Ce jour là, comme tous les samedis, j'entrai dans le bar. Il y avait foule, ce qui était assez rare. Généralement, quand je venais, il y avait cinq ou six personnes, tout au plus. Mais cette-fois là, je pouvais compter bien une petite trentaine de gens. Cette constatation m'intrigua.
Je me dirigeai vers le comptoir. Je vis Yuya, une des serveuses qui revenait avec un plateau chargé de verres sales. Elle me sourit en me voyant :
-Salut Akira !
Elle me servit, comme d'habitude, un verre de bierre, et je m'assis. Peu après, Kyo, le patron, apparut. Il me salua, et se mit en face de moi. Nous discutâmes de choses et d'autres. Au bout d'un moment, je lui demandai si ça ne l'intriguait pas qu'il y ait autant de monde ce soir-là. Il eut un air étonné :
-Comment ? Tu n'es pas au courant ?
-Au courant de quoi ?
-Voyons, toute la ville en parle !
-Je ne vois pas.
-Tu vis où, Akira ?! Franchement ! Bon, ben tu verras. En tout cas, ces gens ne sont pas là pour rien. Nous avons une invitée spéciale.
Je haussai les sourcils, mais Kyo se contenta de sourire. Nous reprîmes notre conversation. Au bout d'un moment, un son mélodieux m'interrompit. Ce son provenait du piano à cordes, qui se trouvait depuis des années au fond de la salle. Cela faisait bien longtemps que personne ne l'avait plus utilisé. Je tournai la tête dans sa direction.
-Ah, la voilà, murmura Kyo, l'air satisfait. Elle rentre toujours à l'improviste, quand on s'y attend le moins.
Assise sur une chaise, de dos, je vis une jeune femme. Ses mains blanches parcourait les touches du piano avec légèreté, et le son qu'elle produisait était magnifique. Ses beaux cheveux d'or s'agitaient lorsqu'elle bougeait légèrement la tête, pour regarder ses gestes ou sa partition.
Dans le bar, le silence s'était fait. Plus personne ne disait mot, tous transportés par la musique. Aucun bruit de verre qu'on repose, aucune commande, aucun bruit de pas, de plateau. Rien. Silence total.
La jeune femme continuait de jouer. Elle était vêtue d'une belle robe turquoise, laissant voir le haut de son dos ainsi que ses bras à la peau laiteuse. Elle semblait si concentrée. Elle faisait une totale abstraction du le monde autour d'elle. Son morceau se termina sur une longue note aigue, puis sur une dernière, plus courte, et plus grave. Lorsque plus rien ne se fit entendre, elle se tourna vers nous. Personne ne semblait applaudir. Finalement, une homme d'un certain âge se lança, et tous suivirent.
Je restais, les yeux grands ouverts, la tête encore pleine de cette magnifique musique. La pianiste avait de superbes yeux émeraude et un sourire ravissant.
Elle joua encore trois autre morceaux. Chacun d'eux me faisait ressentir tellement d'émotions et de sentiments ! Je constatai que je n'étais pas le seul. Une grosse femme d'environ soixante ans se mis à pleurer et se tampona les joues avec un mouchoir blanc.
Lorsque la pianiste eut terminé, elle sourit, salua, remercia, et partit dans l'arrière du bar.
Les discussions reprirent peu à peu. Kyo se tourna vers moi :
-Alors, tu comprends, pourquoi il y a tant de monde ?
-Oui...
-N'est-ce pas magnifique ?
-Si. Sa musique est tellement belle !
-Elle aussi, d'ailleurs, non ?
-Oui. Enfin... je ne l'ai pas bien vue. J'étais tellement emporté par le piano.
A ce moment-là, je la vis revenir, vêtue cette fois d'une veste noir et d'un jean simple. A ma grande surprise, elle se dirigea vers nous. A ce moment-là, je constatai que Kyo avait raison : elle aussi était magnifique.
Elle alla vers le patron :
-Merci beaucoup de m'avoir accueilli. Ce fut un plaisir !
-Mais de rien ! C'est surtout très aimable à vous d'avoir accepté de nous offrir ce petit concert. Avec une répuatation comme la votre, vos prix doivent être exorbitants. Et pourtant, vous nous avez offert ce spectacle ! Tenez, je vous offre un verre, alors !
-Non merci, je n'ai pas le temps.
-Dans ce cas... revenez quand vous voulez, je vous offrirai tous les verres qu'il vous plaira !
-Je n'y manquerai pas. Au revoir !
-Au revoir !
Je la regardai s'éloigner. Je fus pris d'une soudaine envie de la suivre. Mais je me retins au dernier moment. Je payai, et m'en allai, dans la nuit froide. Plus aucune trace d'elle.
Le lendemain, j'appris, grâce à des affiches, que cette pianiste s'appelait Tokito. Tokito Mibu, et qu'elle restait une semaine dans la ville pour donner des concerts, chaque soir, dans la même théâtre. A cette annonce, je décidai d'y aller. Je voulais la voir encore une fois. L'entendre de nouveau.
Énormément de monde s'arrachaient les places, si bien que lorsque j'arrivai, il n'y en avait plus une seule. On me dit alors de réserver pour le lendemain. Ce que je fis. Et, pris par je ne sais quelle folie, je réservai une place pour les six autres soirs à venir. Personne ne me fit de commentaire. On m'inscrivis, je payai tout en même temps, et je repartis, attendant avec impatience le lendemain.
Ainsi, chaque soir de cette semaine, j'allai au théâtre, la voir jouer. C'était toujours le même concert, mais cela ne me gênait pas, de l'entendre, la réentendre et l'entendre à nouveau. Dès qu'elle jouait ses premières notes, j'avais l'impression de voler dans un univers magique.
Le cinquième soir de la semaine, je décidai d'aller acheter des chocolats pour pouvoir les lui remettre à la fin du concert. J'attendis longtemps à la sortie des artistes. Quand, enfin, elle apparus, j'allai vers elle, et lui tendis mon présent, en bredouillant que c'était pour la féliciter. Elle sourit et pris mon cadeau avec des gestes délicats :
-Merci beaucoup.
J'aurai voulu qu'elle dise autre chose, que je puisse discuter avec elle. Mais elle monta dans une voiture, et partis, sans me jetter un autre regard.
Le sixième jour, j'attendis, les mains vides. Je voulais juste la voir. Pas plus. Quand elle sortis du bâtiment, elle passa devant moi. Je pus sentir son doux parfum qui me fis tourner la tête.
Elle s'arrêta devant moi, me regarda un instant, puis son visage s'éclaira :
-Je vous reconnais ! C'est vous qui m'avez offert des chocolats, hier, non ?
Rougissant, je hochai la tête. J'étais flatté qu'elle ait retenu mon image.
-Je ne vous ai pas bien remercié, je suis désolée. J'étais pressée, vous comprenez. En tout cas
ils m'ont vraiment fait plaisir. Je vous remercie !
Je souris. Nous échangeâmes encore quelques mots, et elle repartie, toujours dans la même voiture.
Le septième et dernier jour, j'attendis de nouveau. Cette fois, j'étais bien décidée à lui dire à quel point je la trouvais jolie, et peut-être à l'inviter à dîner. Déjà, la veille, lorsqu'elle était repartie, j'avais été tenté de lui saisir la main et de lui proposer une sortie. Mais je n'avais pas osé.
Lorsqu'elle apparus, je la vis discuter avec le violoniste qui l'accompagnait sur certains morceaux. Elle ne fit pas attention à moi, trop absorbée par sa conversation. Ils se dirent au revoir un peu plus loin. L'homme monta dans un véhicule qui démarra aussitôt. Curieusement, elle commença à s'en aller à pied. Alors, sans réfléchir, je me lançai à sa poursuite. Peut-être, que cette fois, j'allais réussir à attraper sa main...
