Yo tout l'monde, c'est Madou !

Voilà un texte qui me trotte dans la tête depuis que j'ai écouté la chanson La Folie du Roi Scar. Elle était censée être dans le film, mais a été coupée au montage pour se retrouver dans la comédie musicale. Dispo sur YouTube, mais il faut lui préciser qu'on cherche bien celle de Broadway.

Cette chanson est glaçante. Elle renoue avec les origines shakespeariennes de Scar, et le rend tellement plus intéressant que le cliché de méchant efféminé du film... (parce que chez Disney, les mecs efféminés, c'est toujours le mal absolu) Scar y devient sombre, torturé, bouffé par la démence et finit par se la jouer Caligula, très loin du froid pragmatique du film. Plongée dans les profondeurs du cerveau du lion à la cicatrice. Un seul bloc au départ, mais comme c'était apparemment indigeste, le voilà découpé en chapitres. Bonne lecture !

Griseldis, Clélia Kerlais, ce OS est pour vous deux !

Bonne lecture !

*oooOOOooo*

Toute sa vie, Scar avait eu peur.

Bien que fils de roi, il avait toujours eu un aspect fragile, presque maladif. Les os saillants sous sa peau mate, ses griffes perpétuellement dégainées, ses yeux d'une peu commune nuance absinthe : on évitait sa compagnie, ou on regardait un point invisible derrière lui quand il lui prenait l'envie de faire la conversation, de se mêler au commun des mortels. Ironique pour un lionceau lui-même dévoré par la peur, et par une rivale de taille à cette dernière : la frustration. Une frustration irritante, fiévreuse, viscérale, si grande qu'elle en pût dévorer le monde.

Taka, qui ne s'appelait pas encore Scar, avait pris l'habitude de se voir refuser des rations de nourriture sous prétexte qu'il n'avait pas participé à la chasse : bien moins fort physiquement que la moyenne -il préférait dire "plus chétif", frêle, et malade au premier coup de vent, il avait manqué mille fois de se faire piétiner par les sabots des proies. Les lionnes de la garde royale le sauvaient toujours de justesse. Il revenait toujours la queue entre les pattes tremblantes, les oreilles basses, le poitrail couvert de sueur, le cœur résonnant comme un perdu, à moitié mort de terreur. Mais il ressuscitait toujours. Une demi-vie, scindée par la peur lancinante d'un nouvel exercice de chasse, là où la terreur était la reine incontestée, régentant le quotidien de Taka suite au décès de la reine en titre sa mère. La peur qui le berçait chaque soir au rythme de son coeur battant, la peur qui le serrait contre lui, la peur qui lui racontait des histoires, tu vas le regretter si tu n'es pas sage; si tu n'es pas plus obéissant, mon chéri, les gnous vont t'écraser, la faim va te miner, et les hyènes vont te dévorer...

Mais la sœur jumelle de cette dernière, une sorte de tante qui se disputait le titre maternel avec la peur, était une intarissable colère coulant dans ses veines, du sang empoisonné qui l'alimentait et le consumait à la fois. C'était un cercle vicieux : plus il s'affaiblissait, moins on le laissait chasser et vice versa. Mufasa apportait en cachette des restes dont Taka ne mangeait que ce qui était strictement nécessaire à sa survie : en manger plus eût dévoré son orgueil déjà suffisamment blessé.

Aucun animal de la Terre des Lions, excepté peut-être le vieux mandrill Rafiki, ne sut pourquoi Ahadi avait dès la naissance pris son plus jeune fils en grippe au point de le prénommer Taka. Taka, en swahili la saleté. Taka, le déchet. Taka, le détritus.

Peut-être avait-il décidé de lui faire sentir le poids de son impuissance jusque dans son nom pour que jamais il ne puisse envisager de la dépasser, et ainsi intérioriser sa place de fils cadet du roi, de petit frère du futur roi et d'oncle du roi suivant.

Peut-être Ahadi n'avait-il pas pu accepter la mort de son épouse Uru, décédée juste après la naissance de Taka, et en rendait responsable le lionceau sans s'en rendre compte lui-même.

Si Rafiki ne s'était pas interposé entre le roi et Taka, le prince trop faible serait mort avant d'avoir pu poser son absinthe sur le monde.

Taka avait une approche plus rusée de la chasse. Lorsque Mufasa se contentait d'attendre que l'occasion se présente pour se jeter sur sa proie et la déchiqueter avec force rugissements musclés, Taka élaborait longuement des plans détaillés pour attirer ses proies avant de passer à l'attaque, qui devait toujours être la moins risquée possible quitte à chasser des vers de terre.

Pour Taka, c'était de la ruse. Pour son père Ahadi, c'était de la lâcheté. Pour son père, Taka avait peur. Et il avait raison. Taka avait peur. Taka était terrifié. "Imbécile !" grondait Ahadi alors que Taka se dissimulait dans les hautes herbes à un suricate, le faisant fuir dans son antre souterraine, et continuant vers Taka : "Ne t'attaque pas à ce fumier, il est bien trop rapide pour toi ! Et d'une manière générale, ne t'intéresse plus à la chasse. Ton incompétence est un cas désespéré... "

Éprouvé par ces insultes quotidiennes, le lionceau ne chassa plus que les taupes, les vers de terre et les souris, et ses os saillirent de plus en plus sous sa chair. En revanche, Mufasa portait en lui toute la noblesse, la force, le courage, la sagesse du monde et de l'univers et de l'infini et au-delà. Ahadi prétendait qu'il l'avait toujours su : dès la naissance, disait-il, ces traits étaient visibles chez le fils aîné. Tout dans sa posture, sa démarche, son sourire, tout criait sa future royauté par chacun de ses poils au point que Taka avait parfois l 'impression que leur père voulait faire passer le moindre de ses mots, ne serait-ce que "Il y a bien du monde à ce point d'eau aujourd'hui" pour parole d'évangile.

Face au courage, à la force, la noblesse, la sagesse innée, la perfection en tous points, Taka avait ramassé les restes : l'intelligence et la détermination. Avec un caractère extrêmement introverti, solitaire. Ho, bien sûr, pour rééquilibrer l'injuste balance, Taka apprenait à utiliser sa langue. Il ne se privait pas d'utiliser du vocabulaire, et si possible avec une prosodie affectée voire un soupçon de morgue. On se sentit méprisé par ce lionceau faiblard qui se permettait de parler comme un livre alors qu'il n'était même pas capable de rentrer ses griffes ou de capturer autre chose que des souris, et encore.

D'un commun accord, sans se concerter, on l'isola. On cessa de lui adresser la parole. Seul son frère venait lui tenir compagnie ou lui apporter une part de gibier. Et même lui sentait sa patience s'effriter devant les sarcasmes affectés de son petit frère. La petite pique lancée dans une exacte synchronisation avec la réplique, les sous-entendus, les non-dits, les tabous.

- Mon pauvre, ricanait Ahadi, avoir le sens de la répartie ne fait pas de toi un bon roi. Prends plutôt exemple sur ton frère. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais il est toujours au-dessus de toi...

Taka le réveillait parfois à l'aube, dans la grotte centrale, au milieu de toutes les autres lionnes.

- Papa ! Je t'ai attrapé une taupe pour ton petit-déjeuner !

Ahadi ouvrait des yeux remplis d'irritation, regardait le fruit d'heures entières de travail, fronçait les sourcils, puis se levait et sortait de la grotte sans prononcer un mot. Taka se composait une mimique dédaigneuse pour retenir une envie de pleurer montant du fond de la gorge -il ne voulait pas faire honte à son père et encore moins devant toute la cour des lionnes.

Autrement il allait une nouvelle fois se faire humilier devant ces imbéciles, puis consoler par son frère aîné, le frère parfait, le cher enfant de la famille... Ahadi concevait pour son fils aîné le futur roi les plus grandes espérances. Gouverner la Terre des Lions représentait une tâche colossale. Maintenir l'ordre strict du Cycle de la Vie, chaque espèce sait où est sa place, les hyènes hors du territoire, c'est ainsi, et ainsi de suite.

Taka avait admiré, à une époque, les compétences exceptionnelles de son chasseur de frère. Mais à mesure qu'il constatait son infériorité grandissante qu'Ahadi ne manquait pas de souligner à coup de remarques assassines, Taka se sentait dévoré par une envie féroce de prendre la place de Mufasa. D'enfin récolter un compliment sincère, et non une insulte ou un pauvre sourire compatissant. Ou au moins un regard d'admiration, voire d'acceptation, tout sauf ce mépris cinglant et cette pitié bigote.

Il ne supportait plus de voir son père réveiller Mufasa à l'aube et l'entraîner hors de la grotte du Rocher de l'Honneur pour lui inculquer des préceptes royaux. Taka ne supportait plus de voir Mufasa mal cacher sa fierté face au pouvoir qui serait sien sous un masque insupportable de compassion envers son pauvre petit frère trop faible ! Qu'il l'ignore, mais qu'il cesse de le regarder comme ça. Taka voulait le lui arracher, ce regard désolé, cette gueule compatissante, cette mimique compréhensive. Il voulait l'arracher, lui déchirer les yeux, le visage, le poitrail, la crinière, la queue, mais pour cela, il aurait fallu affronter Mufasa, surmonter sa peur, et ça, il ne pouvait pas.

Et comme si cela ne suffisait pas, Mufasa avait tendance à le suivre partout. Soi-disant pour surveiller ses fréquentations, s'assurer qu'il ne tombait pas malade, du pipeau. Taka en était certain, sous cette apparente sollicitude se cachait l'hypocrisie la plus ostentatoire. Pour prendre soin de lui ? Bien sûr, tout à fait, naturellement ! En fait pour mieux lui faire sentir son écrasante supériorité. C'était insupportable. Taka aurait voulu au moins lui dire très franchement ce qu'il pensait. Arrête de me regarder comme ça, tu me pompes l'air, tu peux mettre ta pitié sous ta queue. Mais Taka ne parvenait qu'à une demande polie, trop polie, qui lui hérissait le poil en la prononçant :

- S'il te plaît, Mufasa, arrête de me suivre partout où je vais, ça devient ridicule…

Mufasa haussait les épaules.

- Je suis ton frère, abruti. Je veillerai toujours sur toi.

Ho, par pitié, qu'il garde ses bons sentiments pour lui. Rien que de voir la face de son frère, la colère du lionceau remontait de ses entrailles, bouillonnait dans ses veines. Mais la peur lui bloquait la gorge dès qu'il voyait les muscles bandés sous la fourrure de son frère, et il devait se contenter de sarcasmes si légers que Mufasa ne les entendait même pas.

Au moins, se consolait Taka, était-il trop stupide pour en comprendre la moitié ! Enfermé dans son mépris, il ne venait même pas à Taka que Mufasa faisait exprès d'ignorer ses insultes... Bien sûr, la patience du frère aîné s'effritait parfois, et il lâchait d'un coup toutes ses questions à son petit frère blasé, solitaire et sarcastique :

- Pourquoi tu sors toujours les griffes ? T'as peur de moi ? Pourquoi tu me traites comme ça ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal ? Pourquoi tu ne réponds jamais à mes questions ? Pourquoi tu me fuis ? Pourquoi tu me mens tout le temps ? Pourquoi tu me racontes tout le temps n'importe quoi ?

- Si je te disais la vérité, tu ne me croirais pas.

- Quelle vérité ? Tu racontes tellement n'importe quoi que tu te contredis sans arrêt dans tes mensonges et tes insultes ! Ça ne te suffit pas d'être menteur, il faut en plus que tu sois méchant ?

- Je ne suis pas méchant. Je dis ce que je pense. Je suis franc. Bien sûr, il m'arrive de mentir, comme tout le monde, assez souvent d'ailleurs, mais...

- C'est ce que je dis : tu te contredis.

C'était justement une des choses que Taka ne pouvait pas supporter chez Mufasa : il le comprenait si mal et si bien à la fois...

Lorsque tous les autres lions et lionnes, et même lionceaux se bâfraient d'antilopes ou de zèbres, Taka se contentait de souris, de taupes et de vers de terre. Cela le nourrissait à peine. Mais la taille réduite de ses proies ne l'empêchait pas de s'acharner sur elles, et ce même lorsqu'il n'avait pas faim. Élaborer de savants stratagèmes pour les suivre, les scruter, les approcher, les amadouer par quelques mots polis, les laisser trottiner entre ses coussinets, entretenir l'illusion qu'elles pourraient lui échapper, un monstre aux yeux verts qui se moque de sa proie avant de la dévorer ...

Puis les saisir, leur sauter dessus et les déchiqueter, planter ses griffes dans les douces fourrures, tacher ses griffes de rouge, arracher les chairs, écouter son propre cœur s'emballer aux convulsions, se délecter des râles d'agonie, au dernier raidissement se sentir défaillir, se vautrer dans les carcasses sanguinolentes ...

Et surtout, surtout, admirer cette lueur d'épouvante pure dans leurs yeux, cette lueur si familière, qu'il connaissait si bien et qu'il ne voyait pourtant jamais, parce qu'on ne voit pas son visage sans miroir.

Sentir cet éclat de terreur dans un autre regard que le sien était pure satisfaction. Non c'était plus que cela, c'était une jouissance sans comparaison. Être enfin le chasseur et non plus la proie ou celui dont on a pitié. Plaisir éphémère, comme un rêve, où le réveil est un cauchemar permanent.

Ahadi avait construit un mur entre ses deux fils à coups de louanges admiratives et de piques blessantes -au moins avait-il appris à son fils l'art du sarcasme. Sa réplique préférée combinait les deux et il ne ratait pas une occasion de la citer. Mufasa est né chanceux. Toi, Taka, tu as eu la chance de naître.

Lorsque Mufasa faillit finir écrasé par un troupeau de buffles, la réplique s'éloigna brusquement mais brièvement de la réalité.

Taka ne s'était pas aperçu qu'il avait indiqué aux bêtes le point d'eau où se rafraîchissait justement son frère. Taka n'avait pas fait exprès. Il avait oublié ça. Ça lui était complètement sorti de l'esprit. Il l'avait sûrement fait exprès, ce déchet ambulant, pensa Ahadi en voyant revenir Mufasa à peine conscient avec deux côtes cassées, soutenu par le vieux Rafiki et par l'immonde traître qui lui servait de cadet. Ce déchet était trop lâche pour affronter son frère en face et avait organisé cet accident.

C'était bel et bien un accident. Mais Ahadi, persuadé de la responsabilité de Taka, possédé de fureur, manqua de lui arracher l'œil d'un seul coup de griffe et l'aurait sûrement tué si Rafiki ne s'était pas interposé, Mufasa n'étant pas en état. La terreur pure avait succédé à la jalousie, mais les griffes perpétuellement sorties d'angoisse de Taka ne lui furent d'aucune utilité.

Résonnant contre les parois de la grotte comme ils résonneraient à jamais dans son crâne, les rugissements de fureur que poussa Ahadi ce soir-là ne le quittèrent qu'avec sa vie.

Lorsque Taka se réveilla en sursaut, dans le baobab de Rafiki, il faisait encore nuit noire. Ses oreilles se baissèrent, ses yeux s'agrandirent, il tremblait de tous ses membres, et gémissait pitoyablement. Son œil gauche n'était pas le seul touché : des griffures encore sanguinolentes parcouraient tout son corps. Le lionceau ne voulait qu'une chose : se rendormir. Dormir d'un sommeil sans rêve, là où il ne verrait plus rien, n'entendrait plus rien, ne sentirait plus rien, ne serait plus rien, quelque part où la souffrance ne serait plus et où il ne serait plus Taka.

Mais la douleur l'empêchait de sombrer : chaque pore de sa peau le transperçait comme des flèches, chaque respiration était un supplice. Il ne voulait pas respirer, il ne voulait plus rien, mais même le vide le rejetait. Alors son œil droit s'ouvrit -le gauche resta fermé malgré ses efforts, l'iris vert regarda de tous côtés pour chercher une issue, une échappatoire à ce monde qui ne l'attirait à lui que pour le rejeter.

Personne ne voulait de lui. Et certainement pas son père. L'image d'Ahadi fila devant ses yeux, ses yeux pleins de fureur l'empalaient, Taka se couvrit le visage de sa patte, se recroquevilla en gémissant. Rafiki dut déployer mille précautions pour ne pas le faire hurler de terreur. Le lionceau avait déjà déliré toute la nuit, et jusque dans son sommeil, ses griffes étaient à l'air. Le bois autour de lui était couvert de marques.

Le mandrill lâcha, visiblement navré :

- Alors, j'ai pu sauver ton œil, mais tu garderas une cicatrice. Enfin ç'aurait pu être pire. T'as eu beaucoup de chance, tu ne seras pas borgne. Les autres coups ne laisseront pas de cicatrice. Et Mufasa a veillé sur toi toute la journée et la nuit.

Taka ne daigna même pas tourner la tête du côté de son frère endormi pratiquement sur lui.

Tout en lui faisant boire de l'eau fraîche dans une coque de fruit dont Taka ne parvenait pas à avaler la moitié, Rafiki continuait son babillage -façon grossière de ne pas faire attention à l'œil de Taka, ce qu'il y voyait lui faisait froid dans le dos.

Un abîme absinthe couleur de mort.

- Tu sais, ton frère tient à toi. La vie peut être rude, nous ballotter d'une souffrance à l'autre…

Un long silence, troublé par le clapotis de l'eau et la respiration hachée de Taka.

- ...Mais il y a toujours un côté lumineux aux nuages les plus sombres, Taka.

La respiration de Taka se fit plus profonde. Il avala de travers, toussa, s'étrangla. Son visage était ravagé de tics nerveux. Il n'avait plus assez de voix pour articuler, et Rafiki dut se pencher pour entendre :

- S-Scar... Appelez-moi Scar...

- Qu'est ce que tu racontes ?

- M'appelle plus Taka, chuchota le lionceau d'un ton respirant la folie. Appelle moi Scar. Appelle moi Scar ou je te tue.

Puis il sombra dans une inconscience peuplée de songes effrayants, laissant Rafiki seul avec ses doutes.

La blessure sur son œil cicatriserait. Mais celle infligée à son âme ne se refermerait sûrement jamais.

*oooOOOooo*

Parfait.

Il voulait un rejeton souffre-douleur ? Il voulait un rejeton faire-valoir de son précieux fils aîné ? Il voulait un lionceau faible, vicieux, méchant, pour contrebalancer la force, le courage, la bienveillante perfection de l'autre ? Le détritus ambulant dévoré jusqu'à la moelle par la peur et la jalousie envers le noble gardien de l'ordre établi, de son cher Cycle de la Vie ?

Oh, il allait l'avoir.

La fleur de la folie était encore en germe avant cela. Elle aurait pu se faner, se flétrir, pourrir et ne laisser qu'un petit tas de cendre dont on rirait plus tard comme d'un jeu d'enfants, tu te souviens comment j'étais jaloux avant ?

Mais elle poussa, se déploya, grimpa au mur de sarcasmes, elle s'accrocha, s'agrippa et ne le lâcha plus, emplit tout son être de son lierre étouffant, laissant sur cette construction toute en frustration et en terreur bâtie une marque indélébile dont le lionceau porterait désormais le nom.

Scar aussi grandit, passa de lionceau à lion adolescent. Il surmonta sa peur et s'aventura aux Terres interdites, au Cimetière des éléphants, avec une cuisse de zèbre fauchée aux réserves royales.

La poussière de décomposition dans l'air était si épaisse que les rayons du soleil ne passaient qu'à peine. Les mouches proliféraient en noirs bataillons qui emplissaient les tympans. Leur incessant bourdon envahissait chaque neurone, chaque cellule du cerveau, colonisait chaque millimètre de son tissu gélatineux jusqu'à donner le vertige ...

Scar surmonta sa peur en évoluant parmi les os, les crânes géants, les vertèbres, les tibias, les gigantesques carcasses qui le fixaient de leurs orbites vides. Il surmonta sa peur et parla aux hyènes. Ahadi et Rafiki leur avaient répété toute leur enfance, à lui et à Mufasa, à quel point les hyènes étaient stupides, méchantes et dangereuses. Si tu n'es pas sage, disaient les lionnes à leur progéniture, les hyènes les vilaines viendront te dévorer ...

C'était vrai pour la stupidité. Quant à la méchanceté, c'était la même que la sienne. En bien moins forte. Elles n'étaient même pas réellement méchantes, juste affamées, nourries d'un profond sentiment d'injustice :

- Dis, pourquoi les lions nous forcent à mourir de faim alors qu'il y a largement assez de nourriture pour tout le monde sur leur foutu territoire ?

- Et puis d'abord, si toutes les espèces ont leur place dans leur Cycle de la Vie, là, alors pourquoi nous on est virées ? Hein ?

Quant au danger qu'elles représentaient, il était mince. Elles étaient si bêtes qu'elles en devenaient incapables de s'organiser, et donc de se battre pour quoi que ce soit sans l'autorité d'un chef, mais capables en revanche de se dévorer entre elles pour un rien, c'est lui qu'a commencé, même pas vrai, j'vais l'dire aux autres...

Une en particulier, sans cesse dans les pas de deux autres hyènes dont Scar n'avait pas jugé utile de retenir les noms, les yeux arrondis semblant tournoyer tous seuls dans leurs orbites, avait tendance à ronger son propre tibia lorsqu'elle était nerveuse. Au vu de ses crises de rire frénétiques et ininterrompues, elle se serait dévorée elle-même dans très peu de temps !

Une hyène avait tout de même manifesté de la curiosité vis-à-vis de ce jeune lion trop maigre qui venait leur apporter à manger sans demander aucune contrepartie, à part de ne pas s'approcher trop près de lui. Ceux-là se croyaient toujours au-dessus de tout le monde, sur leur petit nuage de mépris, d'indifférence et d'abondance éternelle. Alors que l'un de leurs princes en personne s'inquiète de leur sort, c'était carrément étrange, pour ne pas dire bizarre, voire suspect :

- Scar. Dis, qu'est-ce que tu gagnes en nous donnant à bouffer ? Tu veux quoi ?

Les yeux de Scar brillèrent et elle ne put se retenir de frissonner. Il lui avait retourné son regard le plus innocent. Le regard aux pupilles dilatées remplies d'étoiles, celui qui fait bêtifier sur le thème du trop mignon. Mais ses crocs étaient nus, acérés, affûtés comme des lames, ils captaient toute la maigre lumière de la Terre Interdite pour la refléter en un immense sourire. Il lui répondit alors :

- Moi ? Oh, pas grand-chose. Juste ce que je mérite.

La hyène n'avait plus ouvert la gueule, et franchement, cela lui allait. À chaque fois qu'il échangeait trois mots avec elles, la conversation finissait toujours sur des blagues grivoises, vulgaires, obscènes (Qu'est-ce qu'un usurpateur qui pète ? Un usurpèteur !). Scar connaissait bien le sentiment de supériorité vis-à-vis des autres brutes qui lui servaient de congénères, mais côtoyer les hyènes lui faisait décidément l'effet de s'envoler au-dessus du vide abyssal !

- Vous vous rassemblez devant moi ... Affamées, terrifiées, serrant votre marmaille contre vous. Les rois vous abandonnent. Ils vous renient. Pire que cela, ils vous rejettent ! Ils vous méprisent et vous spolient de vos biens; ils vous laissent pourrir hors des frontières, dans la fange, dans la boue, dans la peste, dans la cendre et dans la faim ... Croyez-vous réellement que là est votre place ? Que votre déchéance est l'expression de la justice la plus légitime ? Ou voulez-vous allier vos forces aux miennes pour enfin reprendre ce qui vous est dû : votre gibier, votre honneur, en somme votre véritable place ?

Scar s'interrompait un instant pour mesurer l'effet de son discours sur son auditoire. Sous son regard consterné, deux hyènes se disputaient un os de souris tandis qu'une troisième les désignait de la patte en crachant ce qui lui restait de poumons à force de ricaner... Il songeait à rugir pour réclamer le silence et pouvoir finir son discours, mais il se sentait finalement bien trop las, et laissait retomber sa gueule sur ses pattes avec un soupir agacé. À quoi bon déployer de tels talents d'orateurs pour une telle plâtrée d'imbéciles ... Sans compter qu'elles ne comprenaient pas la moitié des mots qu'il employait -il fallait alors adapter son vocabulaire à leur intellect, ce qui représentait pour Scar un effort assez considérable.

Mais à quoi pensait Dame Nature lorsqu'elle avait donné le jour à ces sombres idiotes ?

Il était si consterné par la bêtise de ces animaux qu'il ne cherchait même plus à le cacher. Et ces pauvres âmes en perdition avaient tant besoin d'un guide qu'elles étaient prêtes à lui servir de paillasson pourvu qu'il y ait un morceau de viande à la clé.

Bien sûr, elles tentaient de sympathiser avec celui qui se faisait appeler "leur bienfaiteur", mais à leur manière... Chahut grossier, plaisanteries lourdes, rires gras, clins d'œil complices, langage ô combien familier... Oh, bien trop familier pour lui. Oh, qu'elles se tiennent loin de sa personne. Qu'elles se gardent leur camaraderie vulgaire. Qu'elles n'empiètent pas sur son espace vital. Qu'elles fassent ce qu'elles veulent, mais qu'elles cessent de vouloir s'en faire un ami ...

Ou plutôt, non: hors de question qu'elles fassent ce qu'elles voulaient, hors de question qu'elles obéissent au diktat de leur bêtise crasse. Autrement, elles allaient finir par réclamer d'être un peuple sans roi -l'anarchie, quelle ineptie, et avec ceci ? Non, il fallait qu'elles lui obéissent, à lui et à lui seul. Et vite. Qu'elles le placent sur un piédestal où leur stupidité ne pourrait pas l'atteindre. Bien sûr, il ne manquait pas de leur rappeler à qui allait leur allégeance à coups de grondements sourds, de regards furieux voire parfois de griffe ou de pincements de joues auxquels elles n'osaient pas répliquer autrement que par une moue boudeuse -bon sang, même lui était plus combatif que ces pleutres. De cette hauteur seulement, il pourrait les guider vers ce que la monarchie de la Terre des Lions leur avait toujours refusé: de la viande. Du gibier. De l'eau. Et du respect, tant qu'à faire. Sincèrement, Scar était parfois presque curieux de voir à quoi ressemblait l'abîme cérébral des hyènes !

Pour éviter au maximum leur proximité, Scar prit l'habitude de préférer les hauteurs. Bien moins bonnes grimpeuses que les lions, les hyènes ne pouvaient l'y suivre. L'ossature gigantesque des éléphants ainsi que les falaises qui parsemaient le territoire des hyènes formaient des plateformes suffisamment hautes pour lui fournir un domaine privé, qu'il atteignait en seulement quelques bonds. Malgré la forte odeur de putréfaction qui saturait l'air, une fois au-dessus du sol, Scar respirait. Il ne se sentait respirer librement qu'au-dessus du sol. Seul, et au-dessus des hyènes. Au dessus des autres.

Parfois, assis au bord d'une falaise au pied de laquelle les geysers lançaient d'étranges jets absinthe comme ses yeux, il lui arrivait de parodier à mi-voix les propos de son père; regarde Mufasa, d'ici nous dominons le royaume baigné de lumière qui un jour t'appartiendra car tu es mon fils, le plus brillant, le plus fort, le plus sage, le plus bienveillant, tellement plus capable que ton pauvre frère si médiocre, si pleutre, si fruste, la honte de la royauté, et cætera; jusqu'à ce qu'une hyène lui demande ce qu'il foutait à parler tout seul là-haut comme un...

Un regard absinthe furieux assorti d'un grondement suffisait à la faire taire, et Scar relevait la tête pour contempler le cimetière. Les cadavres, les os, les membres, la chair décomposée s'étendaient à perte de vue, à moitié colonisés et dévorés par ces insupportables bourdonnantes de mouches, mais trop difficiles à mastiquer pour ces sottes de hyènes.

De là-haut, Scar dominait la région et tout le monde l'entendait parler. De là-haut, il entendait les pas lourds des éléphants à l'agonie. Résonnant de tout leur poids. De toute leur lenteur. Scar tendait l'oreille. Un barrissement lourd. Long. Et un bruit de chute. Le sol tremblait alors, avec la force de la mort. Car de là-haut, Scar ne voyait que des morts. Des crânes vides incapables de lui renvoyer un regard respectueux, craintif, obéissant, ou de répondre "Oui, votre majesté." Bref, il ne dominait que des imbéciles et des morts. Et des mouches. Et des mouches. Et des mouches.

- Toutes ces mouches, c'est d'un désagréable, lâchait Scar en fronçant le museau, fouettant l'air de sa queue.

- Tout à fait d'accord avec toi, Scar, répondait une hyène de son accent vulgaire. Elles nous piquent toute notre bouffe, on peut pas les chopper et elles sont beaucoup plus nombreuses que nous.

- Ouais. C'est plus le territoire des mouches que le cimetière des éléphants. Ou même que le nôtre.

- Hey, Scar, môssieur le prince déchu de la Terre des Lions, annônait une hyène en caricaturant une révérence, la tête frottant le sol, notre bien-aimé bienfaiteur, accepteriez-vous si vous le voulez bien d'endosser le statut royal de notre gracieuse majesté des mouches ?

Rires et ricanements.

- ... Je préfère ne pas répondre à cette stupidité affligeante.

- Affli-quoi ?

- Non, rien...

Nombreuses, stupides et manipulables à souhait : les hyènes lui donnaient au moins l'illusion d'avoir un peuple à diriger. Un trône où s'asseoir. Trône de chair, de mouches, d'os et de putréfaction; un trône, certes, mais un trône de camelote...

Scar surmonta sa peur pour traverser la frontière, évoluer entre les carcasses géantes, parler aux hyènes et les ranger sous sa bannière à coup de morceaux de viande volés. Mais si sa peur envers elles se changea dès le premier contact en mépris et en dégoût, la terreur qu'il éprouvait à l'égard de son père était toujours là. Il en rêvait la nuit, se réveillait en sursaut, trempé de sueur, les oreilles basses, et bien évidemment, la terre marquée de coups de griffes.

Bien que Rafiki ait informé Ahadi de la volonté de Scar, le roi continua de l'appeler Taka. Taka -le détritus. Pour échapper à cette humiliation quotidienne, encore et toujours la peur, la fuite plutôt que l'affrontement, Scar déménagea près de la frontière. Il ne revenait au Rocher de l'Honneur que pour faucher des carcasses de zèbres et d'antilopes boudées par les lionnes.

Mufasa savait pertinemment qui faisait disparaître les restes, mais il prétendait à son père qu'étant en pleine croissance, son appétit grandissait avec lui. Tout juste s'il ne gardait pas les meilleurs morceaux exprès pour Scar, qui ne prenait pour lui que le strict minimum. Trop fier pour manger le superflu, il le donnait en pâture aux hyènes ; tout juste si elles ne lui servaient pas de poubelles.

Parfois, Mufasa parvenait à coincer son petit frère lorsqu'il venait chiper une ration. Malgré leur année de différence, le plus jeune avait l'air tellement plus âgé que lui, sa peau trop fine qui laissait entrevoir quelques veines, son corps osseux, ses yeux caves, sa voix excessivement grave, sa façon de prononcer les "R" comme s'il s'étranglait, cet air maussade figé sur ses traits comme sur un gisant, et ... par les étoiles, pourquoi ses griffes étaient-elles toujours déployées ? Mufasa voulait tenter de le comprendre, de l'aider, de le sauver, de quoi, il n'en avait aucune idée, mais Taka allait mal, cela crevait les yeux.

Sans mauvais jeux de mots.

- Tak… Scar ! Père est calmé. Tu peux rentrer à la maison, maintenant. Ça fait huit mois que je te le répète. Et ... sniff, sniff... ahr, tu pues ! Bon sang, mais où est-ce que tu passes tes journées ?

- Je viens de t'adresser la parole, j'attends toujours une réponse.

- Oh ! Tiens, tiens, je ne rêve pas ?

Les sourcils de Scar s'étaient envolées vers son front en une caricature de surprise :

- N'est-ce pas mon grand frère chéri ô combien célèbre pour sa tendance à se porter au secours des membres de sa famille ?

- On en a déjà parlé, et tu sais très bien que j'étais inconscient à ce moment-là ! Si j'avais su, je ne l'aurais pas laissé…

- Cause toujours, cause toujours. Je sais parfaitement ce que tu cherches en me laissant les meilleurs morceaux ou en me demandant de rentrer « à la maison ». (Scar mima des guillemets avec ses pattes griffues).

- D'après toi ?

Scar le dévisagea longuement. Son visage ne présentait pas la moindre trace de colère. Seulement du mépris, qui ouvrit la gueule et cracha :

- Ce n'est pas pour moi que tu t'inquiètes, mais pour toi. Tu t'en veux encore de n'avoir rien fait, tu cherches à laver ta conscience royale en prenant bien soin de ton pauvre et malheureux petit frère faiblard si peu gâté par la Nature.

- Enfin, je-je t'interdis de ...

- Oh, continuait Scar imperturbable, une cause perdue, quelle aubaine, c'est exactement ce dont j'ai besoin pour m'acheter une place dans les étoiles ! (il plissa les yeux de dédain et les planta dans ceux de son frère) N'est-ce pas, votre majesté ?

Mufasa se figea. Estomaqué. Les mots refusaient de sortir de sa gorge. Congestionné par la colère, il ne parvenait même pas à feuler. Il tentait désespérément de contenir un rugissement de rage qui aurait alerté tout le monde. Avant même d'avoir pu rassembler ses paroles, il voyait Scar se fendre du rictus de celui qui a vu juste, attraper la viande entre ses crocs, puis sortir de la grotte de sa démarche nonchalante.

- Ne te fatigue pas, cher frère, j'ai compris.

Impuissant à retenir son frère, Mufasa le regardait s'éloigner vers on-ne-savait-où, la consternation ayant remplacé la colère sur ses traits.

Scar, mangeur de souris et de miettes de gibier, conserva donc ce physique décharné et rachitique. Cette silhouette à laquelle tout le monde le reconnaissait de loin avant même de voir sa cicatrice; cette cicatrice hectique qui le brûlait jusqu'à la moelle pour plus ne laisser qu'une ombre promenant son mépris et sa nonchalance d'un air de parfait apitoiement sur soi ...

Scar longeait une rivière, la démarche lourde, maussade et ruminant ses cauchemars, et ses oreilles se dressèrent.

Là, sous le murmure de l'eau, il avait entendu quelque chose qui ressemblait à une voix. Mais il n'y avait que le courant, là-bas. Intrigué, il descendit la rivière et constata que c'était bien une voix. Une toute jeune lionne tentait de remonter le courant, ses pattes brassant vainement l'eau qui l'emportait droit vers le territoire des crocodiles. Elle toussait, crachait, avalait de l'eau, et se noierait sûrement à moins d'être dévorée vivante... Les yeux verts de Scar s'illuminèrent.

La voilà, son action héroïque.

Non pas qu'il ait besoin de légitimité auprès de qui que ce soit. La loyauté des hyènes lui était toute acquise. Mais il lui manquait encore quelque chose pour consolider l'injustice de sa vie. Son père l'avait marqué à vie parce qu'il le trouvait lâche ? Il l'avait jugé sans le connaître : bien sûr qu'il était capable de courage. Scar allait prouver, à lui-même, au monde entier, qu'il était capable de faire aussi bien que son frère : il sauverait cette petite lionne de la noyade.

Il descendit la rive en courant, dépassa le niveau de la petite lionne qui appelait à l'aide en crachant ses poumons, accroche-toi j'arrive, avisa tout près du bord un tronc d'arbre mort pourri jusqu'au cœur qu'il fit basculer d'un coup de griffe dans le lit de la rivière, formant ainsi une prise stable pour sa possibilité d'action héroïque, qui s'y accrocha de toutes ses griffes et l'escalada toujours en toussant jusqu'à la rive où elle se laissa tomber, trempée, complètement épuisée.

Scar avait enfin accompli son action héroïque. Sauf que dans l'histoire, il n'avait pris absolument aucun risque.

La petite lionne en question était toute jeune, encore plus maigre que lui, les puces prospéraient entre ses poils, et il lui manquait un morceau d'oreille. Ce n'était pas elle qui lui ferait une princesse digne de ce nom. Une fois réveillée, Zira, c'était son nom, lui raconta son histoire, ce qu'elle faisait dans cette rivière, qui étaient ses parents. Il n'en écouta pas un mot, se contentant de l'admiration aveugle qu'il lisait dans les yeux de la jeune lionne. C'était une impression complètement nouvelle, et franchement agréable. Les hyènes le voyaient comme un réservoir de nourriture ambulant, et son père... il préférait ne pas y penser. Se sentir enfin valorisé, respecté, apprécié à sa juste valeur. Et plus incroyable encore, on le remerciait, lui !

Scar avait l'impression de vivre un rêve.

Dommage qu'elle soit si collante ! Elle le suivait partout, sans une seconde de répit pour ruminer sa solitude et son mépris du reste du monde, tout juste s'ils ne les retrouvait seulement quand il allait se soulager. Sa silhouette squelettique ne le lâchait jamais, collée, fixée, attachée à lui. Il l'envoya gentiment paître de nombreuses fois, s'il te plaît, arrête de me suivre partout, ça devient ridicule ; mais elle continuait toujours plus ou moins discrètement. Et puis il finit par s'habituer. Elle continua d'écouter sa vie, et elle continua de raconter la sienne tandis qu'il prenait l'air très intéressé. Ils se trouvèrent à marcher côte à côte de plus en plus souvent.

Et puis, un jour, ils se sautèrent dessus. Et ils recommencèrent. Quitte à jouer les Mufasa, à jouer les héros, autant en tirer tous les bénéfices. Scar convenait que ce moyen d'évacuer sa perpétuelle frustration était vraiment primaire. Défoulant sur le moment, mais la faim revenait à la charge à peine après avoir repris son souffle. À peine assouvi, déjà affamé. Jamais comblé.

Scar ne connaissait pas grand chose en héroïsme, mais il avait l'impression d'un mauvais tour quelque part.

Un héros était légitime, un véritable héros n'avait pas une faim permanente de reconnaissance pour se sentir exister. Scar ne se reconnaissait pas dans ce costume de prince charmant qui se permettait d'épouser la princesse après avoir vaincu le monstre sanguinaire. Monstre sanguinaire qu'il n'avait même pas affronté. Ses ébats prenaient de plus en plus un goût de cendre. Peut-être était-ce parce qu'il n'avait pas mérité cette récompense acquise sans aucune prise de risque. Mais sa lâcheté était gravée en lui : elle faisait partie de lui comme un organe. Quoiqu'il tente contre elle, ce serait toujours de façon détournée, sans se mouiller... de façon lâche.

L'idée qu'il n'accomplirait jamais rien de réellement courageux comme son frère aîné lui fut petit à petit insupportable. Il envoya définitivement au diable la jeune lionne dont il avait oublié le nom sans se douter qu'il l'avait marquée aussi durablement qu'il l'était lui-même. Et même s'il l'avait su, il n'y aurait pas accordé plus d'importance que cela.

Le temps passa. Si Mufasa devint le lion adulte tout en muscles dont la seule présence imposait le respect qu'il était destiné à devenir ; Scar resta le lion solitaire décharné au teint hâle, à la crinière charbon, aux yeux absinthe, à la voix gutturale, le lion amateur de sarcasmes et mangeur de souris.

Il finit par apprendre à chasser lui-même les zèbres et autres gnous en les piégeant selon de savants stratagèmes, mais il conserva pour les souris, si petites, si minuscules, si fragiles, si faibles, une tendresse toute particulière. Une barbiche blanchâtre lui poussa. Sa cicatrice à l'œil lui resta. Et avec elle, sa frustration et ses rêves de revanche. Ahadi, dans ses derniers moments, fit promettre à Mufasa de ne jamais laisser Taka retourner au Rocher ; promesse que Mufasa s'empressa de rompre aussitôt son père décédé. Il avait hâte de revoir son petit frère, de lui présenter son épouse Sarabi, de lui dire qu'il serait toujours le bienvenu, qu'ensemble ils sauraient mettre leurs différents de côté, parce qu'il veillerait toujours sur lui.

Le cauchemar ambulant qui lui servait de paternel étant mort, Scar revint au Rocher de sa démarche si particulière, quelque part entre furtivité et nonchalance. Sa maigreur cadavérique impressionna la cour. Qu'est-ce qu'il avait grandi ! Comme sa crinière noire avait poussé ! Autant que son frère ! Mais comment avait-il survécu tout seul ? Et pourquoi ses griffes étaient-elles perpétuellement sorties ? Et ne faisait-il pas bien plus que son âge ? On le croirait plus âgé que le roi ! Et lui qui était si mauvais chasseur, qu'avait-il mangé tout ce temps ? De la frustration et de la jalousie en pilules chaque matin, midi et soir, répondit-il en levant les yeux au ciel. On rit jaune : il n'avait pas perdu son sens du sarcasme !

Scar grimaça en constatant à quel point Mufasa désormais roi était devenu physiquement une copie conforme de leur père. A part la crinière charbon, dont il avait hérité lui-même. Peut-être un peu plus de noblesse naturelle dans la démarche, alors qu'Ahadi se forçait visiblement à se tenir droit quand il aurait préféré ne pas cacher sa nature de brute épaisse -après tout leur père roturier ne s'était retrouvé sur le trône que par son mariage avec la reine.

On voyait ce que ça avait donné.

Scar choisit de rester, d'attendre patiemment la mort de son frère pour enfin accéder à ce trône qui lui revenait après tout de droit. Crétin comme il était, il ne survivrait pas quelques années. S'il s'accrochait trop à la vie, Scar ferait appel à ses chères amies les hyènes...

Il patienta donc, longtemps, longtemps, évitant comme à son habitude de se mêler à la cour, qui de son côté le contournait autant que possible. Qu'il reste dans son coin, disait-on, au moins, il ne dérange personne et il fait de la figuration pour les cérémonies officielles. Et puis, il faut admettre que les vilains garçons solitaires à la voix grave ont un certain charme. Sa crinière noire flottant au vent, ses grands yeux cernés verts, du plus bel effet. Enfin, tant qu'il n'allait pas se mêler à nos conversations - on ne savait jamais s'il était sérieux ou s'il se moquait de nous, et puis par les étoiles, qu'il perde cette habitude de nous fixer avec cet air maussade et ces yeux clairs, trop clairs ...

Lorsque Mufasa présenta sa fiancée Sarabi à son frère, ce dernier fit instantanément la comparaison avec son unique conquête, Zira la pouilleuse rachitique. Face à la reine, irradiant de force et de noblesse, Scar eut un haut-le-cœur qu'il camoufla sous une pique bien sentie :

- Eh bien ! Heureusement que mon frère vous épouse (inclinaison de la tête, baisepatte courtois, lever des yeux vers elle). Sans lui, jamais je n'aurais remarqué votre insignifiance.

La satisfaction qui lui gonfla le cœur l'empêcha de sentir le coup de griffe que lui asséna la reine. Elle ne lui adressa plus la parole.

Mais en apprenant que son frère avait eu un fils, Simba, Scar vit son château en Espagne s'effondrer. En tant que frère du roi, il aurait dû être le premier. Il l'était jusqu'à ce que cette boule de poils vienne au monde ! Désormais condamné à rester dans l'ombre du Rocher, de son frère, rester dans l'ombre jusqu'à se ratatiner, et il n'aurait plus qu'à mourir sans connaître ce trône dont il avait été privé.

Il ne parvint même pas à s'amuser de son propre lyrisme !

Il bouda ostensiblement la cérémonie de baptême, comme un lionceau, et aurait dévoré Zazu, l'insupportable oiseau qui servait de majordome à son frère, venu lui faire la leçon, ta mère ne t'a jamais appris à ne pas jouer à la nourriture, ton absence à la cérémonie de ce mâââtin a été très remarquée, et caetera, et caetera... si le frère en question n'était pas intervenu, en perpétuel héros qu'il prétendait être.

Scar joua comme depuis son retour, à provoquer Mufasa, à le narguer, à se moquer de lui, à jouer l'insolence, quoi, dieux du ciel, le baptême était aujourd'hui ? Oh, je suis vraiment confus ! Navré, vraiment, ça m'est sorti de l'esprit; il joua à faire tout ce qu'il n'avait pas eu le courage de faire avec leur brute de père en bon lâche qu'il était, ses traits déformés par ce mince sourire cynique que Mufasa détestait tant.

- Tu oublies que tu parles à ton roi ! s'écriait Mufasa, qui avait de plus en plus de mal à garder son calme -quel impulsif, c'était si amusant de le voir sortir de ses gonds.

- Oh non, Mufasa. Mais méfie-toi, tu aurais tort de me sous estimer.

Rugissement de colère et babines retroussées du côté adverse. Non vraiment, c' était trop facile. Et loin d'être aussi amusant que ce qu'il laissait paraître. En effet, Scar savait qu'il ne risquait absolument rien : Mufasa était certes impulsif, mais il avait encore trop pitié de son frère pour le blesser...

Décidément, leurs relations n'avaient pas évolué d'un pouce.

Scar, comme depuis l'enfance, détestait cette pitié, mais il devait avouer qu'elle était bien avantageuse. C'était comme avec les hyènes : utiliser ce qui le répugnait pour enfin accéder au trône. Même si tout espoir était désormais anéanti par la naissance de cette boule de poils, Scar avait conservé ce credo, par habitude, comme une seconde nature. Qu'importe que les marches y menant soient couvertes de mensonges et de sang, pourvu qu'elles y mènent !

Auprès de Simba, Scar parvint à faire illusion en tant qu'oncle un peu bizarre, mais pas méchant, perpétuellement blasé et morose. Il fallait avouer ce que ce n'était pas difficile : la naïveté de son neveu en faisait un être manipulable à volonté. Scar n'avait même pas besoin de se cacher, les sourires qu'il lui envoyait n'étaient qu'à moitié feints -il était si facile de se mettre le lionceau dans la poche que ç'en était ridicule. Il lâchait de sa voix gutturale tous les sarcasmes qui lui passaient par la tête et Simba, lionceau crâneur, bouffi d'insolence et d'entrain, riait comme à de bonnes blagues à l'étrangeté de son oncle, lui grimpait dessus, jouait avec sa barbiche, se roulait joyeusement dans sa crinière noire -décidément aucune notion de l'espace personnel.

- Dis, oncle Scar, quand moi je serai roi, toi tu deviendras quoi ?

- Le fou du roi ...

- C'que t'es bizarre !

- Tu n'as pas idée.

Scar, devant la stupidité manifeste de Simba, reprit espoir.

Allons, haut les cœurs. Tout n'était pas perdu. Il restait encore une chance...

Qu'est-ce qui l'empêchait d'accéder au trône ? Quelques préceptes absurdes, des dogmes, de la morale, un imbécile tout en muscles et un imbécile en petite boule de poils... Autrement dit pas grand-chose.

Scar suggéra donc à Simba, par un stratagème aussi subtil qu'une charge de rhinocéros, d'aller explorer les Terres Interdites où attendaient ses chères amies les hyènes. Avec une autre petite lionne, Nala, également la nièce de Scar par une autre de sa ribambelle de belles-sœurs -mais comment Sarabi pouvait-elle supporter le monstre qui lui servait de mari ?, Simba se jeta droit dans son piège avec la naïveté de l'explorateur en quête d'aventures.

Mais la stupidité profonde des hyènes combinée à l'intervention musclée de Mufasa empêchèrent Scar d'obtenir son dû. Tout ça par la faute de ce maudit majordome d'oiseau venu donner l'alerte. Enfin, surtout des hyènes qui, au lieu de le manger comme leur estomac aurait dû les pousser à le faire, avaient trouvé fort amusant de le projeter dans le ciel au moyen d'un geyser de lave -bravo pour la discrétion. Scar, dans un premier temps, eut envie de laisser parler sa colère, de se jeter sur cette petite boule de poils qui lui servait de neveu, de la déchiqueter, de déchirer ses chairs jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'une petite carcasse nettoyée dont même les hyènes ne voudraient pas.

Mais il la musela.

Tout bien réfléchi, ça ne faisait rien. La première tentative avait simplement oublié de prendre en compte sa brute de frère ; la seconde serait la bonne.

La veille du grand jour, installé sur les plus hautes falaises du cimetière des éléphants, il motiva ses troupes par un discours aussi savant que simple, moyennant effets de lumière verte, éruptions de geysers, jets de lave et défilés militaires, non sans oublier quelques rappels à l'ordre, coups de patte, forts pincements de joue et autres tractions d'oreille. Après tout, la politique n'était qu'une certaine façon d'agiter le peuple avant de s'en servir... Le vent qui hurlait dans la nuit, la lumière dorée de la lave qui jaillissait triomphalement, le quart de lune blafarde et souriante quelques centimètres au-dessus de sa tête, la fumée verdâtre ricanait et entrait dans ses narines qu'elle flattait comme un doux parfum d'encens...

Pour la première fois de sa vie, Scar se sentit libre.

Libre de laisser vivre ses rêves les plus fous. Libre de laisser son amour-propre éclater au grand jour. Libre d'exhiber ce qu'il était, tout ce qu'il était, à la face de ce monde insignifiant. Une liberté certes factice, puisqu'elle ne se limitait pour le moment qu'à des mots ; un pouvoir certes maigre puisqu'exercé sur de sombres imbéciles ; mais le simple fait de les imaginer, de les prononcer le rendait ivre, ses lèvres tordues en un sourire immense, ses crocs luisant à la lumière des flammes, son cœur tambourinait à une vitesse inouïe. Son ombre projetée sur la paroi rocheuse lui parut gigantesque. Son ombre, n'était-ce pas l'image de lui-même ? N'était-ce pas en un sens, ce qu'il était appelé à être ?

Les hyènes, ivres de promesses de gibier et de sang, l'acclamaient comme leur Messie.

Qu'ils soient prêts pour son règne de lumière et d'abondance ! Que leurs crocs soient prêts à se nourrir non plus d'injustice et de persécution, mais de viande et de gibier ! Qu'ils sortent leurs griffes, qu'ils sortent leurs crocs, qu'enfin ils réclament ce qui leur était dû ! Qu'ils soient prêts à l'honorer, lui qui éclairait les cœurs solitaires, lui qui écoutait la misère, lui seul qui réclamait justice ! Qu'ils cessent d'être les mendiants du roi pour devenir les proches du dieu ! Qu'ils soient prêts à se battre pour lui, car ainsi c'était eux-mêmes qu'ils servaient ! Qu'ils laissent enfin éclater leur fureur ! Qu'ils soient prêts à suivre leur guide, leur roi, leur dieu, vers la lumière ! (1) Qu'ils soient prêts pour l'aube d'une nouvelle ère. Longue vie au roi, criaient-elles, ivres d'allégresse. Longue vie au roi !

Scar était réellement fier de lui pour cette catilinaire où il avait pu déployer tous ses talents d'orateur. Sa voix habituellement profonde et gutturale était même partie dans quelques aigus, son éloquence s'était surpassée et il avait poussé le vice jusqu'à exécuter quelques pas de danse et des mouvements de crinière, emporté par la puissance de son propre discours. De véritables trésors de rhétorique à chaque phrase !

- Sincèrement ? Je crois que c'est mon chef-d'œuvre, commenta-t-il à l'intention des hyènes le félicitant pour la qualité de sa prestation.

Son second plan se mit alors en branle.

Scar, l'oncle bizarre mais pas méchant, promit à Simba une très belle surprise ; ça allait être grandiose, ton père a tout préparé, oh non, je ne reste pas, ce sont des affaires père-fils ; c'est quelque chose entre toi et ton papa, ce genre d'histoires… de famille. Allez, oncle Scar, s'il te plaît, dis-moi ce que c'est ! Garnement, si je te le dis, ce ne sera plus une surprise… Tout ce que tu as à faire, c'est de rester juste là, sur ce petit rocher, moi, je vais chercher ton père. Oncle Scar, dis, je vais l'aimer, la surprise ?

Oh, Simba, elle est à en mourir !

Scar, ainsi qu'à son habitude, supervisait l'opération du haut de la falaise. Une poignée de hyènes effrayèrent les gnous qui, incontrôlables, ne se rendant absolument pas compte de ce qu'ils faisaient tant leur panique était grande, chargèrent dans le ravin où Simba attendait bien sagement sa surprise.

Ne portant attention qu'à son courage au lieu de son supposé intellect, Mufasa se porta au secours de sa précieuse progéniture. Pas une bête n'eut non plus la présence d'esprit de se demander ce que pouvaient faire leur roi et son fils sous leurs sabots : par contre, ils se prêtaient au jeu avec une passion admirable.

Ils battaient des sabots, galopaient à une vitesse prodigieuse, amplifiée par l'abaissement de la pente; la peur les précipitait dans la panique, ils prodiguaient des coups de cornes, en prenaient encore plus, nimbaient l'air d'un épais brouillard de poudre. La terre sous le pilon de leurs sabots perdait sa poussière, et dans un échange de bons procédés, se repaissait de leur sang. La plupart d'entre eux tombaient pulvérisés par leurs blessures de tout leur poids sur la pierre, et sous leur batterie se débattaient, pathétiques petites puces ballottées par la tempête, le roi tout-puissant son frère et sa pitoyable progéniture.

Depuis le haut de la falaise, à l'ombre d'une aspérité rocheuse, leur galopade apparaissait à Scar telle un torrent se jetant dans son lit, roulant, battant comme un cœur qui s'essouffle, une course folle dont Scar seul, omniscient et omnipotent, connaissait l'issue fatale. Il toisait en silence le troupeau de mort, sentant la falaise vibrer sous ses pattes...

Sous la mêlée, son frère disparaissait, réapparaissait, se faisait bousculer par un gnou, puis par un autre; l'arbre mort sur lequel Simba s'était réfugié volait en éclat, la boule de poils un faisait superbe vol plané en hurlant, allait-il s'écraser ? ah non, l'autre brute l'avait récupéré. Bien. Bien, très bien. Tout se passait comme prévu; le décor était en place, les acteurs savaient leur partie, la pièce se déroulait sans aucun accroc...

Arrivait alors sa scène.

Après avoir mis en sécurité son rejeton sur une aspérité rocheuse -tiens donc, la boule de poils avait donc trouvé le moyen de s'en tirer; tout en manquant bien entendu de se faire tuer plus de dix fois, Mufasa tenta d'escalader, cahin-caha, la falaise à pic où l'attendait bien sagement, comme prévu, son petit frère.

Le galop effréné des gnous à quelques mètres en dessous lui donna soudain l'impression de roulements de tambour. Ils résonnaient dans les gorges comme autant de requiem. Grave, solennel, lent. Un requiem ou une marche triomphale... tout dépendait du point de vue.

Ignorant les appels à l'aide de son frère, Scar dévisagea Mufasa avec toute la morgue accumulée depuis tant d'années.

Comme il était pitoyable ainsi, couvert de sueur, de sang et de poussière, suffoquant, la peur imprimée sur ses traits ! Était-ce bien lui qui l'avait terrorisé durant toutes ces années ? Autrefois si puissant et désormais si fragile, et dire qu'enfin il avait le pouvoir de le briser... Ce frère qui l'avait toujours regardé avec le plus profond mépris caché sous un masque de pitié implorait désormais la sienne.

Mais cette ombre pathétique n'avait pas encore compris que de roi, elle n'était désormais plus rien : elle voulait vivre. Mufasa était désormais au bord du gouffre ; il agitait vainement les pattes arrière, il griffait la falaise, il jetait des cailloux dans l'abîme. Il ne savait pas qu'il allait les y rejoindre. La poussière lui brûlait les yeux et les poumons. Il était épuisé et perdait beaucoup de sang. La roche frottait contre ses blessures. Une plaie béante ornait son front. Il devait avoir plusieurs côtes brisées, Scar percevait ses halètements, chaque respiration devait le scier ; mais ce que Scar voyait et qui le transportait, c'était le regard de son frère : un regard empli de terreur.

En face, enfin, Scar n'avait plus peur. Au contraire.

La haine l'avait remplacée. Une haine posée, implacable, glacée, épaisse, infranchissable, cristallisée autour du cœur comme une forteresse imprenable.

Pourtant, dans cette supposée prison, Scar se sentit plus libre que jamais. Ses mots et ses rêves n'étaient plus des mots ni des rêves ; ils prenaient chair, prenaient roche, prenaient terre, ils prenaient corps, bientôt mort. Il se sentait libéré de sa peur. La pulsation de son cœur, déterminé et implacable, poussa dans ses veines un mépris glacial. Serein. Calme.

Scar inspira profondément, et savoura sa première bouffée d'air en tant qu'être libre...

L'odeur de sang qui montait des blessures de Mufasa lui fit tourner la tête. Mêlée de poussière, ce parfum se muait en encens dans ses narines ... Il se sentit défaillir.

Ses griffes luisaient sous l'éclat du soleil. Elles ne lui avaient jamais semblé aussi brillantes. Elles semblèrent presque lui sourire.

N'avaient-elles pas toujours attendu ce moment ?

"Je suis ton frère, abruti. Je veillerai toujours sur toi."

Ho, oui. Bien sûr.

Comme le jour où il avait laissé leur géniteur le tuer ...

Mufasa était sous Scar, dominé, soumis, écrasé par sa stature. Il implorait son aide. Scar, Scar, mon frère, aide-moi. Mufasa qui avait la même carrure, la même robe, la même queue, le même visage, les mêmes yeux qu' Ahadi...

Soudain, sa cicatrice lui brûla l'œil gauche. Il se jeta en avant, presque dans le vide, et planta les griffes dans les pattes avant de Mufasa. Il lui arracha un rugissement de douleur. Du sang perla entre les poils.

Puis, lentement, Scar approche son visage de celui de Mufasa.

Il le regarde droit dans les yeux. L'or face à l'absinthe.

Le souffle de son frère si près du sien le grise. Chacune de ses inspirations peut être la dernière.

En articulant chaque syllabe, il lui murmure, presque à l'oreille, d'une voix douce, comme une berceuse, ces mots ruminés par des années de rage contenue.

Lorsqu'ils sortent enfin d'entre ses lèvres, un par un, ces mots se déversent comme une délivrance, et l'expression de Scar se tord en un immense sourire, puis en un déferlement de rage et de mépris.

- Longue vie au roi !

Mufasa comprit en un éclair le danger qui menaçait son fils. Trop tard cependant. Pendant encore une unique seconde, Scar savoura le regard empli d'épouvante de son frère. Ou de son père. Il ne savait pas, et cela lui était égal. Ho, qu'elle était douce, cette petite seconde...

Mais ce n'était qu'une seconde, et Scar jette Mufasa du haut de la falaise, comme un détritus.

Mufasa finit écrasé, piétiné et pulvérisé par les gnous.

Étrangement, lorsque Scar retrouva Simba parmi toute la poussière soulevée par le passage des gnous, il ne chercha pas à le tuer. Disparu le lionceau arrogant et amateur d'aventures. Simba était réduit à une boule de poils et de regrets à vif.

En larmes près du cadavre de son père -comment chercher de l'affection auprès d'un père, cet enfant avait décidément un problème... Mais Scar ne chercha pas à le tuer. Du moins, pas de ses propres mains. Lui-même se demanda un bref instant pourquoi il répugnait à achever un enfant d'un simple coup de patte alors qu'il venait juste de tuer son propre frère… Un reste de Mufasa subsistant en lui, peut-être. Plus pour longtemps.

Au contraire, il posa de nouveau sur sa gueule le masque de l'oncle un peu bizarre mais pas méchant. Modulant sa voix gutturale pour la rendre la plus chaude et apaisante que possible, il prit son neveu dans ses bras pour le rassurer, chut, calme-toi, ça va aller ; il se reprit à jouer la vaste comédie de la famille. Mais son masque l'aveuglait. Il vit l'expression désespérée de Simba, lionceau dévoré de culpabilité, de désespoir et de peur. Mais il ne vit pas la sienne, celle qu'il arborait des années auparavant, ce fameux jour où Ahadi avait assassiné Taka.

Comme Ahadi, comme ce père à qui il s'était juré de ne jamais ressembler, Scar appuya de toutes ses forces sur la culpabilité béante de son neveu, pressant l'hémorragie pour mieux la faire durer. Bien sûr. Bien sûr que tu ne voulais pas ce qui est arrivé. Personne ne peut vouloir des choses aussi horribles. Mais (et Scar eut toutes les peines du monde à dissimuler des accents de joie dans cette phrase) le roi est mort. Et sans toi, il serait encore en vie. Ah ! Qu'est-ce que ta mère dira ?

Être enfin le chasseur et savourer l'expression de terreur de sa proie... C'était tellement bon que Scar aurait voulu que cet instant dure éternellement.

Mais les meilleures choses ont une fin, et Scar finit par envoyer Simba au diable.

- Sauve-toi, Simba, lui murmura-t-il. Pars. Pars très loin, et, ne reviens jamais.

Puis sitôt son neveu hors de vue, il envoya les hyènes mettre fin à ses jours. Si d'aventure on retrouvait son corps, la mâchoire caractéristique de ces chères ricaneuses auraient tôt fait de les désigner comme coupables.

Le cadavre de Mufasa pourrissait, les os disloqués sous les nuages de poussière ; celui de Simba devait être déchiqueté et réduit à l'état de charogne.

Tous deux dévorés par les mouches.

Le roi est mort.

Vive le roi.

*oooOOOooo*

NdM : Voilà, c'était le pré-film et la moitié du film. Prochain chapitre : le règne de Scar. Enfin, comme ici ce sera plus l'évolution de l'état d'esprit qui sera abordée, pas vraiment le règne en lui-même.

Comme les 22 000 mots d'un coup étaient peut-être trop, j'ai découpé. Ce sera plus digeste comme ça.

Pas trop dégueu l'effet "p" sur la débandade des gnous ?

Phrases et expressions piquées à d'autres :

- "Mais elle poussa, se déploya, grimpa au mur de sarcasmes, elle s'accrocha, s'agrippa et ne le lâcha plus, emplit tout son être de son lierre étouffant" - dans I've got plans de Clelia Kerlais

- "Mais cette ombre pathétique n'avait pas encore compris que de roi, elle n'était désormais plus rien : elle voulait vivre. " - dans L'Héritier de Nathalea

Bien sûr, énorme ref à Golding avec Sa Majesté des Mouches

Et une phrase tirée de The Witcher III (ce jeu déchire tout)

Si vous en repérez d'autres, signalez-les moi !