L'air était frais, galvanisant. Il me réveillait. Malgré moi, la fatigue avait commencé à m'envahir tandis que je cherchais un cheval frais afin de repartir pour Galveston ; maintenant, le froid s'engouffrait dans mes cheveux, il pénétrait ma bouche entrouverte : ne pas dormir. Je galopais sans m'arrêter. J'avais mis les femmes et les enfants à l'abri, j'allais maintenant pouvoir m'engager dans la bataille. Je savais que ma jeunesse et mon étrange charisme étaient des alliés sûrs : l'invariable mouvement de surprise qu'avait chacun de mes adversaires en découvrant mon jeune visage me permettait toujours de donner le coup fatal, et cet étrange don que j'avais toujours eu, et qui me permettait presque de ressentir ce que l'autre ressentait, me donnait toujours l'occasion de frapper au bon moment. Un guerrier redoutable, oui. C'était ce que j'étais.
Ma tête était pleine de plans stratégiques, de positions de combat et de tactiques militaires, lorsque je vis, alors que j'étais presque parvenu à Galveston, trois silhouettes qui se découpaient dans l'obscurité. Je ralentis. Ennemis ? En m'approchant, je les distinguai mieux et je compris qu'il s'agissait de femmes. Soulagé, j'arrêtai ma monture, en descendis et l'attachai à un arbre, puis je me dirigeai vers le trio. Elles s'étaient arrêtées et me faisaient face, comme si elles m'attendaient. Alors que je me dirigeais vers elle, mon pas ralentit inconsciemment et je sentis que je m'étais mis à trembler. Je mis cela sur le compte de la fatigue et du froid qui, soudain, je m'en rendais compte, était devenu très mordant.
-Mesdames ? criai-je. Mesdames, vous allez bien ? Vous avez raté le convoi ?
Pas de réponse. Elles étaient toujours tournées vers moi, mais dans l'obscurité, je ne distinguais pas leurs visages.
-Mesdames, ne vous en faites pas. Je vais vous ramener à Houston, en sécurité, avec les autres.
Elles ne bougeaient toujours pas. Elles auraient dû. Elles auraient dû courir vers moi, soulagées d'avoir trouvé un militaire, soulagées d'avoir été retrouvées, soulagées à l'idée d'être mises en sûreté. Pourquoi ne couraient-elles pas vers moi ?
Puis je vis leurs visages. Je stoppai net pour les contempler. Indéniablement, j'avais devant moi les trois plus beaux visages que j'avais jamais vus de ma vie – à une exception près, mais la bonne fée de mon enfance n'était qu'une invention de mon jeune esprit excentrique, alors cela ne comptait pas. Ces trois… filles, devrais-je dire, car elles ne semblaient pas avoir plus de quinze ans, étaient tout bonnement magnifiques. Je supposai qu'elles étaient sœurs, car bien que très différentes, elles avaient quelque chose de commun, une sorte de beauté glacée qui émanait de tout leur être, un visage d'une très grande pâleur, presque translucide sous la lumière froide de la lune, et de grands yeux sombres, brûlants. La première, petite, avait des cheveux courts, d'un châtain clair tel que je n'en avais jamais vu, et son visage était espiègle, avec un petit nez retroussé et quelques taches de rousseur. La seconde était plus grande et avait de longs cheveux blonds, si clairs qu'ils semblaient presque émettre de la lumière, et un visage aux traits si fins qu'on aurait dit celui d'un ange. La troisième, enfin, était encore plus petite et menue que la première, et ses cheveux d'un noir de jais encadraient un visage sublime ; elle avait manifestement des origines mexicaines, malgré son teint pâle. Tandis que je les contemplais, bouche bée, je compris que ces trois filles n'avaient jamais fait partie du convoi que j'avais amené à Houston – je me serais souvenu de trois visages aussi magnifiques, nécessairement. Je ne pus cependant me demander ce qu'elles pouvaient bien faire sur ce chemin désert, seules, en pleine nuit, tant j'étais absorbé par ma contemplation de leurs traits parfaits.
-Le voilà privé de parole, dit alors la première, brisant le silence d'une voix sublime, une voix comme je n'en avais jamais entendue.
La seconde s'approcha alors de moi. J'étais comme pétrifié. Elle posa ses mains sur mes bras – dieu ! ses mains étaient glacées ! – et, se hissant sur la pointe des pieds, elle approcha son visage de mon cou. Elle inspira, comme si elle me humait. J'étais trop médusé pour me poser des questions.
-Mmm, délicieux… murmura-t-elle.
La troisième fille s'était approchée également. Elle posa sa main sur le bras de sa sœur et dit d'une voix chantante :
-Concentre-toi, Nettie.
J'avais perçu comme une recommandation dans le ton de sa voix pourtant mélodieuse, et je sentis un frisson me parcourir la nuque. Je ne comprenais rien à leur étrange échange. Dans l'air planait une menace, une menace qui concernait les trois sœurs sans que je pusse dire si elles en étaient l'objet ou l'origine. Je secouai la tête. Elles n'étaient que des gamines, plus jeunes que moi !
Comme si la fillette brune avait été le chef du trio, Nettie lui obéit et fit quelques pas en arrière. Immédiatement, je sentis l'air se réchauffer autour de moi, et je me dis, mi-horrifié mi-inquiet, que cette Nettie devait être totalement gelée pour émettre une telle aura glacée. Et pour cause : elle portait, comme ses deux sœurs, une fine robe blanche. Et le froid, dans l'air, était de plus en plus mordant.
La voix de la fille brune interrompit mes réflexions.
-Il est idéal, jeune, costaud, officier…
Elle s'interrompit, les yeux clos, comme si elle se concentrait sur un point capital. J'ouvris la bouche pour dire quelque chose – quoi ? qu'importe ? je voulais juste sortir du mutisme dans lequel m'avait plongé la grande beauté des trois sœurs – mais en vain. Pas un seul son ne sortit. Je me contentai de ravaler ma salive, et la jeune fille continua, les yeux toujours clos :
-Il a aussi quelque chose de plus… Vous le sentez ? Il est… captivant.
-Oh que oui ! s'exclama Nettie.
Elle esquissa un mouvement vers moi, mais la brune l'arrêta d'un regard.
-Patience ! l'enjoignit-elle d'une voix plus dure. Celui-là, je tiens à le garder.
Le visage de Nettie s'orna d'une moue boudeuse absolument adorable. Elle me regarda avec… convoitise – oui, c'était bien ça, aussi étrange que cela puisse paraître – puis elle tourna un regard irrité vers sa sœur. Elle donna l'impression de vouloir répliquer quelque chose, mais l'autre sœur, la petite aux cheveux châtains, intervint :
-Tu ferais mieux de t'en charger, Maria, s'il est important pour toi. Moi, je n'arrive pas à me retenir de les tuer.
-Tu as raison, répondit la brune. Je m'en occupe. Eloigne Nettie, veux-tu ? Je ne veux pas être obligée de surveiller mes arrières pendant que je suis en plein travail.
Une fois encore, j'ouvris la bouche dans le but de dire quelque chose. Et une fois encore, aucun son ne franchit mes lèvres. Le froid, l'incompréhension et l'inquiétude me clouaient au sol, me pétrifiaient complètement, m'empêchant le moindre geste. Je n'avais pas peur. Elles n'étaient que des enfants ! Cependant, quelque chose – mon instinct, sans doute – me disait que les paroles de la première sœur n'avaient pas été des mensonges – elle avait vraiment tué. Et, à l'évidence, Maria avait l'intention de « s'occuper de moi », sans que je sache ce que cela veuille dire, sinon qu'il était important de me garder en vie. Le brouillard de l'incompréhension m'enveloppait complètement – sans compter que l'immense beauté de ces trois créatures m'empêchait de réfléchir correctement. Mon instinct me hurlait de fuir, mais que fuirais-je ? demandait mon esprit embrouillé. Fuir trois fillettes ? Malgré leur étrange conversation, elles restaient des jeunes filles seules dans le froid, et il était de mon devoir de les aider. Cette pensée me réconforta un peu, et je m'apprêtais à leur dire de monter sur mon cheval pour que je les emmène à Houston, lorsque la fille aux cheveux châtains s'écria joyeusement, en saisissant la main de Nettie :
-Allons chasser !
Les deux sœurs s'éloignèrent alors avec une grâce et une vitesse indescriptibles, telles deux ombres blanches. Avant que j'aie pu dire un mot, elles s'étaient évanouies dans l'obscurité. Je frissonnai. Quelles étaient ces créatures ? Alors que je m'étais remis à trembler, mon esprit embrumé me proposa une explication : le manque de sommeil provoquait des hallucinations, et je devais avoir transformé trois fillettes transies et apeurées en un trio de magnifiques créatures, étranges et menaçantes. J'avais sans doute imaginé également la vitesse à laquelle les deux premières avaient filé. A moins que le manque de sommeil n'ait provoqué également des pertes de conscience. Je me sentais, plus que jamais, complètement désorienté.
-Comment t'appelles-tu, soldat ? demanda Maria, brisant le silence et mes réflexions. Je répondis automatiquement.
-Major Jasper Whitlock, mademoiselle.
Elle s'approcha de moi, et sa démarche avait une telle grâce qu'elle semblait glisser sur le sol. Elle leva les bras, posa tendrement ses mains glacées sur mes épaules. Je sentis une telle pression s'exercer sur moi que je fus à genoux en une fraction de seconde. Je… pourquoi ? Cette jeune fille fluette n'avait certainement pas suffisamment de force pour m'y contraindre. Et pourtant, je savais que je n'avais aucune envie de me mettre à genoux. Que se passait-il ? Je sentis les battements de mon cœur s'accélérer, et Maria ferma les yeux, l'extase peinte sur son visage magnifique, comme si une mélodie enchantée était parvenue à ses oreilles. Elle sourit, puis ouvrit les yeux, qu'elle planta dans les miens. Ils étaient rouge sang.
Glissant ses bras menus derrière ma tête, elle m'attira vers elle et pencha son visage vers le mien, comme si elle voulait m'embrasser. Mon corps tremblait de plus en plus violemment – il me fallait fuir, tout de suite. Quelque chose allait se passer. Quelque chose de grave. Fuir ! Ecarter Maria, et partir en courant ! C'était si simple…
Je sentis l'étreinte de la jeune fille s'affermir, et je ne bougeai pas. J'attendis.
Elle glissa sa joue glacée, d'une douceur indicible, sur la mienne, et murmura à mon oreille, d'une voix où la tendresse se mêlait à l'envie et à quelque chose de carnassier :
-J'espère sincèrement que tu survivras, Jasper… J'ai un bon pressentiment te concernant.
J'attendais toujours, l'esprit brumeux ; je n'avais même pas compris ce qu'elle venait de dire. Je fermai les yeux. Je sentis ses cheveux caresser ma joue, et son visage se dirigea vers mon cou.
Puis elle mordit. La douleur m'aurait fait bondir, mais Maria me tenait fermement, avec une force exceptionnelle, et je restai cloué sur place. Je voulus hurler… Je ne pus que gémir – une souffrance incommensurable, indicible, semblait se répandre dans tout mon corps à travers le canal de mes veines… Mon sang semblait bouillonner, comme mélangé à de l'acide... Mon corps fut parcouru de soubresauts, mes mains agrippèrent Maria, je voulais qu'elle arrête, je voulais l'arracher de mon cou, je voulais… ne plus rien ressentir… cette douleur… je n'avais jamais rien senti de tel…
Maria se détacha de mon cou – sa morsure n'avait duré que quelques secondes, et ses lèvres étaient à peine tachées de mon sang. A travers l'épais brouillard que la douleur avait créé dans ma conscience, j'avais cru que j'allais arrêter de souffrir si Maria se retirait – espoir fou. Cela ne changea rien. Je balbutiai pourtant :
-Merci…
Maria planta de nouveaux ses yeux rouges dans les miens – ses pupilles semblaient danser dans ses orbites, comme valsant sur une vague de sang. Elle me sourit, révélant une rangée de dents d'un blanc éclatant, souillées seulement de la teinte écarlate.
-Ne me remercie pas encore, mon petit, répondit-elle, je ne fais que commencer…
Elle prit mon bras, leva ma main à hauteur de son visage et huma mon poignet. Avant que j'eusse pu comprendre ce qu'elle faisait, elle avait de nouveau planté ses dents dans ma chair. Je hurlai ; j'en étais capable, cette fois. J'étais en feu… je brûlais, je brûlais vif, on m'avait arraché la tête, et la main… les flammes léchaient ma peau, comme s'en abreuvant goulûment…
Elle ôta son visage de ma main, et jeta mon bras en même temps qu'elle me lâchait. Je m'écroulai sur le sol glacé – le froid ne me fit pas le bien escompté, j'étais toujours en feu… Maria émit un rire mélodieux, comme un gazouillis d'oiseau. Elle me regarda hurler quelques instants, elle regarda mon corps qui se tordait de douleur sur le sol, et elle rit de nouveau. Puis elle se jeta sur moi, arracha ma chemise d'un seul coup, et planta avidement ses dents dans la peau de mon torse.
En feu… que ça s'arrête…
Brûlure plus vive à l'épaule.
Pitié… par pitié… faites cesser cette douleur….
Bras gauche.
Je veux mourir… je veux juste mourir…
Jambe, à trois reprises, trois morsures.
Non… arrêtez… arrêtez… je ferai ce que vous voudrez…
La douleur était plus grande que ce que mon esprit pouvait endurer. Je commençais à sombrer, inconscient, quand Maria lâcha mon épaule droite pour approcher son visage du mien. Elle me sourit, essuya les larmes qui noyaient mes joues, et dit :
-Tu es un bon garçon, Jasper… Tu vas t'en sortir, tu t'en sors déjà très bien. Fais-moi confiance, tout ira bien.
Puis elle planta ses dents dans ma joue.
Je sombrai.
Brume…
La brume autour de moi… qu'était-ce… qu'est-ce que…
Le feu ! J'étais en feu !
Mais cette brume… un visage… maman ?
Arrêtez ce feu ! Arrêtez-le ! Je brûle !
-Il a repris conscience, entendis-je dire au loin.
-Il va sombrer de nouveau, répliqua une deuxième voix. Il n'est pas capable d'endurer une telle douleur.
-Tu n'y es pas allée doucement, Maria ! Avais-tu vraiment besoin de…
-Oui.
-Regardez, il s'est encore évanoui…
Maman ? C'est toi ?
Un beau visage qui me sourit.
Le feu en moi créait un tel écran de douleur que je ne distinguais rien. Juste une présence apaisante…
Maman, dis-leur d'arrêter de me brûler…
-Encore ! Cette fois, c'est peut-être fait ?
-Non, regarde-le, il se tord encore de douleur… regarde ses yeux révulsés… Non, il baigne encore dans la douleur. Il est loin d'être prêt.
-Ah, qu'est-ce que je suis impatiente !
Gazouillis, comme un rire magnifique.
On m'avait jeté dans un champ d'aiguilles acérées… crier… à quoi bon… ma gorge était en feu elle aussi… pourquoi ne me laissaient-ils pas mourir tout simplement… qu'avais-je fait pour mériter une telle torture ? Avais-je été capturé par le camp ennemi, à Galveston ? Mais pourquoi me torturer ? Non, je ne dirai rien… Vous n'avez qu'à me tuer tout de suite… sortez-moi de là…
-Et s'il n'est pas doué comme nous l'escomptons ?
-J'ai bon espoir.
-Oui, mais si…
-Alors il sera comme les autres. Il nous servira, et quand il aura atteint un an, on s'en débarrassera.
-Sauf s'il meurt avant… regardez-le souffrir… j'ai bien peur qu'il ne survive pas à ton traitement, Maria…
On m'avait brisé les os, un par un. Je voulais pousser un hurlement qui les tuerait tous… les tuer… ceux qui me faisaient ça… qui me faisaient subir cette torture… les tuer… tous… tous… même les innocents ? il n'y a aucun innocent…
-Regardez, il se calme. Il était temps, ça fait quand même trois jours…
Silence.
J'ouvris les yeux. La lumière de la lune m'éblouit, je les fermai aussitôt. Je poussai un petit gémissement et me pétrifiai : cette voix ! ce n'était pas la mienne, et pourtant, elle avait poussé mon gémissement ! Et pourquoi avait-elle gémi, d'ailleurs ? Pourquoi avais-je voulu gémir, moi ? Après une telle séance de torture, évidemment, je m'attendais à ce que mon corps en subisse les conséquences. Je m'attendais à ressentir les effets, à ressentir ce qu'on ressent quand on est passé sous un rouleau compresseur, puis plongé dans un bain d'acide et démembré entièrement. Or, je ne sentais rien. En fait, je me sentais plutôt bien. Je n'avais pas froid, ni faim, et mon corps semblait complètement reposé. Je tentai d'ouvrir les yeux à nouveau, et je vis le plafond d'étoiles… Des étoiles comme je ne les avais jamais vues… je n'avais jamais dû vraiment les regarder, car là, je distinguais tout… chaque étoile m'apparaissait aussi clairement que si elle avait été à quelques mètres de moi, et la lune… le croissant, j'aurais pu le toucher, en tendant le bras… Je levai donc le bras, avant de le replier aussitôt en poussant un cri de frayeur. Ce n'était pas mon bras ! Celui-ci était d'un blanc de nacre et avait des courbes magnifiques…
-Jasper !
Je tournai la tête. Maria était là, plus éblouissante que jamais. Ses grands yeux rouges, brûlants, me fixaient avec intensité. Un sourire se peignit sur son visage aux traits parfaits, révélant une adorable fossette sur la joue gauche.
-Jasper, te voici des nôtres, à présent.
-Qu'est-ce…
Je m'interrompis. Il fallait que je m'habitue à ce que cette voix parle à ma place.
-Qu'est-ce qui s'est passé ? demandai-je.
-Eh bien, répondit-elle d'une voix posée, je t'ai transformé en l'un des nôtres. En vampire.
Le silence régna pendant une fraction de seconde, me laissant percevoir les stridulations des criquets, le bruit du vent qui s'engouffrait entre les brins d'herbe, et même les échos de la bataille, à Galveston ; puis le silence éclata en mille morceaux, brisé par un rire cristallin, magnifique, semblable au chant de la neige qui meurt sur la montagne. Quelqu'un riait, oui, car Maria était assez drôle, finalement. Je mis quelques secondes avant de me rendre compte que ce rire était le mien. Je l'arrêtai aussitôt.
-Allons, sérieusement ? Ai-je été capturé par le camp ennemi ? Vous étiez des espionnes, n'est-ce pas ? Vous m'avez séduit et traîné dans le camp adverse…
Nettie et la troisième sœur apparurent aux côtés de Maria, aussi brusquement que si elles avaient toujours été là.
-Que se passe-t-il ? demanda Nettie d'une voix où je perçus des accents d'inquiétude.
-Il n'a pas la réaction habituelle, ajouta la troisième sœur, qui semblait encore plus inquiète. Il… il me fait peur. Je ne crois pas que nous aurons le maîtriser comme les autres… Nous devrions peut-être le tuer avant qu'il ne devienne dangereux… ce n'est pas normal…
-Allons, Lucy, dit Maria, allons, ne nous emballons pas. Je crois qu'il réagit ainsi à cause de son… don.
-Oh !
Les trois sœurs me regardèrent avec curiosité, penchées vers moi. Je me rendis alors compte que j'étais toujours allongé. Je voulus me redresser, mais avant même que j'eusse décidé de m'appuyer sur mes bras pour me relever, j'étais déjà debout.
-Comment…
-Un des avantages physiques que nous avons, les vampires, déclara Maria. Tu verras, il y en a beaucoup d'autres.
Je me rendis compte que les trois sœurs avaient reculé de quelques pas quand je m'étais relevé. Comme si elles avaient peur… En fait, oui, elles avaient peur, je le savais. Je le sentais. Distinctement. Aussi clairement que si j'avais été à leur place. Lucy était la plus terrifiée des trois, elle laissait la peur l'envahir complètement, et je compris que si son corps le lui avait permis, elle se serait mise à trembler violemment. Nettie était également effrayée, mais sa peur était d'une autre nature : ce n'était pas la peur panique de sa sœur, c'était plutôt une peur de l'inconnu qui se mêlait à la curiosité. Maria, elle, ne laissait pas la peur prendre le dessus sur sa volonté : elle était déterminée. A faire quoi, je ne pouvais je savoir. Je ne lisais pas dans les pensées, juste dans les émotions, pensais-je, avant de secouer la tête devant une idée aussi saugrenue.
-Jasper.
Je ne répondis pas. Le flot d'informations qui arrivaient à mon cerveau était bien trop rapide, je ne pouvais tout ingurgiter.
-Jasper, tu n'es plus humain. Tu es un vampire.
Un vampire.
Un mythe ! Cela ne pouvait être vrai. Il devait nécessairement s'agir d'une blague.
-Tu es incomparablement rapide et fort. Tu n'as pas besoin de respirer. Tes sens sont beaucoup plus développés, tu vois tout, tu sens tout, tu entends tout. Tu es beau, le plus beau des prédateurs.
Le plafond d'étoiles. Le regarder, il m'apaisait. Ce spectacle était magnifique. Ne pas penser aux paroles de Maria. Oublier ce qui venait de se passer.
-Maria, que se passe-t-il ? chuchota la voix inquiète de Lucy.
Elle avait beau se trouver à des mètres de moi, j'avais perçu son chuchotement aussi bien que si elle avait parlé à voix haute dans le creux de mon oreille.
-Pourquoi ne réagit-il pas comme les autres ? S'il reste aussi… civilisé… on n'en tirera rien. Ne vaut-il mieux pas…
-Je le dresserai, répliqua Maria d'un ton sans réplique. Il nous sera plus précieux que tous les autres, je le sens.
Mes yeux étaient toujours fixés sur le plafond d'étoiles. J'avais l'intention de les compter, une par une, afin d'occulter les paroles des trois sœurs – afin d'occulter, surtout, la peur panique de Lucy qui commençait à me contaminer, le désir que je sentais émaner de Nettie aussi clairement que si elle avait hurlé qu'elle me voulait, et surtout l'émotion particulière de Maria, qui ressentait un mélange d'exultation et d'espoir intense : un sentiment qui me concernait. Elle attendait beaucoup de moi, et je n'étais pas sûr de savoir ce que c'était.
-Hum.
A mon raclement de gorge, les trois sœurs se tournèrent vers moi.
-Eh bien, dis-je, si vous voulez bien m'excuser, mesdemoiselles, je vais devoir vous quitter. Je dois me rendre à Galveston pour servir mon pays.
J'esquissai un mouvement pour faire demi-tour, mais je fus stoppé immédiatement. Et ce n'était pas par l'étreinte de Nettie et Lucy qui s'étaient jetées sur moi pour m'empêcher de partir, mais par le rire de Maria, son adorable petit rire d'oiseau, et par son émotion : une joie intense. Elle s'amusait beaucoup, et sa confiance en soi me cloua sur place.
-Allons, allons, mon petit Jasper. Tu n'y penses même pas. Ces bêtises humaines ne te concernent plus, désormais. Maintenant, tu es avec nous. Tu es à nous, ajouta-t-elle après un petit silence, et sa voix s'était très légèrement modifiée, pour laisser place à une menace à peine perceptible.
Complètement désorienté, je la fixais. Elle planta ses grands yeux dans les miens, me sourit de nouveau, et je me sentis fondre par tant de beauté. Je lui rendis timidement son sourire, et sa réaction, un ravissement d'une intensité indicible, me frappa de plein fouet. Elle était heureuse que je lui sourisse.
-Alors… alors… vous êtes sérieuses ? Je suis vraiment un… vampire ? demandai-je en baissant la voix sur le dernier mot, comme si j'avais honte de le prononcer.
-Oui, répondit gravement Maria.
-Pourtant… pourtant, je ne me sens pas différent… je veux dire, les changements physiques mis à part, je…
Je cherchai mes mots, désorienté.
-Je ne crois pas avoir été changé. Au fond de moi. Je suis toujours Jasper. Avec plus de forces et des sens plus développés…
-Je comprends, dit Maria. Cela est étrange…
Les paroles de Lucy, que j'avais entendues sans les écouter, me revinrent en mémoire.
-Qu'est-ce qui n'est pas normal ? Comment étais-je supposé réagir ?
-Eh bien…
Maria hésitait.
-Eh bien, disons que quand nous transformons les humains… quand ils se réveillent… changés… ils sont presque comme des animaux. Ils se jettent sur le premier venu, ils ont soif de se battre, ils ont soif de sang, on ne peut les contrôler qu'avec difficulté. Toi, justement, tu sembles très… humain.
-Je ne vois pas en quoi c'est un mal, répliquai-je.
Les trois sœurs échangèrent un regard. Dommage que je ne puisse lire dans leurs pensées…
-Non bien sûr, répondit aussitôt Maria. Au moins, nous ne serons pas obligées de nous battre contre toi pour t'empêcher de nous tuer.
Elle me sourit de nouveau, le cœur empli de tendresse – c'était l'émotion qui se rapprochait le plus de son étrange état d'esprit, que je ne savais définir – et de nouveau, je me sentis fondre.
-Il faudrait peut-être qu'il se nourrisse, murmura Nettie à Maria. Nous verrons bien comment il réagira…
-Oui, répondit sa sœur dans un murmure, sans détacher son regard de mes yeux. Oui, nourrissons-le.
Nettie s'approcha alors de moi en un bond, me saisit la main et voulut me tirer, me détachant ainsi du regard de Maria. Ma réaction fut immédiate : un grognement sourd sortit de ma gorge alors que je me jetais sur Nettie ; je la projetai à terre et sautai sur elle, prêt à lui arracher la tête, mais Maria nous rejoignis et posa une main apaisante sur mon épaule. Je me calmai aussitôt. Allongé sous moi, Nettie poussais des petits gémissements apeurés, mais je n'avais pas besoin de l'entendre pour savoir qu'elle était prise d'une frayeur incontrôlable. Maria pressa mon épaule et je me relevai aussitôt. La scène n'avait duré que quelques secondes. Nettie se releva, se plaça derrière sa sœur, le visage fermé, la terreur encore peinte sur son visage d'ange.
-Allons, Nettie, il fallait bien s'y attendre. Malgré son air civilisé, il reste un nouveau-né…
Les paroles de Maria n'étaient qu'un brouillard incompréhensible car je me concentrais uniquement sur son émotion de l'instant : elle exultait, comme si elle venait de trouver la solution à un problème épineux. Malgré mon brusque accès de violence envers Nettie, je me sentais totalement apaisé : si Maria contrôlait la situation, alors tout allait bien. Tant que Maria était avec moi, tout irait bien. Forcément.
