Chapitre 1 : Une intervention inattendue
Le message l'avait surpris par son coté péremptoire qui contrastait fortement avec la réserve dont faisait preuve habituellement son interlocutrice. Elle prétendait que si elle intervenait trop directement, elle risquait de modifier de manière dramatique les prévisions qu'elle avait la capacité de réaliser sur l'avenir, parfois à très long terme, cette vision fragile, qu'elle utilisait pourtant avec assurance afin de se préserver elle et les siens des recherches du Centre depuis plus de quatre ans. Le message était bref : « Ne bouges pas. J'ai besoin de cinq jours. Je te recontacterais. ».
Jarod s'enfonça à nouveau dans le fauteuil. Ces quelques mots ricochaient avec force dans son esprit, troublant le cours de ses pensées sans qu'il parvienne à en retrouver le fil. Il ne pouvait pas à imaginer quelles circonstances l'avaient poussée à intervenir de manière si directe. Machinalement, il commença à rassembler les rares possessions qu'il comptait emporter avec lui. Elle n'avait pas besoin de lui préciser combien la situation était urgente. Lorsqu'elle lui enverrait le prochain message, il serait prêt.
Melle Parker avait trop bu et le savait. Ça ne l'empêcha pas d'injurier copieusement le barman qui refusait de lui rendre ses clefs de voiture. Elle allait se résigner à appeler un taxi lorsque la jeune femme entra. Elle l'aurait probablement ignorée sans ce regard de reconnaissance, qui la fit la détailler davantage alors que la fille s'avançait d'un pas décidé dans sa direction. Des cheveux blond cuivré coupés court encadraient un visage rond aux pommettes marquées. Ses yeux bleu-vert, profondément enfoncés, avaient parcouru la pièce et elle évalua la situation en quelques secondes. Elle prit doucement Mlle Parker par le bras et l'écarta du comptoir.
« _ Donnez-moi les clefs. Je vais la reconduire chez elle.
_ Qui êtes-vous ? Demanda d'un air soupçonneux l'homme.
_ Sa petite sœur, fit rapidement la jeune fille, en attrapant adroitement le trousseau qu'il lui lançait.
_ Vous ne devriez pas la laisser boire de cette manière. Ça ne lui réussit pas.
_ Nous venons de perdre notre père, dit assez froidement la jeune femme en faisant baisser les yeux du barman. Cela autorise quelques excès. Viens, continua-t-elle à l'adresse d'une Mlle Parker, médusée. L'esprit embrouillé par l'alcool, rendue docile par l'aplomb de sa compagne, celle-ci la suivit sur le parking puis s'assit du côté passager. Elle attendit que la voiture ait démarré pour prendre la parole :
_ Vous n'êtes pas ma sœur.
_ Le Centre se veut une grande famille, pourtant, fit la jeune femme, pince sans rire.
_ Qui êtes-vous, réagit enfin Melle Parker en se redressant pour dévisager son interlocutrice.
_ Tout va bien pour l'instant, petite sœur, fit la jeune fille apaisante, en s'engageant dans l'allée du garage. Elle avait trouvé sans indications la maison et sortit de son sac une clef qui tourna sans protester dans la serrure de la porte d'entrée.
_ J'ai déjà passé la maison aux détecteurs. Elle est bourrée de micros, la ligne téléphonique est sur écoute et il y a probablement un mouchard sur ton ordinateur, mais je n'ai pas eu le temps de trouver le moyen de le désactiver discrètement. Pour le reste, le brouilleur de fréquences que j'ai installé tout à l'heure devrait faire l'affaire. Par contre, ils vont probablement nous envoyer un employé du téléphone demain matin à la première heure pour vérifier leur installation. Elle se laissa tomber sur le canapé, tandis que Mlle Parker farfouillait dans l'armoire à pharmacie pour trouver de quoi juguler la migraine féroce qu'elle sentait venir.
_ C'est Jarod qui vous envoie ? Demanda-t-elle, sans préambule, regrettant une fois de plus d'avoir arrêté de fumer deux ans plus tôt.
_ En quelque sorte, éluda la fille en la suivant du regard tandis qu'elle la rejoignait dans le salon. Il m'a rapporté des choses qui m'ont paru inquiétantes, si bien que j'ai préféré prendre les devants. Les choses évoluent un peu trop vite à mon goût, en ce moment.
_ Je ne comprends pas, fit d'une voix lasse Melle Parker.
_ C'est pourtant simple, dit la jeune fille avec un certain agacement le Centre est un navire en perdition. Raines et Lyle n'étant plus freinés par la prudence de votre père, ils ne vont plus hésiter à utiliser les grands moyens pour stopper les voies d'eau du navire. Récupérer Jarod et nous anéantir mes amis et moi. Je suis pratiquement sûre qu'ils envisageront avant longtemps de vous utiliser comme appât toi ou l'un de tes proches. Sydney et Broots ont une famille, et tu es très chère aux yeux de Jarod. Et particulièrement vulnérable, ajouta-t-elle.
_ Qui êtes-vous pour vous permettre de dire des choses pareilles, siffla Mlle Parker.
_ Sorc'ha Kermenc'hair, voyante du niveau sous-terrain 25, troisième cellule en partant de l'ascenseur, pour vous servir. Je suis passée très tôt ce matin pour vider les chargeurs et les barillets de toutes les armes à feu de la maison, dit calmement la jeune fille, sans s'émouvoir en voyant Mlle Parker sortir un revolver de sa veste.
_ Le massacre qui a eu lieu juste avant l'explosion du niveau sous-terrain 27, c'était toi et tes petits camarades, n'est-ce pas ?
_ Nous n'avons fait que rendre la monnaie de leur pièce à nos geôliers. Nos bourreaux, devrais-je dire. Leur spécialité était la torture tant physique que mentale. Ils étaient très bons; Lyle les avait formés. Elle prit une longue inspiration pour retrouver son calme et Mlle Parker comprit seulement à cet instant l'origine des cicatrices blanchâtres qui striaient ses épaules et s'enroulaient autour de ses avant-bras.
_ Le pire c'est l'électricité, fit d'un air faussement détaché Sorc'ha. Et ça ne laisse presque pas de traces, précisa-t-elle, montrant les anciennes traces de brûlures qui stigmatisaient ses poignets.
Melle Parker s'écroula dans le fauteuil en joignant les mains devant sa bouche. Au moment des faits, Sorc'ha ne devait être qu'une enfant.
_ Nous avons survécus, fit la jeune fille en écartant d'un geste de la main les images qu'évoquaient les marques sur sa peau. Mais nous savons ce dont ils sont capables. Écoutes-moi, s'il te plait. Elle sortit de son sac plusieurs cartes plastifiées et un carnet et les tendit à son interlocutrice. Il s'agissait d'une carte d'identité, d'un permis de conduire et d'un passeport. Les trois documents étaient au nom d'une certaine Éléonore Camara, et certifiait que la femme dont les photos et la description y étaient incluses était ressortissante de l'Argentine. Melle Parker nota avec un certain trouble que les photos qui la représentaient dataient de différentes époques, en accord avec les dates auxquelles les documents avaient été édités d'après ce qui était écrit dessus.
_ C'est de la bonne qualité, n'est-ce pas, s'enquit Sorc'ha avec un sourire malicieux. A moins que tu ais remarqué un défaut qui m'aurait échappé ?
_ Ils sont parfaits, admit Mlle Parker avec un soupir. Pourquoi l'Argentine ?
_ Ton mari ne parle pas très bien portugais, fit la jeune fille en lui tendant un nouveau jeu de documents. Melle Parker fronça les sourcils en découvrant la photo de Broots sur la carte d'identité.
_ Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
_ SI je parviens à vous persuader de disparaître, il faut bien comprendre que les Nettoyeurs seront lancés sur vos traces le jour suivant. Il va falloir brouiller les pistes.
_ Il y a aussi des papiers pour Sydney ?
_ Des papiers belges pour lui et moi. Je serais sa fille, expliqua Sorc'ha.
_ Mais sa famille ?
_ Nicolas et sa mère ont déjà été éloignés. Ils ne savent rien, mais ils sont en sécurité. J'essayerai de faire en sorte qu'ils le restent quel que soit le choix que vous ferez. Mais il serait plus pratique que vous leur expliquiez la situation.
_ Jarod vous a souvent parlé de nous, n'est-ce pas, finit par dire Mlle Parker après quelques instants d'ébahissement.
_ Et puis, je suis aussi de nature curieuse, avoua avec un sourire amusé Sorc'ha. Et nous avons quelque-chose en commun. Elle sortit la photo d'une fillette de trois ou quatre ans aux cheveux blond-roux et aux yeux bleu-vert. En plus du net air de famille de famille avec la jeune fille, Mlle Parker trouva quelque-chose de familier dans les traits enfantins. C'est ma petit fille, reprit Sorc'ha. Ta nièce.
_ Je suppose que son père est Lyle ?
_ Son père biologique, oui. Je suppose que le Centre voulait créer une super voyante, ou quelque-chose dans le genre. Je ne me suis pas assez attardée pour le savoir. J'ai réussi à m'enfuir avec la complicité des autres voyants trois mois après Jarod. Je l'ai trouvé et il m'a aidé pour la naissance de Merry. Nous sommes devenus amis et nous avons gardé le contact toutes ces années. Merry l'adore et je regrette chaque jour qu'il ne soit pas son père, ajouta la jeune fille.
_ Il y a de quoi, reconnut Mlle Parker d'une voix sombre.
_ Mais, Jarod n'arrête pas de lui répéter combien sa tante est exceptionnelle, dit gentiment Sorc'ha. Et j'ai confiance dans son jugement.
_ C'est gentil de sa part, remarqua d'un ton distrait Mlle Parker.
_ Jarod est toujours sincère, affirma l'autre. Et puis, depuis le temps que je vous suis, toi et ton équipe, je sais ce que vous valez.
_ Tu nous espionnes ? Pour le compte de Jarod ?
_ Non, je vous suivais. C'est mon don ou ma malédiction. Pendant la fin de ma grossesse, il a bien fallu que j'empêche le Centre de nous retrouver moi et Jarod. Je me suis donc intéressée à toi, Sydney et Broots, afin de prévoir vos prochains mouvements. Elle reprit après quelques instants : Plus je me concentre sur des individus, plus il m'est difficile de rompre la connexion. A chaque fois que je regarde la télévision, que je fais des recherches sur internet, ou que j'ouvre un journal, s'il y a une information liée à l'un d'entre vous, elle me saute aux yeux. Je ne le fais pas exprès, du moins pas depuis près de trois ans. Lorsque vous serez à l'abri, peut-être que les flashs s'arrêteront.
_ D'autres personnes sont sous votre surveillance ?
_ Jarod, Raines et Lyle. Pour être honnête, il y a toute une équipe qui suit Lyle pas à pas. Il y en a beaucoup qui ont la rancune tenace.
_ Pauvre Lyle, fit Mlle Parker avec ironie. Je suppose que ceux-là n'ont pas vraiment pour but de voler à son secours, n'est-ce pas ?
_ En effet, convint avec un franc sourire Sorc'ha. Mais je tiens les loups en laisse pour l'instant. Je me réserve la décision finale sur le sort de Lyle.
_ La mort ? Suggéra Mlle Parker.
_ En dernier ressort. Mais Je dois être sûre que c'est la meilleure solution. Je dois penser à ma fille, ajouta-t-elle. Que pensera-t-elle de moi lorsqu'elle sera plus grande si je fais abattre son père comme un chien ?
_ Que tu as fait œuvre de salubrité publique en débarrassant le monde d'une ordure pareille ?
_ Tout le monde a droit à une seconde chance, fit d'un ton impassible son interlocutrice. Étant donné les troubles mentaux que nous avons tous développés pendant ces années ou nous avons été enfermés, nous sommes tous bons à abattre. Nous ne pouvons pas nous permettre de juger les autres trop rapidement.
_ C'est généreux de votre part. Je ne crois pas que j'en serais capable, dit après réflexion Mlle Parker.
_ Pas vraiment. Si je les laisse se venger, je perdrais tout contrôle sur eux. Et crois-moi, ce ne serait pas une bonne chose qu'il y est quinze machines à tuer capables de prévoir toutes les manoeuvres qu'on pourrait leur opposer, lâchées dans la nature.
_ S'ils sont tellement dangereux, comment peux-tu être sûre qu'ils ne mènent pas leur petite vendetta de leur côté ? S'inquiéta Mlle Parker.
_ Pour la simple raison, que je les tiens occupés la plupart du temps. J'ai fait construire un centre de recherche rien que pour qu'ils puissent concentrer toute leur énergie mentale sur quelque-chose de constructif. Et puis, je les ai fortement encouragés à procréer. Les enfants, ça occupe.
Mlle Parker ne put s'empêcher de rire à cette dernière remarque. La méthode était loin d'être orthodoxe, mais elle ne doutait pas de ses vertus thérapeutiques.
_Nos enfants nous aiment sans conditions, reprit Sorc'ha. Ils nous obligent à être dignes de cet amour. Même si nous avons soif de sang, nous n'avons pas le droit de les décevoir.
_ Je comprends, fit Mlle Parker, pensive. Sa mère avait eu la même attitude, cherchant à la sauver de l'influence pernicieuse du Centre, au risque de sa propre vie.
_ Je suis sincèrement désolée pour toutes les épreuves que vous avez du traverser seule ces derniers temps, ajouta doucement Sorc'ha. Je sais combien il peut être douloureux de perdre un proche.
_ Je ne suis même pas sûre qu'il soit vraiment mort, dit Mlle Parker avec dérision. C'est ça le problème avec le Centre. Rien n'est jamais certain.
_ Je sais, soupira son interlocutrice. Nous devrions dormir maintenant. Une longue journée nous attend demain.
Mlle Parker ne put qu'acquiescer avant de tituber jusqu'à sa chambre où elle s'effondra sur son lit.
