-La même…
L'homme du bar, qui s'occupait depuis deux heures déjà de servir Volke, hésitait à lui donner un autre verre d'alcool. Son état laissait à désirer, il ne semblait pas très lucide : dès qu'il tentait de se lever, ses jambes ne le portaient plus, frôlant la chute à chaque tentative. Mais la véritable raison du barman à ne pas le resservir était qu'il devenait violent lorsqu'il était bourré. La santé de ce voleur ne l'importait guerre.
-T'es sourd, vieillard ?
Ne voulant pas se retrouver une dague sous la gorge une fois encore, il crachat un juron avant de s'agenouiller péniblement pour ouvrir les placards poussiéreux et en sortir des récipients propres. Pendant que le vieil homme marmonnait dans sa barbe, Volke perdait son regard par la fenêtre : pour qu'il fût au bar en pleine journée, il fallut qu'il s'ennuyât vraiment. Les missions manquaient en ce moment, les jours fades se suivaient et se ressemblaient… Il mesurait des yeux l'étendue du ciel, un oiseau le traversait à tire d'aile de temps à autre. C'était reposant…
-Voilà pour vous.
Grogna le serveur, enquiquiné par la présence d'un assassin. Il lui faisait perdre son temps et ses clients. La silhouette d'une belle se dessina à l'entrée, en contrejour : impossible de reconnaître ses traits. Elle s'approcha d'une démarche légère et silencieuse. Le voleur crut reconnaître cette personne lorsqu'elle fut à côté de lui…
-Ondine ?
-Il était temps…
Gronda la jeune femme, mécontente. Elle était vêtue d'une ample cape sombre aux reflets bleus et aux cordons dorés. C'était l'une de ses ex-copines, qu'il collectionnait pour une nuit en général. Un vague souvenir la concernant émergea : bah, pourquoi pas après tout, elle n'était pas si mauvaise.
-Je te préviens Ondine, si on passe la nuit à picoler ensemble, ça va te coûter-
-Tais-toi.
Ordonna-t-elle en lui lançant un regard noir. Elle sortit de sa cape obscure un objet enrobé de tissu souple, qu'elle lui mit sur les bras.
-Un cadeau ? Qu'est-ce que c'est ?
-Ton enfant. Adieu.
Sur ces mots, elle s'enfuit, comme il l'avait fait deux ans avant. Planté là, dans l'incompréhension la plus totale, il n'avait même pas tenté de la rattraper. Il n'avait aucune compassion pour cet être faible qui allait probablement mourir s'il restait en sa compagnie. Sans prendre la peine de vérifier si c'était une fille ou un garçon, il déposa le nourrisson sans surveillance sur le comptoir à côté : pourquoi irait-il s'emmerder à garder un gosse dont il n'était même pas sûr d'être le père biologique ? Il tenait à rester libre dans tous les sens du terme, un gosse serait un boulet pour un voyageur tel que lui. Vidant sa choppe d'une traite, il lança une bourse de pièces d'or dans les mains du barman avant de tourner les talons et s'en aller.
-M-monsieur, vous oubliez quelque chose…
Tenta maladroitement le patron, risquant de graves représailles. Pour toute réponse, il leva une main qui signifiait « à la revoyure ! », s'éloignant rapidement du lieu. L'assassin marcha une bonne dizaine de minutes, à travers les champs labourés. Son esprit errait sans destination précise, tout comme son corps semblait être vide en ce moment même. Son regard sans émotion témoignait de son absence : un combat intérieur se déroulait entre Sensibilité et Raison.
-Et merde !
Il fit volte-face, ses pas le guidèrent de nouveau vers l'endroit où il avait lâchement délaissé sa descendance. Il claqua la porte en entrant, sur les nerfs, comme il ne l'avait jamais été auparavant. C'était la première fois qu'il éprouvait du remord en abandonnant quelqu'un, ça l'agaçait…
-Monsieur Volke, je savais que vous reviendriez !
S'exclama le gérant, heureux de le revoir.
-Si tu tiens à la vie, je te conseille de la fermer.
Le teint du vieillard devint aussi pâle qu'un linge, ses lèvres se scellèrent. Il ne fallait pas non plus oublier qu'il se trouvait face au meilleur assassin de tout Crimea… Le nouveau père se colla l'enfant sous le bras et décampa sans aucune manière. « Un manieur de couteaux avec une conscience, j'aurais tout vu ! » cogita Volke pour lui-même. Ce n'était clairement pas dans ses habitudes d'agir ainsi. Sur le chemin qui menait au Camp, il croisa quelques paysans mal vêtus ; leurs habits déchirés et leurs peaux bronzées laissaient entrevoir de longues heures de dur labeur en plein cagnard. L'homme glissât discrètement sa main sous son haut, caressant délicatement la cicatrice qui ornait son torse. Elle le faisait souffrir ces derniers temps, la douleur se réveillait peu à peu… Jamais plus il ne baisserait sa garde la nuit. La vie de voleur n'était pas aussi simple qu'on le disait, assez pour qu'on les méprise. Il perçut un gigotement contre lui.
-Tu n'vas pas m'emmerder toi, pas vrai ?
Il accéléra le pas, ne supportant plus l'odeur qui émanait de cette créature coincée sous son bras. Les premières installations du Camp se firent présentes lorsqu'il ne pouvait plus tenir. Heather, une nouvelle recrue, trottinait gaiement dans sa direction, un air béat sur le visage.
-Volky ~ Tu pourrais me-
-Prends ça !
Hurla-t-il, au bord de la crise de nerf. La jeune femme faillit lâcher le paquet à cause de la façon dont il l'avait lancé.
-Y'a quoi là-dedans pour que ça soit si lourd ?...
-Un gosse, à moi apparemment…
-Un gosse ?! Mais ça n'va pas de me le balancer comme ça, j'aurais pu le faire tomber !
Elle attrapa rapidement le tissu pour vite le retirer, histoire que le bébé ne meurt pas asphyxier. Les couches défaites, elle resta bouche-bée : un jolie minois souriant la fixait, de petits cheveux fins recouvraient sa tête. Mais ce qui attirait particulièrement son attention, ce fut ses yeux ; exactement de la même couleur que ceux de Volke…
-Tu as vu ses iris ?
-Non, je cherche juste à m'en débarrasser. Tu l'veux ?
-Comment peux-tu être aussi insensible ?!
-Les faibles m'insupportent.
Plein d'animosité envers sa progéniture, il lança un regard haineux, puis déguerpit à l'opposer. La jolie blonde, elle aussi voleuse de métier, restait sur place. « Inutile de vouloir le raisonner maintenant… » convint-elle intérieurement. Elle reporta rapidement son attention sur le nouveau-né qui commençait à sentir… Heather souhaitant être une bonne mère pour ses futurs enfants pensa que ce serait un bon entraînement. Même si elle n'y connaissait rien, elle était bien entourée
ici, des dizaines de femmes lui viendraient en aide si besoin est.
La nouvelle se répandit vite chez tous les membres de l'armée, à qui le père avait essayait de refourguer la lignée, sans pour autant avouer que c'était la sienne. Des paris s'ouvrirent sur le sexe de l'enfant, tout le monde y participait gaiement.
-Oui Volke, je t'assure ! Pour toi, un excellent moyen de gagner de l'argent ! C'est le mioche d'Heather !
Ses joues s'empourprèrent. Une pointe de jalousie lui piqua le cœur. Vexé de cette fausse nouvelle épandue, il s'isola dans une partie de la forêt, devant un feu de camp à la taille ridicule. Seule une petite lueur se manifestait, éclairant timidement la pénombre qui régnait en ce lieu entouré de mystère. Le crépitement des flammes détendait ses muscles, la chaleur qui se dégageait le faisait fermer les yeux. Il inhalait l'odeur du hêtre brûlé avec plaisir. « L'odeur de mon enfance… » songea-t-il, nostalgique. Comme lorsqu'il était petit, il tendit la main pour attraper un copeau incandescent en suspension devant ses yeux, telle une luciole aux tons rougeâtres… Les petits morceaux éclairés qui volaient au dessus du feu l'avaient toujours fasciné. S'il appréciait autant cet environnement, c'est parce que son père l'emmenait souvent camper quand il était jeune. Jusqu'au jour où il l'avait honteusement écarté pour refaire sa vie avec une femme, le laissant à son triste sort… Etait-il en train de faire pareil avec « l'enfant d'Heather » ? Un sourire en coin étira ses traits lorsqu'il songea à ça. Qu'est-ce que ça lui coûtait d'essayer, après tout ? Il pencha sa tête en arrière, entraînant ses cheveux pour qu'ils n'obstruent pas sa vue. Le ciel sans nuage était magnifique la nuit…
-Comment tu comptes l'appeler ?
Demanda la voleuse en sortant du sentier, dissimulée derrière un tronc d'arbre aux multiples racines. Il n'était pas surpris de sa présence, ni même de sa question. Il ne réfléchit pas longtemps, la réponse étant évidente à ses yeux.
- « Nagging ».
- « Enquiquineuse » ? Tu as bien choisi son nom !
