I
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L'odeur. C'était l'odeur qui l'avait alerté. Même les mailles du foulard souillé qui lui cachait le visage n'avaient pas pu l'étouffer. L'odeur de la mort, de la viande presque faisandée.
Aucun oiseau charognard pour repérer la carcasse, alors Mill avait sorti le nez du tissu, dilaté les narines et dirigé son cheval en suivant son flair. Avec un peu de chance, la dépouille ne serait pas entièrement passée ; les chairs les plus profondes n'avaient peut-être pas encore été attaquée par les vers. Comme Mill avait faim...
Et comme la faim avait persisté lorsqu'il avait contourné la falaise et découvert le cadavre ; un cadavre d'homme. L'homme était tout aussi comestible que le cerf ou le rat.
Mill avait pensé à Emilyse, aux malades, à Rewan, à leur mentor, puis Mill s'était approché en plissant les yeux pour tenter de deviner un visage dans le brouillon des blessures. L'homme avait dû tomber, mais pas seulement. Il portait une armure souple sous des épaulières bosselées ; un fourreau à son côté. Il s'était battu en contre-haut. Même étendu et désarticulé, il paraissait d'une taille formidable. Le ventre de Mill s'était contracté à cette idée : plus de choses à manger.
Mill était descendu de monture. Il avait dégainé son couteau en s'accroupissant près de l'homme pour l'observer. Impossible de déterminer si la couleur de ses longs cheveux collés était naturelle, de boue ou de sang séché. Sa figure dissymétrique était sans doute abîmée avant la chute ; une brûlure, peut-être, qui avait laissé la moitié droite de son visage inégale et boursouflée. Quelques mouches galopaient sous son nez et au coin de sa bouche entrouverte dans une jungle de poils drus.
Mill avait cherché un blason ou des armoiries, sans succès. Saisissant la cote à l'aisselle, il avait alors entrepris de découper le plastron de cuir comme la peau d'une bête. La tenue était bien trois fois trop grande pour Mill, mais il pourrait peut-être y tailler des protections plus adaptées, ou la revendre. La priorité était d'atteindre le corps et de jauger l'état de décomposition. Raffermissant sa prise, Mill avait donné un bon coup de lame dans le vêtement et le cadavre avait tressauté en grognant.
Mill était longtemps resté immobile, reculé près de son cheval, pendant que le cadavre qui n'en était pas vraiment un continuait à gémir. Il avait fallu qu'il ouvre des paupières lourdes pour que Mill se ressaisisse. La faim oubliée, il était revenu à son chevet pour évaluer l'étendue de ses blessures, cette fois. Où que ses yeux se soient posés, des coupures, des chocs, des os brisés. Et combien d'autres cachés ?
Mill avait défait ses besaces. Prioriser, avait-il appris. Prioriser. Il déchira la jambe du pantalon pour mieux voir l'os du fémur percer la cuisse. Priorité. Le cadavre geignait toujours, mais peu importait qu'il panique. Mill avait profité de sa faiblesse pour se mettre en position. Les pieds calés de part et d'autre de son corps, le talon de la botte crottée pressé contre sa poitrine, il avait saisi la cheville de sa jambe cassée et tiré en tournant. Le cadavre avait poussé un rugissement d'ours blessé avant de s'évanouir.
Là, Mill avait dû s'activer. Allumer un petit feu pour stériliser ses lames et ses aiguilles, faire bouillir de l'eau pour les linges, tremper les herbes pour l'onguent – ces herbes qu'il avait eu envie de mâcher ou de fumer simplement pour combler le trou de son estomac ou en oublier les profondeurs vertigineuses. L'idée de l'odeur qui allait se répandre quand il cautériserait le trou laissé par l'oreille arrachée le faisait déjà saliver.
Mais quand il avait approché sa lame chauffée à blanc, agenouillé dans les cailloux, la chaleur ou l'instinct avait réveillé le cadavre. Pas rendu conscient, pas tout à fait, juste de quoi lutter avec une violence ahurissante pour repousser le couteau qui refroidissait. Mill avait tenté de le maîtriser en appuyant les genoux sur ses épaules, mais le cadavre n'avait eu aucun mal à le désarçonner.
Pour finir, Mill avait plongé la main dans son sac, brassant les fioles comme des billes, écartant délicatement un pot rond d'argile rugueuse, piochant un petit flacon. Il avait hésité – ses dernières gouttes – avant de verser ce qui restait de lait de pavot dans la bouche hurlante du cadavre. Ses derniers grondements s'étaient tus et ses ruades s'étaient calmées. Mill s'était empressé de repasser la lame dans les flammes puis, prudemment, il avait dégagé les cheveux et appliqué le métal sur son ancienne brûlure. Le cadavre n'avait même pas bronché.
Mill ne s'était accordé qu'un instant de répit avant d'ôter épaulières, brassards et gantelets pour découper le reste des habits et révéler d'autres plaies. La nuit était tombée quand il avait noué la dernière suture. Ses mains tremblaient quand il avait lâché ses instruments et contemplé son travail. À la lueur tremblante du feu, le corps presque nu, cousu et embaumé ressemblait aux œuvres noires qu'on peignait dans les laboratoires secrets.
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Mill n'avait pas dormi, même si son incroyable performance médicale l'avait laissé fébrile et plus affamé que jamais. Accroupi près du cadavre qui était un homme, ou de l'homme qui était presque un cadavre, les bras serrés autour de ses genoux relevés, il l'avait regardé rouler de la tête dans les éboulis en grimaçant. Quand il tentait de gratter ses blessures, Mill l'écartait presque sans effort, désormais ; mais il sentait toujours sa force immense. Ses mains étaient monstrueuses ; elles auraient pu écraser la petite tête de Mill comme une pêche trop mûre.
Depuis combien d'années Mill n'avait-il pas mangé de pêches ?
L'aube s'était levée, mais le délire de la fièvre n'avait cessé qu'au milieu de la journée. Le cadavre n'avait pas parlé pour autant. Mill léchait des galets et faisait des rondes régulières. Il ne trouva ni cheval, ni arme abandonnée. Rien, personne, pas même un bruit lointain de sabots.
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— Tue-moi.
— Non.
— Tue-moi !
Mill n'avait aucune intention de l'achever. Soit le cadavre ressuscitait, soit il succombait. Dans la première option, peut-être se montrerait-il reconnaissant à Mill pour ses soins – financièrement reconnaissant. Dans la seconde, Mill pourrait se faire un festin de viande rafraîchie.
