approcher, de lui parler…chaque fois, il l'avait repoussée poliment, feignant des excuses absurdes pour s'éloigner. Il avait remarqué la peine dans son regard bleu…Athos avait dû se faire à l'idée : il avait peur de la femme-mousquetaire ; Il la fuyait. Bêtement, il ne savait pas comment réagir face à une femme. Lui ! Un des hommes les plus courtisé de la capitale, il ne savait plus que faire devant celle-ci ! Certes, il avait eu plusieurs femmes dans sa vie…mais la première à qui il avait ouvert son coeur avait trahi sa confiance. En était-il de même pour Aramis ?... Il avait appris à déprécier l'autre sexe…elles n'étaient qu'objets désirables de plaisirs. Mais on ne pouvait pas leur faire confiance ; Il en était ainsi dans la vie d'Athos. Alors, conjuguer le nom d'Aramis au féminin lui semblait simplement inconcevable. Aramis le discret, le prude, le petit, le trop beau, le rusé… Il avait bien pensé qu'Aramis ressemblait beaucoup trop à une fille, mais de là à s'imaginer qu'il puisse en être vraiment une !...

Tout autour de lui se voilait lentement, les bruits environnants devenant plus flous…Ah…c'est donc ça, la mort ?Il entendit à peine le son du galop qui s'approchait, ni le hennissement d'un cheval qui s'arrêta brusquement près de lui. Un leste cavalier atterri à ses côtés, soulevant prestement, mais délicatement, sa tête sous son bras. Il perçu l'éclat d'une longue chevelure blonde. Tiens ! En parlant du loup !...

« Athos ! »
Son propre surnom résonnait lointainement…Il n'osait pas croiser son regard…que dire ? que faire ? Il n'avait plus beaucoup de temps…Du coin de l'œil, il pu voir un gant blanc maculé de sang qui tremblait terriblement. Pourquoi Aramis tremblait-elle ? Il osa porter son attention vers elle : Aramis regardait sa propre main avec effroi. Il pouvait voir son joli visage terrorisé, ses yeux grands ouverts, comme si la vue de cette paume ensanglantée lui rappelait de terribles souvenirs. Pourquoi la vue du sang vous chamboule-t-elle à ce point? Femme faible, vous n'êtes pas faite pour être soldat si vous vous mettez à pleurer dès que vous voyez un blessé!

« ATHOS ! »
Ce qui aurait du être un cri n'était plus pour lui qu'un éclat à peine perceptible…mais la brume qui voilait sa vue s'était complètement dissipée. Il remarqua qu'Aramis regardait autour d'elle et visiblement appelait à l'aide. Son visage exprimait un mélange de terreur, de peine extrême et de désespoir. Elle pleurait ! Le tableau devant Athos se dénuda complètement de couleur…Devant moi ?...Pardieu, je ne suis même plus dans mon corps !

En effet, il se tenait debout, regardant de haut sa propre dépouille inanimée dans les bras de son amie.
Il voyait maintenant Aramis penchée sur son corps, donnant libre cour à sa peine…Mais lentement, Aramis se transformait…. rajeunissait. L'habit de mousquetaire fit lentement place à une belle robe. Ses cheveux attachés se dénouèrent et tombèrent librement dans son dos. Quand elle se releva pour regarder l'homme dans ses bras, ce n'était plus Athos qu'elle soutenait, mais un autre ! Certes l'homme étranger avait sensiblement son âge et portait également une fine moustache. Mais ses traits étaient un peu plus doux…

« Je suis mort de cette façon… »

Athos sursauta. En se retournant, il vit devant lui le même inconnu sur lequel la vision d'Aramis pleurait. Les yeux de l'homme émanaient une telle douceur, toutefois teintée d'une profonde tristesse.

« Qui êtes-vous ? » demanda calmement le mousquetaire.

Sans parler, l'homme pointa le cadavre dans les bras de la jeune Aramis. Athos suivit des yeux la direction du doigt pointé. Il ne pouvait toujours rien entendre du monde extérieur, mais il devinait que la jeune femme suppliait le mourant de rester près d'elle, de ne pas la quitter. Elle caressait le visage adoré, déjà froid dans la mort. Elle le serrait contre elle, espérant que sa propre chaleur pourrait lui redonner un peu de vie….

Ce tableau le bouleversa. Quoique ses sentiments envers Aramis aient été mitigés ces derniers temps, il ne supportait pas de voir son amie souffrir ainsi. Aramis…qu'est-il arrivé ? Qui est cet homme ? Vous l'aimiez, n'est-ce pas ? C'était votre époux ? Votre amant ?

« Allez-vous lui infliger, à votre tour, la perte d'un être cher ? » demanda doucement l'inconnu, avec une pointe de regret perceptible dans sa voix.

De toute évidence, cet étranger tenait au bonheur de la femme sanglotant par terre, à quelques pas de lui. Athos pouvait sentir combien il était difficile pour l'inconnu de ne pas s'agenouiller près d'elle et de la prendre contre lui pour la consoler, et comment son regard affligé semblait intensément implorer son pardon.
Elle se tenait la tête à deux mains, la secouant en signe de négation, refusant d'admettre que la mort avait fait son œuvre. Elle semblait presque folle, en proie à une terrible douleur. Athos essayait de saisir ses paroles imperceptibles. S'en veut-elle d'être arrivée trop tard ? Croit-elle que tout est de sa faute ?

« Elle tient beaucoup à vous, vous savez… J'ai fait ce que j'ai pu, pour le poignard de ce voleur…mais pour le reste…il n'en tient qu'à vous…»

Son cœur fondit, et Athos parvint à peine à contenir le flot d'émotions qui explosaient en lui. Aramis !...son compagnon d'armes, quelqu'un qui avait pansé ses blessures, avec qui il avait ri et partagé milles aventures…Était-ce vraiment important, le fait qu'elle soit homme ou femme ? Cela changeait-il à ce point sa valeur ?

« Si j'avais su que ma Renée était si forte, peut-être me serais-je battu un peu plus fort pour ma vie, même si l'issue aurait été la même…ne serait-ce que pour ne pas perdre la face devant une dame ? » dit l'étranger avec un sourire entendu. Lentement, il s'éloignait et son image s'évanouissait.

« Attendez ! Ne partez pas ! Qui êtes-vous ? » supplia Athos.

« Je vais vous envoyer un médecin ! » fit l'homme en guise de réponse, avant de disparaître complètement.

Athos revint à lui peu à peu. Ses yeux lui brûlaient et il sentit une larme - la sienne- couler sur sa joue. Ses sens le regagnaient peu à peu et il vit Aramis penchée au-dessus de lui.
« Athos !... » souffla-t-elle, la voix serrée et le visage inondé.

Perdu dans ces deux yeux d'un bleu d'azur, il comprit qu'il ne pourrait jamais en vouloir à son camarade. Quand on avait aimé de cette façon, on ne pouvait que s'émerveiller devant autant de courage. Qu'importe ce qu'il arriverait par la suite, Aramis resterait toujours son amie. Elle ne les avait pas trahis…il avait compris que tout ce qu'elle avait fait était à cause de son amour pour lui.

Un éclat d'amertume traversa son esprit. Si seulement ma femme, ma propre femme, m'avait démontré ne serait-ce qu'une fraction de l'amour qu'Aramis éprouvait pour cet homme !...

Il prit sa main doucement et la regarda intensément. Il lui semblait que ses forces revenaient peu à peu….

« Aramis….Pardonnez mon comportement de ces derniers jours… »

« Chuuut… »

« Je ne savais pas comment réagir…j'étais confus. Je vous ai peiné…je vous prie de m'excuser… J'ignorais… »

« Taisez-vous, gardez vos forces ! Peu m'importe si vous me détestez, mais…mais ne mourrez pas ! » Ces derniers mots se cassèrent dans sa gorge et parvinrent à peine à sortir. « Je vous en prie ! » Elle laissa tomber sa tête sur son torse et le serra contre lui, laissant d'autres larmes couler sur son visage.

Athos ferma les yeux. Non…je ne peux pas mourir ! Il repensa à cet homme et à quel point il semblait s'en vouloir de n'avoir pu rester près d'elle. Je ne vous ferai plus mal, Aramis. Je vous le promets…

« Oh, mon Dieu ! Laissez-moi vous aidez ! »
A leur insu, un homme grisonnant avait arrêté sa charrette près d'eux et s'était élancé vers le blessé, les interrompant. « Je suis médecin, » fit-il en écartant le pourpoint maculé de sang d'Athos. Sous le regard inquiet et à la fois reconnaissant de la femme, il examina attentivement la blessure du mousquetaire. « Je ne sais par quel miracle… la blessure est grave, mais aucun organe n'est touché. Il s'en sortira certainement! » expliqua-t-il, soulagé. « Aidez moi à le transporter dans ma charrette…nous l'amènerons chez moi où je pourrai le soigner. »

Ils déposèrent doucement Athos à l'arrière du véhicule. «Faites une pression ferme pour arrêter le saignement…voilà, » le médecin avait instruit Aramis avant de prendre les rênes et de les laisser seuls. Athos, égaré dans ses pensées, n'avait soufflé mot durant le trajet. Lové contre Aramis, il écoutait battre son cœur. Elle le tenait fermement contre elle, aux aguets, comme prête à se battre pour le protéger de la Grande Faucheuse si elle venait à repasser. Il appréciait cette étreinte chaude et protectrice, une caresse maternelle et amicale qu'il avait rarement ressentie…

Bientôt, ils arrivèrent à la maison dudit médecin. Un autre homme leur porta assistance et aida le docteur à transporter Athos à l'intérieur.

« Nous allons nous occuper de lui…attendez ici, » le vieil homme demanda au blond mousquetaire.

« Attendez ! » s'opposa Athos d'une voix faible mais ferme. Étendant la main vers Aramis, celle-ci s'en approcha prestement et la prit affectueusement. « Il vous aime tellement… » lui dit-il, « Remerciez-le pour moi…pour son aide…il m'a sauvé la vie…Mais je ne connais pas son nom…. »

Elle le regarda confusément. « De qui parlez-vous ? »

« Mais…de lui, bien sûr ! » lui sourit-il faiblement.

Alors que les médecins emportaient le blessé, Aramis, complètement troublée, abandonna la main de son ami et, se tenant immobile, le laissa partir, leurs regards ne se quittant pas. Ce n'est que lorsqu'il disparut complètement dans l'autre pièce qu'elle s'écroula sur le sol en éclatant en sanglots, se tenant la poitrine à deux mains, comme si elle tentait, en vain, de ne pas laisser s'ouvrir une profonde blessure, et répétant ce nom qu'elle ne pourrait jamais remplacer.

« François ! »

A suivre...