Disclaimer : L'univers de Jonathan Strange & Mr Norrell est la création de Susanna Clarke
Rating : T
Note : je suis tombée amoureuse du livre de Clarke il y a environ dix ans, mais il a fallu la très bonne adaptation de la BBC pour me pousser à oser écrire une fanfiction dans cet univers si riche. Malgré toute mon admiration pour l'adaptation en question, mon histoire se déroule dans l'univers du livre et non de la minisérie et les spectateurs qui n'ont pas lu le roman pourront peut-être trouver quelques éléments contradictoires (encore que, l'intrigue se déroulant des années avant l'arrivée de Segundus et Honeyfoot à Hurtfew Abbey, les divergences seront très limitées) mais cela ne devrait pas nuire à la compréhension.
Chapitre 1
Scarborough
1780
Alors que le dernier jour de la foire venait à son terme, la grande place ne désemplissait pas. Des bandes de garnements chahutaient autour des étals, ignorant les réprimandes des marchands comme des clients. Un œil plus observateur et avisé que ceux des commerçants et habitants ordinaires de la bonne ville de Scarborough aurait porté son attention sur les enfants moins bruyants. Non pas les garçons de bonne famille qui se pressaient dans les jupes de leurs mères vers les dernières attractions, mais quelques chenapans déguenillés qui suivaient un trajet apparemment sans logique et qui pourtant savaient parfaitement ce qu'ils faisaient.
Le plus remarquable d'entre eux – ou pour être exact, le moins remarquable, car le plus discret – était un vaurien d'environ dix ans, efflanqué, coiffé d'un tricorne cabossé perché de guingois sur une tête mince et pâle pourvue d'un long nez et d'une tignasse de cheveux noirs et sales. Les mains dans les poches, il se dirigea vers une estrade devant laquelle un petit groupe de spectateurs se pressaient.
John Childermass, car c'était le nom par lequel il se faisait appeler, le plus souvent (1), attendait le spectacle du magicien pour deux raisons : tout d'abord, cela distrayait suffisamment l'assistance pour qu'il opère en toute tranquillité. Ensuite, une fois qu'il avait fait sa cueillette, il pouvait apprécier la représentation au même titre que les honnêtes badauds. Généralement, il ne lui fallait pas longtemps pour repérer l'astuce. Mais ce magicien-là, qui se présentait comme « le fabuleux Delgrove » était beaucoup plus habile que les jeteurs de poudre aux yeux habituels. Cela faisait une semaine que Childermass essayait de comprendre le coup de la cape changeant de couleur. Il n'était pas suffisamment naïf pour croire que Delgrove était autre chose qu'un charlatan mais il admirait toujours un bon tour de passe-passe, bien que cela lui laisse une impression de vide une fois la supercherie découverte. Il aurait donné n'importe quoi pour voir de la vraie magie, un sort qui pourrait s'accomplir sans qu'on en démonte le petit mécanisme toujours décevant. À sa manière, il en faisait autant que le fabuleux Delgrove. Quand il exerçait son art, les objets disparaissaient, passaient d'une poche à une autre à l'insu de leurs propriétaires et il n'y avait pas lieu de pavoiser. Les autorités n'avaient guère le goût pour cette sorte de miracles.
Alors que l'assistant de Delgrove battait le rappel, Childermass intercepta le regard d'un individu en noir qui le fixait depuis le porche d'un débit de boisson. S'il ne l'avait jamais vu, le garçon connaissait cette allure. L'homme faisait la chasse aux tire-laine et avait repéré un coupable potentiel. S'il avait encore été à Hull, Childermass aurait quand même tenté sa chance. Il connaissait chaque ruelle, chaque soupirail, chaque gouttière à escalader pour se dérober aux recherches des forces de l'ordre. Scarborough, où il s'était installé avec sa mère et le reste de la bande après être devenus un peu trop connus dans l'East Riding, ne lui était pas encore aussi familière. Il avait déjà eu de quoi gagner son pain de la journée. Autant ne pas tenter le diable (2).
Childermass s'éloigna prestement de la grande place et prenant plusieurs virages serrés, se glissant entre des groupes de passants et jetant des regards discrets en arrière pour vérifier que l'homme ne le suivait pas, se retrouva bientôt au milieu de maisons délabrées. Entrant dans l'une d'elle, il grimpa quatre à quatre les escaliers avant de toquer à une porte selon le code établi.
La femme qui lui ouvrit avait le même visage mince, aux yeux et aux cheveux noirs qui lui avaient valu en partie son surnom.
« La pèche a été bonne ? »
Son fils sortit de diverses poches et de sous son chapeau quelques mouchoirs, une montre à gousset, deux bourses et un petit livre de sermons.
Black Joan hocha la tête d'un air satisfait et le laissa entrer dans une grande pièce où une demi-douzaine de gamins s'activait. Childermass était le plus vieux de la bande et quand sa mère devait s'absenter, tenait le rôle de chef par intérim. Il s'arrêta à la hauteur d'une fillette occupée à retirer les initiales brodées d'un mouchoir.
« C'est pour toi », lui dit-il en sortant de sa manche un petit pain qu'il avait fauché sur un étal en début d'après-midi.
Janie était, de toute la bande, sa préférée. Elle était aussi la seule à avoir comme lui Black Joan pour mère. Au contraire de Childermass, cependant, elle avait davantage pris du côté paternel (3), à en juger par ses cheveux blonds et ses yeux bleus, mais partageait avec lui le même nez trop long.
Janie afficha un large sourire et s'apprêtait à croquer dans le pain quand Joan, qui s'était glissée derrière elle, lui administra une taloche à l'arrière de la tête.
« Finis ce que tu as à faire, l'admonesta-t-elle. Et toi, John, tu la gâtes trop. »
Childermass haussa les épaules. Ce n'était pas lui qui couvait Janie en ne l'envoyant pas voler en compagnie des autres. Il se dirigea vers un coin de la pièce qui abritait ses affaires et se laissa tomber sur son matelas. Il pêcha son livre sous la couverture et commença laborieusement sa lecture. Il en était à l'histoire de John Uskglass et du charbonnier, qu'il connaissait par cœur (4).
Incapable de se concentrer, il repensa au fabuleux Delgrove, qui quitterait probablement Scarborough avec la foire. Peut-être ne percerait-il jamais le secret de la cape multicolore. C'était frustrant, mais pas tant que l'idée qu'à une époque, faire changer une étoffe de teinte n'était sans doute rien d'autre qu'un petit acte de magie sans importance. John Uskglass pouvait probablement le faire sans même y penser. Mais il était parti, et avec lui la magie. Childermass se demanda, si jamais elle revenait, quel serait le premier acte magique qu'il accomplirait. Probablement pas modifier la couleur de ses vêtements ! Black Joan lui avait souvent répété de ne pas courir après des chimères et de garder les pieds sur terre. Réalisme ou pas, son fils savait que comme tout le monde dans la région, elle espérait secrètement le retour du Roi Corbeau.
Childermass savait que cela arriverait. Il espérait que ce soit de son vivant, mais comment savoir ? Voilà qui serait une magie bien utile : voir l'avenir.
(1) Nul ne connait l'année exacte de la naissance de John Childermass, ni s'il a été baptisé sous ce nom-là. Alors que la première biographie de Jonathan Strange a été écrite par un de ses contemporains et correspondants réguliers, Mr John Segundus (cf. The Life of Jonathan Strange, chez John Murray, 1820) il a fallu attendre plusieurs décennies après la disparition de John Childermass pour que l'on se penche sur sa vie et sa contribution au retour de la magie anglaise. Les informations le concernant étaient à ce stade encore plus éparses et sujettes à caution que de son vivant.
(2) Black Joan, la mère de Childermass, préférait l'expression « jouer avec les Fées ».
(3) Est-il nécessaire de préciser que le côté paternel de Janie était différent du côté paternel de John Childermass ?
(4) A Child's History of the Raven King, célèbre livre que l'on doit à Lord Portishead, ne sera publié qu'en 1807 mais les recueils de récits plus ou moins fantaisistes sur John Uskglass ne manquaient pas en 1780. L'ouvrage que possédait John Childermass était un exemplaire des Contes et légendes du Roi Corbeau, auteur anonyme (John Murray, 1772), beaucoup moins complet et documenté que l'œuvre de Lord Portishead, qui l'éclipsa totalement.
