Les liaisons dangereuses

J'ai réfléchi longuement à la forme de cette version et j'ai renoncé au style épistolaire car finalement il n'intéresse le lecteur que dans la perspective de découvrir un genre polyphonique, or j'ai préféré (la facilité!) une polyphonie plus proche de notre époque pour restituer les sentiments authentiques des personnages en vous offrant le plus souvent leur intimité psychologique sous forme de dialogue intérieur.

J'emprunte parfois les mots de Jane Austen, extraits d'Orgueil et préjugés, parfois ceux de Choderlos de Laclos pour nourrir cet hommage croisé à ces deux romans qui me réjouissent chacun à leur manière. Je dois «trafiquer» légèrement les dates, Les Liaisons dangereuses ont été publiées en 1782, les lettres ne sont pas complètement datées car si l'on nous renseigne sur le jour, le mois, l'année n'indique que le siècle: 17...

Concernant "Orgueil et préjugés", considérons que mon imagination produit un décalage temporel et qu'il nous faut retrancher environ 20 ans aux dates suivantes afin de faire coïncider les deux histoires sans créer trop d'invraisemblances ni de complications liées à des événements comme la Révolution française.

Voici les dates vraisemblables selon Isabelle Ballester, dans son ouvrage "Les nombreux mondes de Jane Austen".

-1766: naissance de Fitzwilliam Darcy

-1774: naissance d'Elisabeth Bennet

-Octobre 1794: 1re rencontre à Meryton entre Darcy et Lizzie

-Printemps 1795: demande en mariage à Hunsford

-Octobre 1795: Bingley demande Jane Bennet en mariage, Elisabeth accepte la demande de Darcy.

-Novembre 1795: double mariage des sœurs aînées Bennet.

Donc nous partons du principe que Darcy naît en 1746, dans cette distorsion...

Je vous souhaite un bon voyage en ma compagnie, ou plutôt celle de tous ces personnages fictifs car toute ressemblance avec des personnes réelles serait purement fortuite et involontaire...

Au plaisir, Calazzi.

Chapitre premier

Triste campagne, triomphe de la vanité

Angleterre, an 1746.

La sueur avait envahi tout son corps, coulait à flots le long de ses tempes, de ses flancs dénudés, de ses cuisses ouvertes. Le regard désespérément accroché aux moulures délicates ornant le plafond, elle laissait son corps reposer entre deux contractions. Puis se relevant d'un seul mouvement, elle poussait encore et encore... comme une damnée. Comme saisie d'une rage insensée. Seigneur! Cela ne cessera-t-il donc jamais? Fallait- il qu'elle seule souffre tous les affres du désespoir alors que lui... lui pouvait poursuivre placidement... comme si rien de ce qui advenait ici, dans cette chambre, ne pouvait le toucher? Et cette douleur! Traîtresse ayant élu domicile au fond de son ventre se repaissant de sa détresse... Seigneur, quelle horreur! Pourquoi? Oh, mon Dieu! J'ai mal! Non! Je n'ai plus la force... je n'en puis plus de pousser pour expulser cette créature maudite de mon organisme! Laissez- moi! Je ne veux plus! Enlevez- moi cette chose! Non, je ne veux pas la voir... enfin le voir... il n'est pas destiné à être mon enfant! Il n'est rien, son existence porte en son essence le sceau de la honte, de l'impudeur, de la trahison. Je ne veux pas le voir, ni le toucher car il n'existe pas.

La femme, qui avait veillé toute la nuit, avait déjà emmailloté le nouveau- né et l'avait confié à une personne de confiance afin de mener celui- ci vers son destin, au- delà de ce domaine, en une terre étrangère mais certainement plus hospitalière. Sous le bleu fragile de ce ciel d'été, le galop des chevaux berçait déjà ce nouveau venu dont les débuts promettaient soit le feu et le sang soit l'insolence de la grâce divine.

Rosings, an 1774.

La douce rondeur de son épaule attisait le feu qui brûlait au creux de ses reins. La courbure de son dos, alors que ses mains fines couraient le long du clavier du pianoforte, laissait entrevoir la tonicité de ce jeune corps. Des mèches de cheveux ondulaient paresseusement le long de sa nuque légèrement tendue, il se demandait alors quels seraient le goût de sa peau humide, le parfum de son désir révélé et impatient d'être cueilli mais, surtout, il imaginait quelle suite offrir aux caresses certainement trop sages que ses mains délicates et soumises lui prodigueraient sous l'effet de sa guidance.

Le vicomte avait patiemment appris à contenir la manifestation de son appétence pour les plaisirs souverains de la chair. Il ne se déclarait qu'au moment où le génie le permettait ou bien lorsque le calcul l'exigeait. En attendant, il serait nécessaire de tolérer la bêtise si commune, si conventionnelle, de ceux et celles qui l'entouraient. De quelque manière qu'il décide de chasser sa nouvelle proie, il lui faudrait probablement faire preuve d'ingéniosité à la fois pour vaincre les résistances fébriles de cette demoiselle pas tout à fait consciente de ce qui se jouait entre eux, mais également pour jeter quelque fantaisie enivrante dans le défi. Il avait depuis longtemps renoncé de lui- même (par manque d'entrain) aux jeunes filles dont l'ignorance absolue ternissait le succès rendu ainsi facile. Et que pouvait- il espérer en termes de difficultés et d'amusements de cette triste campagne anglaise, «séquestré» au beau milieu d'une saison pluvieuse et morne où le pourrissement menaçait toute chose vivante? Cette imbécillité pastorale incarnée par ce couard si mal apprêté avait fini de l'assommer. Il avait même caressé l'idée de séduire l'épouse du triste sire mais celle- ci manquait trop d'attraits pour le tenter.

«Oui, en Angleterre, rares sont ceux qui apprécient pleinement la musique comme moi ou qui ont naturellement meilleur goût. Si j'avais appris, j'aurais été une élève remarquable. Anne aussi, si sa santé lui avait permis de s'y consacrer. Elle aurait joué à ravir, j'en suis certaine.* Georgiana a fait de grands progrès depuis la dernière fois...Vicomte qu'en pensez- vous? Ma nièce ne joue-t-elle pas admirablement bien?

La prétention sans limite de lady de Bourg l'avait ramené brutalement à l'instant présent. Lieu même qu'il aurait désiré fuir séance tenante.

-Certes, Madame, j'en conviens d'autant plus aimablement que je suis resté accroché le plus longtemps possible aux dernières notes que les mains talentueuses de Miss Georgiana ont pourtant laissées expirer. Son sourire tendre, son regard enflammé étaient entièrement dédiés à la jeune fille rougissante, dont les yeux littéralement brûlés sous le feu des siens étaient à présent dirigés vers le sol. Je n'attendais pas tant de cruauté de ce côté-ci de la Manche. Puis feignant de se désintéresser du sujet il revint à celui dont il savait si bien mettre en exergue l'étroitesse d'esprit.

-Monsieur le Vicomte – sa mine témoignait alors du grand bonheur qui étreignait son cœur à mettre ce mot en bouche: Vicomte – j'exprimais moi- même il y a peu encore l'immense satisfaction que Madame, et son modeste serviteur en ma personne, auraient éprouvé en écoutant les prouesses musicales de Mademoiselle De Bourgh. Si elle avait pu apprendre à jouer du piano et à chanter. Car sa voix est assurément digne des plus grandes, une voix angélique cela ne fait aucun doute. Le fat allait désobliger tous les convives, il ne brillait décidément point pas son discernement et ignorait visiblement que l'abus de déférence pouvait conduire au ridicule. J'avais moi- même une voix jugée intéressante par le pasteur de la paroisse où j'ai vécu enfant, je crois même, pour être exact, qu'il l'avait qualifiée d'inhabituelle...» Le caractère universel de la bêtise n'était donc plus à démontrer. En fin de compte, sa femme méritait peut- être quelque attention de sa part, comme un dédommagement pour la peine à perpétuité dont elle avait été affligée. Le petit homme s'épuisait certainement à pérorer ainsi mais Valmont préférait observer les autres convives et ne daignait même plus s'amuser aux dépends du vilain.

-«Dites- moi, Vicomte, Paris conserve-t-elle toujours le monopole de la frivolité, de l'impiété? J'ai d'ailleurs entendu dire dernièrement encore que le libertinage y avait cours et s'affichait sans vergogne ...

Dehors, l'orage battait son plein, les éclairs déchiraient la nuit comme une métaphore menaçante...

-J'ignore si la volonté de défendre la liberté de penser, de croire et d'agir pour chacun de nous en tant qu'individu appartient à une école de la frivolité. Mais il est vrai que les salons parisiens perpétuent une tradition de débats, parfois âpres, sur les concepts d'autonomie, d'individu, de croyances. Je ne vous cache pas qu'il arrive même que certains esprits s'échauffent alors et que quelques discours peuvent éventuellement être dénaturés.

-Détrompez- vous, Monsieur - Valmont se délectait de l'aversion naissante, encore voilée, dont témoignait la façon dont son interlocuteur s'adressait à lui - mais les clubs londoniens ne sont pas en reste. Sachez que maints gentlemen discourent sur la politique. Les Anglais défendent farouchement leur liberté, au moment où le besoin s'en fait ressentir. Par ailleurs, je suggère que nous discutions de sujets plus appropriés à la situation. Darcy avait abandonné le visage du Vicomte pour embrasser celui de sa sœur, Georgiana, afin d'expliciter son propos. Parfait, voilà qui allait pimenter cette fastidieuse affaire. Le protecteur était identifié et s'était signalé en tant que tel.

-Et bien je ne doute pas un instant que le flegme dont fait preuve votre nation vous offre sa protection contre le fléau de la vanité qui perd si souvent mes compatriotes. Paris n'a point perdu de ses lumières à mes yeux, et même si , pardonnez- moi mesdemoiselles d'évoquer un tel sujet en votre présence - son regard avait caressé tour à tour le joli visage de Miss Darcy, celui de Miss De Bourgh et presque imperceptiblement celui de Mrs Collins - sa réputation est quelque fois ternie par les mauvaises conduites de certains. Je pourrais d'ailleurs vous choquer en vous confessant mon absence de culpabilité à cet égard, je ne suis concerné, en cet endroit, que par mes propres actions, fruits de ma volonté propre.» Se saisissant d'un prétexte futile (simple fruit de son imagination), il avait approché lentement sa chaise de façon à effleurer la cuisse gauche de sa voisine de table dont les joues s'étaient délicieusement empourprées au premier contact avec la sienne. Un léger dépit le gagna et le fit presque regretter son impétuosité. Décidément, les Anglaises risquaient de se montrer aussi farouches que la moindre courtisane parisienne. «A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire» répliquait le Comte (de Gormas) à Don Rodrigue.

Sa haute silhouette bien formée, ses traits franchement séduisants, son regard mobile, dont la maîtrise de l'expressivité soumettait tout âme sensible qui s'aventurait en ce domaine, lui assuraient la place d'honneur au sein des salons où il lui plaisait de triompher. Il avait acquis à force de volonté, en plus de ses dispositions naturelles, une habileté extraordinaire dans le maniement du langage corporel, en sus d'une prose au service de ses désirs les plus exubérants. Il savait depuis sa prime jeunesse comment pénétrer les désirs inexprimés, même fébrilement réprimés de tout ce qui portait jupon. Il avait baigné dans les fragrances féminines, s'en était enivré, grisé, des plus légères aux plus capiteuses. Il avait élevé l'art de la séduction, et des plaisirs qu'ils permettaient d'atteindre, en une véritable stratégie militaire. Il ne s'était pas contenté d'user des attraits naturels dont la Nature l'avait généreusement pourvu. Le Vicomte de Valmont avait usé de tout son esprit, au- delà du commun, pour explorer les chemins sinueux de l'âme humaine, celle du beau sexe en particulier. Aussi loin qu'il s'en souvienne il avait recherché la proximité avec le corps des femmes, il avait ressenti une grande frustration au cours de sa croissance alors que les règles de la société l'en privaient de plus en plus. Pour être totalement honnête, seule la chair lui ouvrait l'appétit et avait suscité son intérêt jusqu'à très récemment. Une lassitude était apparue, qu'il avait expliquée par l'aspect mécanique et sans surprise de sa jouissance. Sans doute les mots de la Marquise l'avaient vivement piqué et provoqué son esprit d'entreprise... « Et qu'avez- vous donc fait, que je n'aie surpassé mille fois? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes: mais quelles difficultés avez- vous eues à vaincre? Quels obstacles à surmonter? Où est là le mérite qui soit véritablement à vous? Une belle figure, pur effet du hasard; des grâces, que l'usage donne presque toujours (…) Combattant sans risque vous devez agir sans précaution. En effet, pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins.» **

Un nouveau projet, plus ambitieux, avait pris corps en son esprit alors. A l'âge où d'autres se mettaient en quête d'une épouse convenable, a fortiori fortunée, le Vicomte jetait son dévolu sur la catégorie de femmes qui l'attirait plus que de raison: celles des autres. Celles qui osaient lui résister au nom de leur vertu, quelle qu'en soit la nature, religieuse ou sociale. La prise de risque, le plaisir calculateur de ce libertin se nourrissaient de l'intensité de la peur de ses futures victimes, le plus souvent en lien avec leur situation, celle de leurs époux. Les lits des courtisanes n'avaient cependant jamais cessé d'accueillir sa faim de débauche mais ces instants n'étaient que récréatifs en comparaison avec son nouveau gibier.

Son plus beau trophée n'avait pas encore été pris entre ses rets. Sa meilleure prise et son souvenir le plus excitant restait à ce jour la si vertueuse Marquise de Merteuil, femme représentative de son époque, dont la duplicité, alliée à une intelligence supérieure, lui permettait de sauvegarder les apparences d'une vie de veuvage tranquille et digne. Celle- ci était parvenue à maintenir une relation de forte intimité avec Madame de Volanges, veuve des plus convenables, si morne, si plate que l'eau de table servie dans une modeste taverne prenait des allures de fête en comparaison.

Ses traits ravissants, bien utilisés, avaient élevé cette jeune fille à peine sortie de l'enfance pour être mariée à un parfait inconnu bien plus âgé qu'elle, au statut envié de Marquise. «Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.» **

Fort heureusement, celui qui lui vola ses dernières illusions, se décida à rendre l'âme quelques mois plus tard, sans descendance, lui offrant ainsi la situation la plus enviable: celle de veuve fortunée, encore jeune, belle et avide. La Marquise ne souhaitait qu'une chose, avec toute l'ardeur de sa nature passionnée. Vivre selon sa volonté propre, et cela incluait la volupté partagée avec des partenaires soigneusement choisis et maîtrisés. La condition exclusive de la perpétuation de son ambition exigeait le silence absolu de ses amants. Elle avait trouvé là un champ de bataille extraordinaire pour exercer toute son intelligence que d'aucuns qualifieraient de perverse. «Alors je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je m'étais donnés.» **

Pour l'heure, le Vicomte misait tous ses «espoirs» dans le déchaînement qui régnait dans le ciel anglais pour prolonger son séjour chez son hôtesse qui s'était tant empressée en entendant prononcer son nom, enfin, son titre, et avait impérieusement insisté pour l'accueillir en sa demeure, en tant que pair.

Il se retira le plus tôt qu'il pût, en compagnie de George, son fidèle valet, totalement dévoué à la tâche de secrétaire particulier du vicomte. Ce dernier vouait un tel culte à son maître qu'une fantaisie comptable *** s'était tout bonnement emparée de son esprit quelques mois après son arrivée au service de Valmont. Son zèle (et la confiance que lui accordait Valmont) l'avait ainsi conduit à tenir à jour un carnet ( devenu une somme...) des «frasques» de son illustre modèle, qui ignorait tout de cette étrange fascination. George avait vu le jour en Angleterre, et en avait conservé les principes linguistiques et la connaissance de l'étiquette, c'est pourquoi il s'avérait d'autant plus précieux dans la nouvelle aventure du vicomte. Cet homme avenant possédait lui aussi le pouvoir de plaire, notamment grâce à un physique avantageux et des manières affables. Une forme de compétition secrète avait commencé à s'installer entre les deux séducteurs, à l'insu même du plus expérimenté.

A suivre

* Extrait d'Orgueil et préjugés, Jane Austen.

** Extrait de la lettre 81, La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont, Les liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos.

*** Merci à Éric Emmanuel Schmitt, notamment pour cette idée de carnet (tenu par Sganarelle au sujet de son maître Dom Juan et) employée dans la pièce intitulée La nuit de Valognes ...

Au XIII° siècle, la charge de premier valet de chambre n'a rien à voir avec une fonction de domestique.