Amarth s'engagea sans crainte dans la ruelle sombre qui lui faisait face. C'était là que sa proie avait rendez-vous chaque premier mercredi du mois. Depuis huit mois qu'elle le traquait sans relâche, elle allait enfin pouvoir passer à l'attaque. L'attente n'avait fait qu'accroître le désir d'en finir une bonne fois pour toutes. Elle passait ses journées entières à le suivre dans le moindre de ses déplacements, à épier ses moindres faits et gestes. Elle savait avec qui il avait des altercations régulières, avec quelles filles il trompait souvent sa femme… Chaque jour, elle devait se retenir de se ramasser pour bondir et frapper. Les moments n'étaient jamais propices, et surtout, elle ne possédait pas encore assez d'informations. Mais pas cette fois.
Comme elle s'y attendait, l'endroit était désert. Pour l'instant. D'une démarche aussi souple que silencieuse, elle se dirigea vers un recoin plus sombre que les autres et s'y tapit. Avec un chuintement feutré, elle sortit le poignard de son fourreau. Elle se devait d'être irréprochable. Et la moindre seconde de perdue pouvait mettre son plan à l'eau. Elle n'avait pas droit à l'erreur.
L'attente fut infime. A peine quelques minutes. Amarth savait que l'autre n'allait pas tarder à arriver. Le temps pressait. Aussi silencieuse qu'une ombre, elle sortit de sa cachette et se glissa derrière sa proie.
« Bonsoir, monseigneur, lui glissa-t-elle en plaquant sa lame, aussi froide que ses yeux, contre sa gorge.
-Qui êtes-vous ? murmura sa proie d'une voix paniquée.
-Ta mort, se contenta de répondre la jeune femme dans un souffle.
-Qu'est-ce que… »
L'homme ne finit jamais sa phrase. Amarth lui trancha la gorge sans le moindre état d'âme. A peine eut-il touché le sol que déjà, son assassin se penchait sur lui et retirait un objet de la poche intérieure de sa tunique.
Lorsqu'une lanterne éclaira la tache sombre qui se formait sous le corps de la victime, Amarth était déjà loin, mêlée à la foule des voyageurs nocturnes qui déambulaient dans la ville, le visage impassible, ne laissait rien paraître de son métier, ni de ce qu'elle venait de faire.
Le soldat de l'empire, qui tenait la lanterne devant lui, n'avait aucune preuve, juste de la suspicion, qui portait un nom, écrit en lettres sanglantes sur le mur d'en face. Un nom connu dans tout l'empire pour les crimes qu'il avait commis.
« Amarth… » cracha l'homme, cet autre qui n'avait aucun intérêt aux yeux d'Amarth, cet autre qui n'avait pas tardé à arriver.
Le vent apporta ce soupçon jusque Amarth, assise en haut de la plus haute tour de la ville, les jambes se balançant dans le vide qu'elle surplombait. Elle eut un sourire carnassier. Depuis six ans que toutes les troupes de l'empire la cherchaient, elle était toujours parvenue à leur échapper. Elle, meilleure tueuse à gages de tout l'empire, meilleur élément de la guilde. Ses missions étaient toutes des succès. Ses confrères la craignaient autant qu'ils la respectaient et l'admiraient. Tous savaient ce qu'une trahison représenterait. Et tous se taisaient, préférant mourir plutôt que trahir, sachant que s'ils trahissaient, Amarth aurait tôt fait de les retrouver pour les tuer de sa propre main.
Aussi silencieuse qu'une ombre, aussi souple qu'un félin, aussi redoutable qu'un Ra'zac, tous la craignaient. Elle ne connaissait qu'un supérieur hiérarchique qu'elle considérât comme vraiment supérieur : son maître, celui qui lui avait enseigné les ficelles du métier. Tuer ne consistait pas seulement à porter une arme et à être habile en camouflage. Il fallait aussi savoir être aussi silencieux que la Mort elle-même, aussi souple que l'eau, aussi insaisissable que l'air. Il lui avait enseigné l'escalade, le lancer de poignard, le tir à l'arc, l'escrime, l'art complexe et malsain des poisons… Aucun des domaines de la mort et de l'échappatoire n'avait de secret pour cette jeune femme âgée tout juste d'une vingtaine d'années. Elle savait se faire remarquer, pour se faire ensuite oublier dès qu'elle aurait disparu. Mortelle beauté, les hommes tombaient dans les pièges qu'elle leur tendait. Et elle ne s'intéressait guère aux hommes. Seuls comptaient ceux qu'elle devait éliminer.
Elle ignorait l'identité du commanditaire, mais elle savait qu'il la connaissait à la perfection, qu'il savait où la trouver et quand, aussi ne se défilait-elle jamais. La mort ne l'effrayait pas, mais elle refusait de trahir sa guilde. Tout comme les ensorceleurs refusaient de trahir la leur, ainsi que les voleurs, les chevaucheurs de rêves, les maîtres des poisons…
Ces guildes évoluaient dans le plus parfait secret, parfois dans la plus parfaite illégalité. Nul ne soupçonnait leur existence tant qu'il ne faisait pas partie de l'une d'entre elles. Chaque guilde avait un symbole, tatoué dans le dos. Amarth avait eu droit au traditionnel dragon noir. Les membres d'une guilde se reconnaissaient entre eux la plupart du temps, mais nul n'était capable de discerner un membre d'une autre guilde d'un simple commerçant. Sauf Amarth. Elle savait qui était qui, où il se rendait et ce qu'il allait y faire. Personne ne savait comment elle s'y prenait pour obtenir ces informations, mais tous s'y fiaient comme si sa parole avait été vérité absolue. Ce qu'elle était d'une certaine manière, car Amarth ne se trompait que très rarement.
Sentant qu'il était temps pour elle de retourner à l'auberge, elle se leva. Sous les bourrasques folles qui soufflaient à cette hauteur, les mèches sombres de la jeune femme volaient autour d'elle, lui fouettaient le visage avec violence, mais elle ne sentait rien de tout ceci. Elle se sentait juste vidée, et n'avait qu'une envie : retourner dans sa chambre d'auberge, bien au chaud, pour y dormir à sa guise. Mais elle avait le pressentiment que quelqu'un allait lui confier une nouvelle mission. Et elle savait que ce pressentiment allait s'avérer correct, comme pour toutes les fois précédentes.
Epuisée, mais résignée, elle sauta dans le vide, parcourut dix mètres à une vitesse affolante, s'agrippa à une corniche, s'y suspendit l'espace d'une seconde pour s'élancer vers une gouttière, dix mètres plus bas, avant de désescalader le bâtiment à une vitesse qui la faisait sembler être en chute libre contrôlée. Nul ne la remarqua. Elle se fondit dans la masse des gens sans difficulté, n'attira aucun regard sur elle. Au croisement, elle prit à gauche et s'engagea dans l'artère de la cité. Elle ne sentait pas le regard du dragon couleur rubis, dans son dos. Pas plus qu'elle ne savait qu'il était conscient de qui elle était, mais qu'il se taisait par respect pour elle, un respect teinté d'admiration. D'ailleurs, comment aurait-elle pu croire qu'un dragon la respectait et l'admirait ?
