Les dragons peuvent vivre pour toujours

Résumé :

Leur peau était pareille à la paroi rocheuse d'une montagne, leur cœur était un volcan. Certains étaient plus puissants que plusieurs dizaines de troupeaux d'hippogriffes, plus rapides qu'une étoile filante qui déchire le ciel. Ils régnaient en maître là-haut, dans le sang et dans les flammes, dans leur incandescent royaume fait d'écailles resplendissantes et de pierres en fusion.

Ils naissaient du feu, croissaient dans le feu, se nourrissaient du feu, et c'était aussi dans le feu qu'ils se reproduisaient. Et tant que le feu serait éternel, les dragons le resteront. Seuls les dragons pouvaient vivre pour toujours. Il pouvait s'occuper d'un dragon, c'était dans ses cordes.

Mais un bébé humain, ce n'était pas un dragon. C'était fragile et frêle. Une chute ou un microbe pouvait lui être fatal. Alors, Charlie lui fera pousser des ailes, à ce bébé, il lui fera cracher du feu.

Il le fera vivre pour toujours, comme un dragon.


Chapitre 1 : Une mère et un père


25 septembre 2004, montages des Carpates, Roumanie.

« Olga, je ne pense pas que ce soit une très bonne idée ! Il est encore jeune et fougueux, et ce serait trop dangereux de… »

Mais le vent des montagnes avalait ses avertissements comme un ouragan et avant qu'il n'ait réussi à l'arrêter, elle avait déjà bondi sur le dos du jeune dragon qui se hissa sur ses pattes arrières comme un hippogriffe mécontent. Elle s'accrocha à ses écailles et aboya un ordre en langue dragonne. Le dragon frappa de ses pâtes griffues et la terre sous les pieds de Charlie trembla, les branches des arbres remuant tout autour de lui comme s'ils essayaient d'échapper à la bête tempétueuse. Il défit précipitamment sa corde magique qu'il avait enroulé autour de ses épaules, dans l'idée de s'en servir de lasso et d'immobiliser le dragon, mais ce fut bien inutile puisqu'il décolla de la montagne, Olga sur son dos.

Mi-fasciné, mi terrifié, il regarda la dresseuse de dragon hurler comme une guerrière, les bras brandis vers le ciel, chevauchant le dragon qui faisait des cercles dans le ciel encombré de nuage gris. Il finit par en rire, soulagé de l'avoir une fois de plus si maîtresse de la situation. Il se demandait toujours pourquoi il s'inquiétait toujours pour elle quand elle faisait face à un nouveau dragon, il aurait surement dû apprendre depuis le temps que, même si elle était humaine, les dragons et elle venaient de la même terre, se comprenaient. Lui ne pouvait que contempler et étudier ces magnifiques cracheurs de feu, d'aussi près qu'ils le lui autorisaient.

Le dragon retourna sur la terre ferme de la montagne et Olga en bondit avec une souplesse, ses longs cheveux noirs lisses volant dans l'air derrière elle comme un ruisseau de fumée de charbon. Elle atterrit sur le sol tel un animal, une main contre l'herbe, et les genoux pliés. Le dragon secoua son cou d'écailles et elle se redressa. Elle s'avança vers lui, et il secoua la tête avec dérision.

« Je ne m'y ferais jamais, je crois !

-C'est pourtant un jeu d'enfant, Charlie. »

Son visage d'habitude insouciant était dur, et son regard noir était perdu dans la forêt qui les encerclait. Charlie fronça les sourcils et posa une main amicale sur l'épaule de sa collègue et amie.

« Quelque chose ne va pas ?

-Je suis enceinte.

-Enceinte ? »

Elle lui lança un regard assassin, énervée de s'entendre répétée ainsi. Charlie n'osa pas lui demander plus de détails, encore moins la questionner sur le père, et préféra lui assurer de sa voix la plus réconfortant que tout allait bien se passer.

« Je serai là pour t'aider, Olga, quoiqu'il arrive. »

Elle soupira et lui offrit un sourire triste, et le prit dans ses bras. Elle était quasiment aussi grande que lui mais bien plus fine, et il l'enserra dans une étreinte d'ours. Le vent soufflait et soufflait, mais il put l'entendre distinctement dans son oreille.

« Je peux pas être une mère, Charlie. »

3 mai 2005, refuge d'Araphos, Roumanie.

« Qu'il se taise, qu'il se taise, fais-le taire, Charlie, FAIS-LE TAIRE !

-Ollie, calme-toi, respire… »

Le bébé continuait à brailler et pleurer dans son berceau, au bout du lit. Charlie l'avait entendu de sa chambre, comme à chaque fois, et, n'entendant pas les pleurs diminuer après cinq longues minutes, il s'était levé et s'était rendu dans la chambre d'Olga. Il l'avait trouvée, assise sur le bord du lit, les mains plaquées contre ses oreilles et ses yeux fermés. Elle se balançait d'avant en arrière, et d'arrière en avant, sans s'arrêter. Il s'était précipité sur elle et il essayait de l'apaiser, de la faire sortir de son hystérie, mais elle continuait à lui ordonner de faire taire son fils comme une litanie. Il lui caressait le dos, ne sachant que faire. Il ne savait pas grand-chose sur les bébés, et certainement pas sur ceux pas plus vieux d'un mois, mais il supposait qu'il devait avoir faim, ou qu'il fallait lui changer sa couche… ou peut-être seulement le prendre dans ses bras et le bercer. Mais lui ne pouvait rien faire de tout ça, il n'était pas fait pour les bébés humains, il ne savait pas comment en prendre soin. C'était Olga, sa mère, c'était elle qu'il réclamait à pleurs et à cris.

Mais Olga ne bougeait pas, et continuait son manège, et le bébé continuait à pleurer, de plus en plus fort, de façon déchirante. A pleurer et pleurer, comme si on l'éventrait. Ca faisait mal à Charlie de l'entendre.

Olga bondit de ses bras et beugla à son fils :

« LA FERME ! LA FERME ! JE VEUX PLUS T'ENTENDRE ! »

Et l'enfant continua de pleurer, il crut qu'elle allait devenir folle. Désemparé, il attrapa son amie par la taille et la força à se rassoir. Elle respirait fort et laborieusement, et il alla chercher l'enfant dans le berceau, rouge vif à cause de la force qu'il mettait dans ses hurlements. Il le berça dans ses bras comme il put mais il continuait de pleurer.

« Olga, s'il-te-plait, la supplia Charlie. Il faut que tu le nourrisses… »

Le visage aux cernes sombres d'Olga se tourna vers lui et elle prit une longue inspiration chevrotante. Elle essayait de prendre sur elle mais il y avait quelque chose qui dansait dans ses yeux noirs… quelque chose qui lui tordit l'estomac. Mais Charlie décida de l'ignorer et posa l'enfant dans les bras de sa mère.

« Appelle-moi si tu as besoin d'aide, d'accord ? »

Et le regard qu'elle leva sur lui avait déjà tout d'un appel au secours.

29 octobre 2005, village d'Araphos, Roumanie.

Il se rappellera très certainement toute sa vie avec quelle brusquerie son cœur s'était arrêté de battre, le sentiment d'asphyxie qu'il avait éprouvé juste avant de se remettre à respirer, cette sensation d'être aspiré dans le vortex par les entrailles. De voir tout son monde s'écrouler en une seconde, un clignement de cil, juste le temps d'ouvrir une porte et de voir les draps pliés sur le lit, vide. Déserté et froid comme la mort.

Il avait cru défaillir en ce moment précis mais, au lieu de ça, il s'était précipité à l'intérieur comme s'il pouvait encore la retrouver tapie sous le lit, ou dissimulée dans l'armoire, ou bien dans la salle de bain adjacente. Mais plus il fouillait, et plus il ne remarquait qu'un vide, le vide laissé par toutes ses affaires qu'elle avait emmenées avec elle, le vide laissé dans sa vie à lui. Mais aucun vide, non, aucun dans le berceau où l'enfant dormait paisiblement.

Et sur son bureau, il y avait une lettre. Il savait déjà ce qu'elle disait mais il la lut tout de même, se laissant tomber sur la chaise avant même d'avoir fini la première phrase. Je ne peux pas. Merlin, qu'allait-il faire ? Charlie, je suis tellement désolée, tellement… Elle ne pouvait pas lui faire ça ! pas à lui ! pas à lui, Merlin, pas à lui… Je ne sais pas ce que j'aurais fait sans toi mais, même avec ton aide, mon frère, je ne peux pas, j'en suis incapable, tu le sais… non, non, pas à lui, s'il-vous plait, pas à lui… tu ne pouvais même plus me regarder dans les yeux parce que je sais ce que tu y voyais. Je le déteste, Charlie, je sais que c'est immonde à dire, mais je déteste cet enfant et je ne peux pas faire ça, je ne peux être sa mère. Et alors qui, lui ? Lui ? Merlin, mais qui s'occuperait de cet enfant ? Tu seras le meilleur des pères pour lui, Charlie, j'en suis persuadée, tu as ça en toi, tu es fait pour ça. Fait pour aimer, enseigner et protéger, mais pas moi. Je sais que tu l'adopteras comme ton propre fils, comme tu m'as adoptée… non, Olga, s'il-te-plait, supplia-t-il à son fantôme, ne me fais pas ça…

Il laissa tomber la lettre au sol et on pouvait y lire la dernière phrase, prends soin de toi, et puis, le néant blanc de la page. Et comme touché par un maléfice, le bébé se mit à pleurer dans la pièce vidée.