Bonjour à tous ! Me revoici avec une traduction sur la série Merlin cette fois-ci.
Je suis tombée sur cette petite perle il y a quelques temps ; Mirrors in Amber de Shu of the Wind, que je remercie pour m'avoir permis de traduire sa superbe fic. J'ai bien aimé l'intrigue et le style spontané. Je trouve qu'elle mérite largement d'être partagée pour tous ceux et toutes celles qui sont fâchés avec l'anglais. J'espère que vous l'apprécierez autant que moi !
L'histoire est centrée sur Morgane, personnage que j'aime beaucoup du fait de ses multiples facettes et se déroule à notre époque, dans le futur par rapport à la série TV. C'est aussi un Merlin/Morgane (ou Mergana pour les habitués), un couple malheureusement trop peu exploité sur le fandom français. Shame on us ! Ils sont juste à croquer ensembles et j'ai toujours eu un faible pour les couples impossibles...
Auteur : Shu of the Wind
Traductrice : me !
Pairing : Merlin/Morgane
Résumé : Morgane commence lentement à sombrer dans la folie quand elle découvre cette petite librairie à Caerleon. Sans parler du neveu du propriétaire. AU moderne. OS en trois parties.
Disclamer: BBC & co pour l'univers de Merlin. Le scénario complet appartient à Shu of the Wind. Je ne fais que traduire avec son aimable autorisation.
NOTES : Emrys est la traduction galloise du prénom Ambrose, c'est pourquoi l'auteure l'utilise dans cette fic. Les titres sont inspirés de paroles de chansons.
Bonne lecture !
Votre avis est toujours le bienvenu ;)
Mirrors in Amber
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by Shu of the Wind
Morgane s'est encore réveillée en hurlant. C'est plus fort qu'elle. Peu importe s'il s'agit de la douzième nuit d'affilée, si Gwen doit en avoir par-dessus la tête de ses crises, elle ne peut réprimer les sueurs froides, les tremblements et les images de flammes se consumant encore derrière ses pupilles. Même lorsqu'elle sursaute dans son lit, le visage caché contre ses genoux, luttant pour se rappeler comment respirer. Elle est presque convaincue d'être la pire colocataire de toute l'histoire de la faculté et que la patience de Gwen à son égard doit certainement relever du miracle ou de celle d'un ange. À sa place, elle aurait déjà changé de chambre depuis des mois ou dans le pire des cas, appelé la clinique psychiatrique la plus proche pour sa coloc hystérique qui pousse des hurlements en plein milieu de la nuit à cause de cauchemars dont elle n'a aucun souvenir au réveil. Contrairement à elle, sa camarade est d'une gentillesse infinie. Elle lui prépare du thé et la laisse pleurer sur son épaule sans se plaindre. Sa bonté la rend malade car Morgane sait qu'elle n'a rien fait pour mériter une telle amie. Elle ne la mérite pas du tout.
Cette nuit est différente. Elle se souvient à peine des contours d'un visage, un visage longtemps oublié. Une voix qui murmure à son oreille dans une langue inconnue. Lorsqu'elle parvient suffisamment à se calmer pour attraper un bloc et retranscrire les mots, ils ont déjà disparu dans les confins brumeux de son esprit.
Le reste de la nuit, elle tourne et se retourne dans ses draps sans jamais pouvoir se rendormir.
Elle ne sait plus quand les rêves ont commencé. Son premier vrai souvenir – et aussi son dernier – ce sont les douces paroles de sa mère et un bol de chocolat chaud après une nuit agitée, réveillée par le cauchemar particulièrement sanglant et terrifiant d'un très vieil homme debout au milieu d'un champ de bataille. Il la dévisage de haut alors qu'elle est en train de hurler. En larmes, elle est restée blottie dans les bras de sa mère en écoutant ses mots réconfortants, "ce ne sont que des rêves, ma chérie. Juste des rêves." Mais les bras de Viviane se sont crispés autour d'elle d'une façon qui, pour une fillette, peut être réconfortante mais trahit la peur pour l'adolescente qu'elle a été.
Ses rêves n'ont jamais cessé. Rien n'y fait et rien n'y fera jamais, songe t-elle en enfilant son pull et boutonnant son jean. Gwen a déjà filé à son cours de biologie de sept à midi. Elle se sent terriblement coupable de l'avoir tenue debout quasiment toute la nuit. Aucun traitement ne fait effet, ni médicament, ni sirop, ni une quelconque thérapie. Elle ne peut rien faire sinon subir son rêve jusqu'à ce qu'il se termine brutalement.
Morgane ne s'est plus réveillée dans une telle détresse depuis des années. Maintenant, cela se passe toutes les nuits et elle a l'impression de devenir folle.
Ses cours de la matinée ont été épouvantables. L'astrophysique en particulier, faute d'être à moitié endormie et de tenir à la caféine. Alors, quand elle retourne une énième fois à la cafétéria en seulement trois heures pour un café noir, elle est à bout. Elle décide de sécher les maths et emprunte la voiture de Gwen – qui accepte à contrecoeur – pour aller faire un tour. Caerleon est une petite ville bâtie autour de l'université d'Ealdor. Il n'y a pas grand chose à voir et à cette époque de l'année, il est difficile de faire quoique ce soit sans être bombardé par les décorations de Noël. Elle pousse un soupir et tourne à l'angle de Mercer Street, agrippant le volant d'une poigne ferme sous ses mains gantées.
Elle rêve et ses cauchemars lui arrachent des larmes. Ils la rendent folle de terreur, un sentiment qui la poursuit jusqu'au réveil à un tel point qu'elle n'est plus sûre de savoir distinguer l'illusion de la réalité. Sous ses manches et ses longues mitaines se cachent des cicatrices encore douloureuses. Elle resserre son emprise sur le volant. Ces mondes – ses mondes, peut-être les a-t-elle inventé ? – s'écroulent lentement autour d'elle, la tiraillant de part et d'autre comme le nouveau-né dans le récit de Salomon. Elle se sent prise au piège entre le monde réel et celui des rêves qui se confondent dans son esprit.
Les larmes se remettent à couler et elle les essuie d'un revers de main furieux, avant que les gouttes ne gèlent sur ses joues.
Morgane n'a jamais visité cette partie de la ville. La neige est haute sur le bord des routes et l'endroit ressemble au district des commerçants. Elle se gare à la place de parking la plus proche et souffle profondément. Penchée en avant, le front appuyé sur le volant, elle commence à réciter des verbes en russe. Ses lèvres remuent à peine alors qu'elle dresse la liste en silence. Marcher. Courir. Manger. Dormir. Rêver. Non, pas rêver. Vivre. Parler. Se souvenir. C'est seulement après l'avoir répétée deux fois en entier qu'elle se sent assez lucide pour mettre un pied dehors et affronter le froid.
La petite librairie attire tout de suite son attention. Pourquoi, elle ne saurait dire – l'endroit a l'air secret, silencieux et il n'y a pas de bar-café à l'intérieur. Elle n'a jamais aimé les coins cafés dans les magasins, toujours trop bruyants et gênants. Mais ici, quelque chose semble l'attirer au delà des modestes guirlandes lumineuses décorant la porte et la petite vitrine de livres. Des livres tantôt anciens, tantôt plus récents. Lorsque la porte se referme derrière elle avec un tintement de clochette, elle ne l'aime que davantage. Il n'y a personne, excepté le vieil homme assis au comptoir avec un livre sous le nez. Il relève les yeux en l'entendant entrer et lui offre un léger sourire derrière ses lunettes en demi-lune avant de se retirer dans l'arrière-boutique, la laissant seule.
Il y a des horloges partout, remarque t-elle en déambulant entre les rayons d'histoire et de science. Des horloges, des peintures et des tics-tacs qui arrivent presque à la rassurer au lieu d'agresser ses nerfs. Cette librairie ressemble davantage à un bazar ou une boutique d'antiquités. Au fond, elle distingue un éclat d'acier et s'étonne de voir qu'on a suspendu une épée au mur. Elle effleure des doigts un vieux rouage d'horloge et pivote vers les rangées de livres. Pas un seul n'a été publié depuis les cinq dernières années. Elle tombe tout de suite sous le charme.
"Puis-je vous aider ?"
C'est le vieil homme, celui avec les lunettes en demi-lune et sa copie du Conte des deux cités qu'il tient serrée contre son torse. Elle observe ses doigts vaguement toucher la reliure, comme pour s'assurer que l'ouvrage est toujours là, et se détend quelque peu. "Ça ira, je vous remercie."
"Si vous avez besoin de quoique ce soit, n'hésitez pas à me le faire savoir," déclare t-il d'un ton calme et formel en repassant derrière son comptoir pour lire. Il est revenu avec une tasse de café et elle se demande s'il y a une cuisine dans l'arrière-boutique ou s'il vit à l'étage au-dessus du magasin. Curieusement, cette idée tout droit sortie d'un roman l'enchante plus que nécessaire.
"Les choses peuvent être différentes."
Une réminiscence de ses rêves. Morgane se masse les tempes en poussant un long soupir, avant d'aller visiter la section histoire et s'immerger dans des récits d'espionnage de la Grande Guerre.
Cette nuit, ses rêves reviennent mais elle ne se réveille pas en hurlant. Alors, elle reste étendue à fixer le plafond et lorsque l'aube dessine ses premiers rayons sur les posters placardés par Gwen le long du mur, elle décide d'y retourner. Après tout, un shopping de Noël n'a jamais fait de mal à personne.
Une semaine s'est écoulée avant qu'elle ne découvre enfin le nom du vieil homme derrière le comptoir, un certain Jerry Martin. Aussi longtemps qu'il s'en souvienne, on l'a toujours appelé par son deuxième prénom, Gaius. Quelques jours plus tard, il l'invite à prendre le thé et Morgane accepte. Elle apprend que Gaius a étudié la médecine, qu'il a exercé en tant que médecin de la ville à une époque avant d'être usurpé par un jeune homme aux instruments sophistiqués. Aujourd'hui, il s'occupe avec plaisir de sa librairie. Cela explique pourquoi le rayon des sciences est si fourni bien qu'il ait cédé une partie de sa collection, chose impensable pour elle et ses livres d'astrophysique. Toutefois, il n'a pas l'air de s'en soucier le moins du monde. À son vieil âge, il s'est mis à étudier les herbes médicinales et lorsqu'elle l'interroge, il devient presque lyrique dans ses explications sur la sauge, les pensées, les digitales pourprées ou l'aconit. Bientôt, une agréable routine s'installe et même pendant les vacances de Noël – car elle ne rentre pas chez son oncle Ethan – Morgane visite la librairie chaque après-midi sur le coup des trois heures pour prendre le thé. Au fil des jours, elle arrive à persuader Gaius de l'assister dans ses tâches quotidiennes, comme le rangement des étagères et fait même un peu de ménage lorsqu'il a le dos tourné. Aussi merveilleux que puisse être cet endroit, la poussière filtrant l'atmosphère est assez épaisse pour provoquer une crise d'asthme.
Avec le printemps arrive un nouveau semestre et Gaius lui reproche parfois ses visites à la librairie au lieu d'aller s'amuser et profiter du beau temps. Mais elle se contente de rire en faisant remarquer que justement, c'est ici, à ses côtés, qu'elle s'amuse. Alors, les joues du vieil homme s'empourprent et il s'en va préparer du thé en grommelant. Elle s'attèle ensuite à ranger les livres mis en désordre par les clients sous les conseils bien intentionnés de Gaius.
Ses rêves continuent à la hanter mais cette librairie à quelque chose d'apaisant, quelque chose qui les rend plus supportables. Ou bien elle a définitivement perdu la tête. Elle préfère penser à la première hypothèse.
Ils lui apparaissent plus clairement à présent. Elle arrive presque à distinguer des visages. Entendre des noms. Suivant les recommandations de Gwen, elle commence à écrire chaque détail dont elle se souvient dans un carnet noir. Elle n'est pas vraiment une artiste mais en sait suffisamment pour griffonner des ébauches de visages. Très vite, ils deviennent aussi familiers que son propre reflet. Le roi chauve et sa fine couronne, le prince aux cheveux blonds comme les blés avec sa puissante mâchoire et ses yeux bleus perçants qui luisent dans sa direction à travers l'épais brouillard de ses rêves. Puis, il y a cette amie loyale aux longues boucles brunes qui ressemble étrangement à Gwen lorsqu'elle est de profil et sous le bon éclairage. C'est le signe que ses mondes se confondent encore davantage mais elle ne s'en soucie guère. De toute façon, ce n'est pas le visage fantomatique de Gwen qui l'effraie. Non, c'est le roi ainsi que le très vieil homme qui la regarde en train d'agoniser de douleur et de terreur sans rien faire pour l'aider.
Il y a un autre visage, aussi. Elle a l'impression qu'il devrait être le plus limpide d'entre tous mais ce n'est qu'une ombre et quelques mots murmurés à son oreille dans une langue qu'elle ne peut comprendre. De temps en temps, elle aperçoit une lueur dorée. Une autre fois, elle tend une main vers lui, qu'il saisit, alors que ses poumons se contractent et le poison lui brûle les veines. Morgane se réveille avec la sensation d'être dans les bras de quelqu'un, sauf qu'elle est seule dans son lit. Cet étrange sentiment de trahison mêlé au réconfort la rend confuse.
Un matin, Gaius la surprend en train de griffonner dans son carnet, les manches négligemment retroussées jusqu'aux coudes. Il remarque ses cicatrices, elle sait qu'il peut les voir mais il se contente de désigner son carnet : "Ça m'a tout l'air d'un projet." Morgane hausse des épaules en mordant sa lèvre inférieure.
"Juste des rêves."
Elle attend qu'il se retourne pour couvrir rapidement ses avant-bras. Elle est consciente qu'il ne dira rien mais cela ne l'empêche pas de manquer quelques visites, prétextant une montagne de devoirs. Sans en avoir la certitude, elle pense toujours qu'il devine ses mensonges.
Un après-midi pluvieux de Mars, Gaius dépose un carton de livres sur le bureau avant d'annoncer : "Mon neveu vient me rendre visite dans quelques jours."
Elle cligne des yeux. D'une certaine façon, elle n'a jamais imaginé que le vieux libraire puisse avoir de la famille. Il est constamment dans sa boutique, un veuf dont chaque aspect de sa vie passée avant Mercer Street est entouré d'un voile de brume, comme ses rêves. Les minutes défilent, puis elle répond en s'emparant du carton de livres : "Ah oui ? Pour combien de temps ?"
"Jusqu'à cet été." Une lueur d'affection illumine un instant les traits de son vieux visage et pendant une seconde, Morgane se sent horriblement jalouse de ce garçon qu'elle n'a jamais rencontré. "Il a réussi à s'attirer des ennuis à Cardiff. Rien de grave, mais un changement d'air pendant quelques mois lui fera du bien."
Elle peut le voir maintenant – un adolescent grincheux qui va traîner des pieds dans la libraire et probablement passer son temps à taguer les murs du métro. Elle force un sourire. "C'est fantastique, Gaius. Comment s'appelle t-il ?"
"Ambrose." Ce nom ne lui évoque rien. Elle a pourtant l'impression qu'il devrait. "Et s'il ressemble à sa mère, il va constamment se prendre les pieds dans le parquet fissuré. Il doit avoir ton âge, Morgane, peut être un an de moins. Il n'a juste pas la patience d'aller à l'université."
"Je vois." Elle façonne un autre sourire. "J'ai hâte de faire sa connaissance."
Il voit clair à travers elle ; la jeune femme ne peut le leurrer, elle le sait. Gaius l'examine du regard et ajoute : "Si tu veux commencer par la section mythologie, c'est sans nul doute la pire. Je dis toujours qu'il faut sortir tous ces vieux manuscrits du grenier pour les mettre en vente, mais mon dos me fait des misères ces temps-ci. Je n'ai pas pu m'en occuper."
Elle réfléchit attentivement à ses paroles – il me laisse rester, il ne m'oblige pas à partir, même avec la visite de son neveu – puis réplique avec s'enthousiasme : "D'accord."
Cet après-midi, elle n'oublie pas de l'embrasser sur la joue avant de partir et le rire du vieux libraire signifie beaucoup plus à ses yeux que tout ce que son oncle a jamais fait pour elle.
Pourtant, Morgane a failli oublier l'annonce de Gaius quand elle le rencontre enfin. Ambrose. Elle est dans les escaliers, se démenant tant bien que mal pour descendre un lourd carton de livres, lorsqu'elle sent ses cheveux se dresser sur sa nuque et entend une voix demander : "Besoin d'un coup de main ?"
Elle pousse un cri et le carton lui échappe presque des mains. Elle l'aurait fait tomber sans l'aide de l'inconnu qui l'a fermement rattrapé d'un côté. Ses yeux sont d'un bleu vif et brillant. Quelque chose s'éveille en elle à cette vue alors que le garçon – jeune homme – la regarde avec confusion. Son visage est familier. Elle est certaine de l'avoir déjà vu quelque part.
Une explosion d'étincelles. Son esprit succombe de nouveau à la spirale de ses rêves. Merlin.
"Quoi ?" s'exclame t-il, tandis qu'elle secoue plusieurs fois la tête.
"Rien. Juste... salut. Tu es le neveu de Gaius, non ?"
"Gaius ?" répète t-il en lui volant son carton, une lueur amusée au fond du regard. "Tu veux dire oncle Jerry ?"
Elle ne peut s'empêcher de rougir, se souvenant à peine du vrai nom du libraire. "Oui, Jerry." Il sonne faux sur sa langue. "Tu es Ambrose."
"Ben, c'est le prénom que ma mère me donne." Il a un léger accent et malgré le fait qu'il soit entièrement vêtu de noir, un pentacle suspendu par une fine corde en cuir autour du cou, elle n'a jamais rencontré quelqu'un d'aussi modeste. "Entre autres. Ça dépend des personnes."
"Je peux reprendre le carton," dit-elle.
"Nan, c'est tout bon. Où est-ce que je le dépose ?"
Il reste debout à la dévisager avec ses livres, le sourcil relevé. Un air qu'il tient assurément de Gaius car elle ne compte plus le nombre de fois où le vieil homme lui a servi cette expression. Un sourire lui échappe. Un micro sourire, parce qu'elle n'aime généralement pas en donner. "En bas, dans la section mythologie."
"Okay." Il sourit. "Heureux de te rencontrer, Morgane."
Il a déjà disparu dans l'escalier au moment où elle s'aperçoit qu'elle ne lui a jamais dit son nom.
"Elle ne se souvient pas."
C'est la voix d'Ambrose. Morgane s'immobilise aussitôt près de la porte de la cuisine, la main crispée sur le mur. Depuis l'arrivée du jeune homme à Caerleon il y a deux semaines, ses rêves sont devenus de plus en plus limpides. Elle voit presque des visages, peut sentir une épée au creux de sa paume, pas celle qu'elle utilise à l'escrime mais une réelle arme. Elle murmure des mots incompréhensibles et regarde le monde s'embraser autour d'elle. À chaque fois, il y a ce très vieil homme drapé d'une longue tunique qui la fixe dans sa souffrance et le roi qui la conduit à la potence les joues en larmes. Puis, l'homme blond est couronné. Mais celui qui est toujours noyé dans la brume, celui dont elle a l'intime conviction de devoir connaître, se perd au fil des jours dans l'épais brouillard.
"Elle ne se souvient pas," répète t-il sans joie. C'est la première fois qu'elle l'entend parler sur ce ton. Il a l'air... blessé, presque confus. "Je crois qu'elle ne se souvient de rien."
"Tout le monde n'est pas aussi doué pour cela, Mer – Ambrose," répond Gaius. Sa voix douce sonne toutefois comme une réprimande. Elle se raidit, figée dans l'escalier. "Le fait que tu t'en souviennes si tôt est un miracle. Tu le sais."
Son neveu émet un son pouvant être assimilé à un grognement dépité. "Elle m'a appelé Merlin, Gaius."
Un long silence. Pour Morgane, l'agonie est presque palpable. L'espoir aussi, mais surtout la douleur et... bon dieu, mais ils parlent de moi ! Jusqu'ici, elle pensait l'avoir imaginé.
Au bout d'un moment, Ambrose se racle la gorge. "Nous ne pouvons pas la perdre encore une fois, Gaius. Je ne peux pas la perdre encore une fois.
"Ambrose –"
Un objet se brise soudain sur le sol, faisant rouspéter le vieux libraire. "C'est de l'excellente porcelaine, mon garçon !"
"Désolé, désolé." Des picotements émergent au fond de son esprit et quelque part, elle sait exactement ce qui va se produire. Elle sait ce qu'il va dire, peut le formuler en même temps que lui alors qu'un brasier semble allumer ses entrailles et ouvrir une brèche.
"Hálnes."
"As-tu perdu la tête ?" gronde Gaius. Le jeune homme pousse un léger cri, alors qu'on dépose une tasse dans l'évier et que l'eau commence à couler. "Ne fais pas cela ici !"
Ambrose s'excuse à nouveau mais Morgane n'entend déjà plus rien. Seul ce mot pulse à travers ses veines, faisant bouillir son sang et la brûlure au fond d'elle est cuisante. Quelque chose essaye de se libérer mais peu importe maintenant, car elle n'a entendu les paroles d'Ambrose que dans un seul endroit : ses rêves.
Morgane fait volte-face et se précipite en bas des escaliers, cette fois sans se soucier d'être discrète. À cet instant, elle ne peut que courir et espérer qu'on ne la rattrape pas.
Celui que l'on nomme Emrys marchera dans ton ombre. Il est ton destin... et il est aussi ta perte.
Du poison enflamme sa gorge. Une épée est fermement calée entre ses doigts alors qu'elle se prépare à frapper. Les mots de l'ancienne langue sont acides sur ses lèvres, alors qu'elle brandit une main. La haine jaillit à travers son corps, si féroce et puissante qu'elle dévaste le monde. Puis, le très vieil homme la regarde hurler. L'image est différente cette fois-ci car lorsqu'il se retourne, ses yeux sont bleus, si bleus qu'ils la transpercent. Les traits de son visage deviennent plus nets tandis que la silhouette brumeuse émerge des ténèbres et s'avance vers elle.
Douleur, haine, crainte, victoire... Morgane se réveille avec un hoquet horrifié, fixant le plafond au dessus de son lit, laissant les larmes couler le long de ses joues.
Ça y est, je suis complètement folle.
Elle est de retour chez son oncle Ethan pour les vacances de Pâques. Un besoin de s'éloigner de Caerleon. Son seul souhait est pourtant d'y retourner ou de visiter les menhirs de Rhondda mais elle n'a pas le choix. Elle va devoir supporter Dublin.
Son oncle est content de la voir. Morgane ne peut pas vraiment en dire autant mais laisse les choses suivre leur cours. Elle l'embrasse sur la joue dès qu'il la serre dans ses bras, sourit et répond gentiment à ses questions avant de s'échapper au grenier à la première occasion. Sans surprise, la chambre de son enfance semble étrangement vide car elle a emporté l'essentiel, ce qu'il y a de plus cher à ses yeux, ne souhaitant pas qu'Ethan fouine dans ses affaires. Il est le frère de sa mère et bien qu'elle ne le porte pas dans son coeur, elle se sent ici chez elle.
Elle refuse de penser à la librairie de Mercer Street en commençant à défaire sa valise.
Ce soir là, lorsqu'elle s'installe pour dîner et fait mine de déguster son repas, son oncle lui annonce qu'ils recevront de la visite pour Pâques. Un vieil ami de son père à l'armée. Il fait de la politique aujourd'hui et pour une raison qui lui échappe, Ethan ne parle que de lui. Son fils l'accompagnera – "il est aussi en vacances tu sais, mais il va à Cambridge. Un garçon brillant, Uther est très satisfait de lui" – et Morgane se demande bien pourquoi il n'a jamais mentionné ce vieil ami auparavant. Au fond de son esprit, la brèche causée par le mot d'Ambrose se rouvre, encore plus douloureuse.
Cette nuit, elle rêve du vieux roi larmoyant qui la conduit à la potence. Lorsque la lame s'abat, elle hurle : "Seul un fou voit la vérité comme une trahison !"
Elle se réveille en sursaut et le vase au bout de son lit explose, la laissant tremblante et recroquevillée dans ses draps jusqu'à l'aube.
Le monde s'effondre plus rapidement autour d'elle. Le matin de Pâques, lorsque Morgane descend à la cuisine, elle ne réagit même pas en trouvant le guerrier blond qui hante son sommeil assis au comptoir devant un bol de cornflakes. Elle sait qu'il ne lui veut aucun mal. À vrai dire, exception faite de son comportement de crétin arrogant, il est presque agréable. Il pratique l'escrime avec elle depuis toujours et ils bavardent un moment des tournois à venir lorsque le père du blond fait irruption dans la pièce. Morgane lâche subitement sa tasse de café qui s'écrase au sol.
Le roi la fixe d'un air perplexe en bout de table. Ethan surgit de nulle part en posant des questions qu'elle n'écoute pas et elle bredouille des mots d'excuse avant de s'enfuir, les poings serrés.
Je n'aurais jamais dû venir.
C'est la folie. Elle le sait à présent, nul besoin d'aller consulter un psychiatre. Elle est juste bonne à être enfermée à l'asile. Son monde se désintègre, s'éparpille dans ses rêves et les larmes menacent encore d'inonder ses joues car elle n'a que vingt ans. Elle a la vie devant elle, le monde à explorer, mais c'est impossible car elle est aussi détraquée qu'une vieille sorcière sortie d'un conte de fées. Elle n'est plus une adolescente, le rasoir n'aide plus, le sang et la douleur ne suffisent plus à la soulager. Alors, elle étouffe un cri en rinçant abondamment son poignet sous le robinet. Parfois, quand Arthur montre le bout de son nez, elle croit l'apercevoir une épée à la main et enveloppé d'une cotte de mailles – d'après ses souvenirs de cours d'histoire. Un clignement de paupières plus tard, il porte seulement un maillot de rugby et veut connaître l'adresse du premier bar du coin car il ne peut supporter une minute de plus la présence de son père.
"Je t'emmène," propose t-elle sans réfléchir. Après tout, sombrer dans la folie vaut bien la peine d'aller se prendre une cuite.
Elle n'a plus mis les pieds au King's Arms depuis des lustres. La dernière fois remonte à son dix-septième anniversaire, la nuit même où elle s'est fait tatouer un triskèle, détail que son oncle ignore toujours. Aujourd'hui, elle a pris deux ans de plus mais pas un gramme de sagesse. Elle commande une pinte et deux verres qu'elle descend d'un trait bien qu'elle n'ait pratiquement rien avalé de la journée et risque de se rendre malade. Arthur la dévisage en haussant les sourcils avant d'aller commander ses propres boissons. Quelque part, elle sait qu'elle doit garder un oeil sur lui mais n'en a tout simplement pas la force.
Elle vide un autre verre, sous le regard du Latino aux yeux sombres installé dans un recoin de la salle. Morgane cille et soudain, il porte la même armure que Arthur tout à l'heure. Cette vision la fait ricaner. Bien sûr, ses hallucinations ne font qu'empirer sous l'effet de l'alcool qui court dans ses veines. Elle est stupide d'avoir pensé qu'une quelconque substance puisse anesthésier son esprit délirant. Elle détourne le regard. Il fait chaud, l'atmosphère est lourde et oppressante, c'est comme se retrouver dans le brouillard. La bière lui brûle la gorge et l'estomac. Les yeux fermés, elle voit ses rêves défiler derrière ses paupières, s'animant comme un vieux film en noir et blanc. Des silhouettes vêtues de capes et de longues robes somptueuses la fixent dans le miroir accroché au mur. Sa robe est verte à longues manches et aux voiles plongeant jusqu'au sol. Lorsqu'elle baisse les yeux, tout a disparu. Elle porte de nouveau son jeans et le vieil imper beige emprunté à son ex, un étudiant de sa faculté. Elle s'en débarrasse et le laisse sur une chaise, ne souhaitant garder aucun souvenir avec elle pour le moment.
Elle boit, elle rêve, puis boit encore. Arthur est assis au bar avec une brune aux longs cheveux bouclés sur ses genoux, le sosie de Gwen à en croire le pâle éclairage du pub. Morgane les observe d'un oeil distrait alors que les lumières commencent à danser autour d'elle, sautillant comme des colibris. À plusieurs reprises, elle se surprend à penser que ce sont des fées, surtout lorsque l'une d'entre elles se pose sur son épaule et lui pince l'oreille assez fortement pour lui arracher un hoquet, puis chuchote : il arrive, il arrive, il arrive. Elle la chasse d'une main, regrettant de ne pas être allée en boîte. Là-bas au moins, les spots lumineux ne mordent pas.
Elle se sert un autre verre, sentant la pièce tourner. Elle en perd presque l'équilibre sur son tabouret, retenue de justesse par Arthur qui l'aide à se rasseoir. Il éclate de rire avec sa nouvelle pétasse, faisant remarquer à quel point elle ne tient pas l'alcool. Décidant de les ignorer, elle se relève brusquement et ce geste lui retourne l'estomac. Elle a envie de vomir mais peu importe, puisque Arthur a encore cette fichue couronne et son épée à la taille. D'ailleurs, cette fille n'a rien à faire sur ses genoux puisqu'elle n'est pas Gwen. Morgane titube jusqu'à un siège libre et presse son front contre la fraîcheur de la table, les paupières closes, avec pour seul souhait de disparaître de la surface de la Terre.
Une voix résonne dans sa tête. Jeune, douce, fragile. Morgane.
"Je suis folle," gémit-elle, le visage caché dans ses mains, se balançant d'avant en arrière sur son siège. "Folle, folle, folle."
Morgane. La voix est différente. Reste où tu es, d'accord ? On vient te chercher.
"Complètement folle."
"Tu n'es pas folle."
"J'entends des voix dans ma tête –"
Bien sûr que oui –
"– et je vois des choses. Ça fait mal." Sa poitrine la fait souffrir, sa tête tourne. Sa migraine est insupportable. "Je veux juste que ça s'arrête."
"Ça va s'arrêter," répond Ambrose. Relevant subitement la tête, elle le trouve installé près d'elle. Arthur est debout dans son dos, le regard inquiet. Ambrose jette un coup d'oeil au blond et sourit légèrement. "Bonsoir, Arthur. Ça fait un bail." Stupéfait, ce dernier l'observe comme s'il est devenu fou.
"Toi," s'exclame Morgane.
"Moi." Pendant une fraction de secondes, elle le revoit dans les temps anciens, ses cheveux sont plus courts mais la douceur de son sourire est intacte. Il pose une main délicate sur son front, sauf que ce n'est pas une hallucination lorsqu'un flash doré enflamme ses pupilles. "Slǽp, Morgane. Tout ira mieux quand tu te réveilleras."
Non, c'est faux, essaye t-elle d'articuler, car quand je me réveillerai, je serai toujours aussi cinglée. Mais déjà, l'obscurité se referme sur elle et la dernière chose qu'elle aperçoit avant de sombrer dans l'inconscience, ce sont ses iris bleus éclatants.
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