Salut à tous ! Me revoilà sur le projet des fées, comme prévu et comme promis.

Avoir lu "les fées logiques" avant d'attaquer cette fic est un plus, mais je ne suis pas du genre à mettre le couteau sous la gorge. La lecture d'"Un message à l'amer" est conseillée aussi, mais purement facultative.

Le genre du récit n'est pas vraiment le même non plus. Un peu moins mignon, un peu plus mature. M'enfin vous verrez bien.

Bonne lecture, et n'hésitez surtout pas à reviewer, ça motive mine de rien.


Gumi ramène ses genoux contre son torse et les serre comme s'il s'agissait d'une bouée. Ses jambes sont une ancre, une balise de secours dans la pénombre de sa chambre. Elle n'ose pas tendre la main en avant pour trouver autre chose, de peur de sentir un contact qui n'a rien à faire ici. Ca prendra de longs instants avant qu'elle ne se lève brusquement d'un bond, qu'elle manque de tomber et qu'elle écrase l'interrupteur d'un violent coup de poing.

La lumière se ferait alors. Chassant cette obscurité à la fois réconfortante et effrayante. Lui montrant qu'il n'y avait rien à craindre. Pas d'intrus, de quelque nature qu'il soit. Homme au couteau, araignée mutante ou monstre de dessous le lit. Ou bien alors elle verrait qu'il y avait effectivement quelque chose à craindre, et qu'elle se trouvait près de lui pendant ces longues minutes à respirer difficilement dans le noir. Sans avoir conscience du danger.

Cette pensée lui tire un sourire. N'importe quoi peut se trouver près d'elle en ce moment, elle ne s'en rendrait absolument pas compte. Ce n'est que son esprit et son imagination qui lui envoient des images, des scènes, des sons, même des effleurements qui n'existent pas.

Et à côté de tout ça, il y a des bruits beaucoup trop réels. Les cris, dans le couloir, sont bien là. La grosse voix de son père, celle de sa mère qui monte dans les aigus, presque hystérique.

Elle hait ces voix. Elle veut le silence, n'entendre que sa respiration pour en guetter une seconde dans cette chambre qui est la sienne. Depuis quelques jours, elle l'entend parfois. Ca la tire de son sommeil, l'étouffe, comme s'il y avait une bête lourde et chaude sur sa poitrine. Alors elle se débat contre ce songe oppressant, griffe et frappe, défait le lit par ses mouvements désordonnés, touche une chose qui lance un grand cri…

Et elle se réveille en sueur, le souffle court dans le noir. Ca dure de longues secondes sans qu'elle ne sache vraiment ce qu'il s'est passé. Ce n'est qu'au fur et à mesure que sa respiration se calme qu'elle entend l'autre. Derrière, toute proche. Au pied du lit, du côté du bureau, près de la porte…

Il n'y avait rien. Il n'y avait jamais rien. Même le lit n'était pas défait. Aucune trace de la lutte qu'elle venait juste de mener dans l'intimité violée de sa chambre.

Tout comme maintenant, ce ne sont que des bruits. Lointains, présents, effrayants… Et qui lui donnent une furieuse envie de rendre la pareille. Coup pour coup, frayeur pour frayeur.

Gumi veut que son père parte, comme il l'a fait voilà huit ans, en emportant son petit frère Gacha avec lui. Ca fait autant de temps qu'elle ne l'a plus vu. Elle ne veut pas partir avec lui, malgré toutes les menaces qu'il profère.

Sa mère tient bon, raconte que quoi qu'il en soit, Gumi n'est pas là, qu'elle est sortie. Et la jeune fille ne peut qu'entendre sa mère se faire traiter de tous les noms en gardant le silence. Son sang lui donne l'impression de bouillir. C'est la rage et elle le sait. Tout comme elle sait qu'elle doit la retenir à tout prix.

Elle agrippe une mèche de cheveux d'une main, tire et tourne. Encore et encore. Ca finira par céder à un moment. Que ce soit sa colère ou sa chevelure. Elle se mord la lèvre jusqu'au sang pour ne pas crier qu'elle en a assez.

Elle veut être loin. Loin d'ici. Courir, sauter, frapper, tomber, rouler… Pour se relever et recommencer.

C'est le goût du sang dans sa bouche qui lui fait retrouver un contact à la réalité. Les voix se sont tues. Mais pas le souffle près d'elle. Calme et apaisé.

Et ça agace Gumi qui est incapable de se trouver dans le même état.


Gumi lisse un pan de la jupe de son uniforme. Un bref coup de peigne suffit à prouver qu'il est toujours impossible de dompter la touffe qui lui sert de cheveux. Ses yeux sont aussi cernés que d'habitude. Le sommeil la fuit toujours. A moins que ce soit elle qui ait décidé de l'éviter, afin de ne pas se retrouver confrontée à ce qui l'étouffe et qu'elle ne peut pas saisir.

Les marques sur ses poignets sont rapidement dissimulées sous les manches longues d'un pull encore de saison en ce printemps aux brises fraîches. En été, ce seront des bracelets de tennis qui rempliraient cet office, de même que des dizaines de bracelets. De simples anneaux de cuivre, suffisamment nombreux pour cacher ce qu'il y avait à cacher.

Son uniforme et ses chaussettes se chargent du reste. Personne ne voit rien. Personne ne voit jamais rien. Et c'est tant mieux.

Gumi n'a pas d'appel à l'aide à lancer à la face du monde. Elle sait pertinemment que le monde n'en a rien à foutre de sa gueule et ne bougera pas. Alors elle ne lui donnera pas satisfaction en s'écrasant au bas d'un immeuble, comme Miku l'a fait il y a bientôt six mois.

Pendant longtemps elle avait gardé les coupures de journaux, en avait accroché plusieurs aux murs de sa chambre, cherchant peut-être par là une raison, un élément qui donnerait un sens à cette mort absurde et inutile.

Et il y avait les lettres aussi. Gumi avait découvert un paquet de lettres portant l'écriture de Miku, couvertes de plis trop droits et trop marqués pour qu'il s'agisse de simples papiers froissés. Elle avait tenté de suivre les lignes et s'était retrouvée avec ce qui aurait pu être un avion de papier dans une autre vie. Cependant, elle n'avait aucun souvenir de ces lettres, encore moins de les avoir reçu de cette manière. C'était avec émotion et incrédulité qu'elle avait relu toutes ces lignes aux kanjis impeccables et aux hiraganas et katakanas de travers.

Miku lui a écrit. Un jour ou l'autre.

Mais Miku est morte depuis plusieurs mois déjà.

Gumi a essayé de se débarrasser de tout ça. Les coupures de journaux n'ont été que rangées dans une chemise en carton.

Cachées, comme les marques.

Pareil pour les petits cadeaux échangés. Les lettres sont entassées sous ses classeurs de cours, aplaties.

Il n'y a plus que des babioles pour témoigner du passage de Miku dans sa vie.


Gumi pousse un soupir en se passant la main dans les cheveux.

Rin. Où est Rin ?

Aujourd'hui, elle n'a aucune patience. Elle attend à peine trente secondes pour se donner bonne conscience avant de commencer à descendre la rue qui la mène au lycée. Rin l'attendra peut-être, elle n'en a rien à faire.


Il y a le vide sous son pied. Cent cinquante mètres de chute libre dans la fraîcheur du soir soulageront peut-être son mal de crâne et son mal de vivre. L'ennui l'étouffe. Il n'y a qu'au sommet de la tour radio, en hauteur, qu'elle se sent plus légère. Comme si le poids du monde disparaissait un peu maintenant qu'il se trouvait sous ses pieds.

Il y en avait toujours un peu. La vieille tour radio désaffectée n'est pas le bâtiment le plus haut de la ville. Mais c'est suffisant pour ce soir.

Le corps passé de l'autre côté du grillage et de la barrière qui ne servent à arrêter personne qui n'en a pas envie, Gumi joue à se faire peur. Elle glisse sur un pied, se retient à la seule force des bras. C'est d'autant plus grisant qu'elle se sent observée.

Regarde. Regarde comme je joue.

C'est beaucoup plus grisant que les lames sur ses membres. Beaucoup moins intense également.

Pas de douleur, pas de sang, pas de sensation de brûlure une fois la plaie désinfectée. Mais même cœur accéléré. Décharge d'adrénaline, dopamine, endorphine.

Gumi remonte alors, retourne du côté sécurisé et s'allonge au sol, les bras tremblants suite à l'effort.

Elle n'est pas tombée. Elle n'est pas morte. Et elle se sent vivante.


Ce soir, elle n'est pas à la tour radio. Elle a trouvé plus drôle.

Un groupe imbibé comme il en traîne dans les rues une fois la nuit tombée. Ils ressemblent aux rats qu'ils fréquentent. Les yeux qui vont et viennent pour guetter l'arrivée d'un policier, le nez vibrant des vapeurs et des fumées qu'ils aspirent, la bouche entrouverte pour tenter de respirer autre chose que ces mégots puants.

Gumi a essayé une fois. C'est assommant, comme le lycée. Elle s'est crue mourir d'ennui, de fatigue, de ne rien faire et ne rien penser. En somme, l'expérience n'a été faite qu'une fois et ça en resterait là.

Elle a commencé avec des insultes qui lui ont été rendues, sans plus. Puis sont venus les regards mauvais, les huées. Rien non plus.

La bouteille de bière lancée à la tête de celui qui ressemblait le plus au leader a été le déclencheur de la prise en chasse.

Courir lui fait du bien. Courir pour sauver sa peau est encore plus jouissif.

Dans une impasse, elle saute d'une poubelle à l'autre pour sauter par-dessus le mur et atterrir de l'autre côté en roulant sur son épaule. Tout son corps répond à la moindre sollicitation et ça lui fait du bien.

Ils mettent du temps à faire de même.

Lents. Ils sont lents. Dans leur corps et dans leur tête. Alors que Gumi se sent d'humeur à rivaliser avec un guépard sous amphétamines et le plus puissant super-ordinateur du monde. Elle est obligée de les attendre une seconde. Une longue seconde.

L'un d'eux est rapide. Plus que les autres. Moins qu'elle. Elle a le temps de se dégager avant qu'il n'attrape la sangle de son sac. Elle reprend la course en entendant un bruit de chute derrière elle et jubile en espérant qu'il s'est au moins tordu un poignet. Quitte à tomber, autant se faire mal. Que ce ne soit pas pour rien. Gumi a horreur de faire les choses pour rien.

Par habitude, elle fourre une main dans sa poche pour vérifier que ce qui s'y trouve n'est pas tombé dans sa course. Elle sent des bouts de gomme, ramassés en fin de journée, un vieux crayon de couleur –rouge, elle se souvient qu'il est rouge- et une paire de ciseaux. Voilà ce qui irrite sa cuisse depuis le début. Elle regrette une seconde, une courte seconde cette fois, de ne pas avoir pris le temps de fourrer son butin de la journée dans son sac à dos. Mais elle ne regrette pas trop longtemps. Regretter ne mène à rien.

Elle prend les ciseaux à la main, court mieux maintenant qu'ils ne la gênent plus dans sa poche, et ne les lâche pas. Avec un peu de chance elle trébucherait et s'empalerait dessus. Ca, ce serait chuter pour quelque chose.

Les lueurs des réverbères lui font l'effet de lampes stroboscopiques à son allure. Ses yeux s'y habituent vite. Cette rue, puis celle-là. Tourner ici, sauter par-dessus le tas de cartons qui attend le passage des encombrants le lendemain. Entendre un de ses poursuivants glisser sur les mêmes cartons et rigoler. Il crie de douleur. En voilà un qui avait vraiment du se tordre ou se casser quelque chose.

Veinard, pense-t-elle.

Ils ne s'arrêtent pas pour autant. Gumi voit qu'ils sortent de la zone résidentielle et pénètrent dans l'industrielle.

Routes plus larges, éclairage moindre, bâtiments offrant moins d'abris. Son cerveau fonctionne aussi vite que ses jambes et elle adore ça. Sa poitrine n'est plus qu'un soufflet travaillant à pleine puissance, amenant un air piquant jusqu'à sa tête et ses muscles. Sa gorge lui fait un peu mal, ses mollets tirent, chauffent. Machine bien huilée et entretenue.

Elle passe à toute vitesse devant les phares d'une voiture qui pile brusquement et lance un coup de klaxon. Sa main tenant les ciseaux frappe le capot et laisse une longue rayure claire. Un bruit de pas derrière elle lui indique que ses poursuivants n'ont pas renoncés, à son plus grand plaisir.

Elle saute une murette, passe dans le trou d'un grillage qu'elle emprunte régulièrement. Les mailles coupées lui griffent la peau, laissant une dizaine de petites plaies qui lui feraient sentir la piqûre de l'alcool à désinfecter une fois rentrée.

Elle a une pensée idiote. Courir avec des ciseaux est idiot, dangereux. Depuis ses trois ans on le lui répète. Elle a l'impression de transgresser un petit interdit et ça lui procure un plaisir tout aussi petit.

Ils ne sont plus très loin derrière elle.

A quelques mètres devant, un lampion orange clignote et des barrières s'abaissent. Le bruit lointain du train en approche se mêle à celui que fait le sang à ses tempes. Un bruit de vagues roulant en pleine tempête, d'écume qui se fracasse sur la plage.

Elle saute la première barrière, est vaguement éblouie par le phare puissant mais continue tout droit. Traverser une voie de chemin de fer n'est pas bien compliqué. Il y a un grand bruit de freins qui s'enclenchent. Un bruit métallique qui crisse alors qu'elle roule sous la seconde barrière en voyant des étincelles. Elle ne s'attarde pas, se relève en s'écorchant les paumes sur les petites pierres pointues et le bitume, se taille avec la paire de ciseaux.

Elle court encore quelques dizaines de secondes puis ralentit pour écouter. Derrière elle, le train s'est arrêté et elle entend des voix qui s'appellent et se répondent, accompagnées des faisceaux de plusieurs lampes torches. Mais plus personne derrière elle. Ils étaient pourtant à quelques mètres ses tout nouveaux compagnons de jeu.

Elle entend un cri près du train à l'arrêt.

Plus besoin de courir. Elle range les ciseaux dans sa poche, rajuste la sangle de son sac sur son épaule et marche en silence, les sens encore exacerbés par l'adrénaline. L'intérieur de sa tête la démange et elle savoure le contact de la brise fraîche sur sa peau brûlante et couverte de sueur.

Rentrer lui prend une petite demi-heure. Ses jambes tremblent alors qu'elle se déshabille pour se laisser glisser dans un bon bain chaud. Ses griffures la piquent au contact de l'eau brûlante. Heureusement, elle aurait eu peur de se sentir totalement détendue autrement.

Elle a fini par comprendre que ce n'était pas le sommeil qui la fuyait, mais bel et bien elle qui faisait demi-tour en le sentant approcher pour la saisir. Cette sensation de sombrer était devenue une entité à part entière dans son esprit. Elle l'entendait parfois respirer, s'approcher. Et dans ces cas-là elle bondit hors du lit, songe d'abord à un cauchemar qui dure jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'elle est bel et bien éveillée.

L'impression de devenir folle, elle connait maintenant.

Gumi pense qu'avec un peu de chance, elle s'est suffisamment fatiguée ce soir pour sombrer sans trop de problème. Ca fait trop longtemps qu'elle n'a pas eu une vraie nuit de sommeil. Ce n'est plus un luxe, c'est un besoin.

Une dizaine de minutes et elle sort, saisie par la tiédeur ambiante qui lui paraît glacée après l'eau chaude. Se réfugier dans la serviette de bain est un réflexe. Elle se sèche rapidement. Tomber malade et avoir de la fièvre lui engourdit les neurones et elle a horreur de ça. Un jour, son cerveau s'éteindrait tout seul si elle le laissait engourdi trop longtemps.

Miku se moquait souvent d'elle avec cette histoire de cerveau engourdi. Et pourquoi pas en gelée, hein ?

Gumi secoue la tête. L'eau dans ses oreilles l'agace. Ce qui l'agace encore plus est de se dire qu'un jour ce pourrait être son cerveau gélifié qui coule par là.

Elle oublie parfois que Miku racontait beaucoup de conneries.

Face à la porte de sa chambre, elle hésite. Elle sait qu'elle est censée être seule dans cette pièce, que c'est son petit sanctuaire dans ce monde trop grand pour elle. Elle bloque sa respiration en poussant la porte qui pivote en silence sur la pénombre de la pièce. Elle n'entend rien et en est soulagée.

Il n'y a rien non plus quand elle se glisse sous les draps et qu'elle goûte au silence normal qui règne habituellement dans cette pièce. Il n'y a même pas les ronflements légers de sa mère de l'autre côté de la cloison, prêt de sa tête.

Gumi se redresse. Ce silence-là est complètement anormal et au moins aussi inquiétant que les sons parasites qui ont eu la décence de se faire tout petits ce soir-là. Elle saute hors du lit et sort de sa chambre en courant. Ses pas résonnent dans le petit couloir et son épaule cogne durement la porte de la chambre de sa mère. Aucune réaction.

Gumi sait que l'immobilité tue. Elle sait aussi que les morts ne bougent pas. Et sa mère… ne bouge plus.