Alec marchait et marchait et marchait.

Cette nuit-là, il n'avait nulle part où aller. Il le savait lorsqu'il était parti, qu'il faisait froid et qu'il n'avait pas beaucoup d'argent. Qu'on le retrouverait sans doute trépassé sous un pont, assassiné, détroussé, voire nu comme un ver.

Il avait toutefois décidé de tenter sa chance rien qu'une. Unique. Ultime. Dernière. Fois.

Ses cheveux, qu'il coupait lui-même -très mal-, étaient protégés par un béret noir, un béret de fille, qui ne lui appartenait pas. Mais sa propriétaire légitime ne lui en voudrait sans doute pas d'avoir emprunté une relique qu'elle ne portait jamais et, de toute façon, un béret de fille, ça ne veut pas dire grand-chose.

Bien que résistant, Alec avait toujours été un peu frileux et jamais il n'avait autant déploré l'état de ses habits. Son manteau, noir, miteux, ne se fermait plus depuis belle lurette et son T-shirt d'un marron fané avait connu des jours meilleurs. Son accoutrement devait lui donner l'air d'un sans abri et il en était un, à la différence que c'était de sa volonté propre.

Mais il marchait. Ses bottines -qui dans leurs jeunes années avaient dû sembler vintage mais qui étaient à présent juste en piteux état-, que sa petite sœur lui avait dégoté il une éternité plus tôt chez un marchand de fripes, auraient donné des haut-le-cœur à n'importe quel styliste. Elles n'étaient même pas identiques : la droite possédait des lanières informes et et un trou mystérieux dont la gauche avait été épargnée. Il les adorait. Et il n'avait jamais adoré aucun vêtement.

Les rues n'étaient pas vides, non. Elles étaient même pleines de vie. On ne peut pas attendre autre chose de New York, l'une des plus grandes et plus célèbres villes du monde. Intérieurement, Alec pria très fort pour pouvoir quitter ce lieu le plus tôt possible. A jamais.

Ce ne fut qu'au bout de presque une heure de marche -car notre protagoniste ne désirait en aucune façon dilapider sa précieuse monnaie en transports- qu'il passa le seuil d'un restaurant qui n'avait rien des palaces huppés que ses parents aimaient fréquenter et dans lesquels lui-même n'avait pas mis les pieds depuis qu'il était en âge d'en décider ainsi.

L'endroit était accueillant -du moins, selon ses critères. Alec, adolescent timide, n'était pas à l'aise à moins de se trouver là où il était sûr de ne pas être vu. C'est pourquoi il ignora les tabourets devant le bar ainsi que les tables soigneusement dressées au centre de la salle pour se diriger vers un coin dans lequel sa solitude l'attendait, accompagnée d'un menu posé sur une nappe encore sale.

Il prêta à peine attention au serveur, venu débarrasser les ordures que les clients précédents avaient laissé et ce n'était pas faute d'en avoir envie, car ce dernier était, en effet, un beau garçon blond dont les iris dépareillées flottaient négligemment sur son entourage, comme ennuyées. Son insigne indiquait qu'il répondait au doux nom de Mark.

Mais Alec n'était pas là pour séduire aurait-il voulu essayer, il n'aurait guère su s'y prendre. Jace, en revanche, était doué. Il avait l'art et la manière de baratiner son monde, glissant aux filles de leur lycée des mots tendres, flatteurs, mais vides. C'est qu'il était beau, Jace, terriblement beau et terriblement conscient de sa propre beauté. Jamais Alec ne s'était lassé d'observer les reflets du soleil miroitant sur sa crinière couleur de blé comme sur un océan splendide mais indomptable, son regard aussi fascinant et insondable que les abîmes profondes. Et ce sourire ravageur qui avait brisé bien des cœurs... Dont le sien.

Oui, pas de doute, Jace allait vraiment lui manquer. Et pas seulement pour ses jolis yeux tout deux avaient grandi comme des frères, été élevés de la même manière et passé toute leur enfance ensemble. Si Alec avait un allié, c'était lui. C'était une promesse tacite entre eux, une certitude, un serment : je suis là pour toi et tu es là pour moi.

Il aimait Isabelle, sa virevoltante et fougueuse cadette, mais ce n'était pas la même chose.

Sans elle, il était seul.

Sans Jace, il était perdu.

Embourbé dans une froide brume de souvenirs, il commanda d'un air absent le plat le moins cher du menu et patienta tranquillement le temps qu'on lui apporte sa soupe.

Alec avait pris un cahier avec lui : un seul. Il n'avait pas la force de se trimbaler une bibliothèque, alors il avait bien dû choisir.

Et ça n'avait pas été bien difficile ses étagères contenaient une infinité de romans qu'il adorait, mais son choix lui avait alors paru douloureusement évident.

Qu'est-ce que tu veux garder près du cœur quand tu seras très, très loin de chez toi ?

Le béret d'Isabelle, celui dont elle ne remarquerait même pas l'absence. Un mot ancré dans sa chair, noir sur blanc dans une sublime calligraphie, identique à celui de Jace, son ami, son frère. Et enfin, cet épais journal qui contenait les pensées les plus intimes de son ami le plus intime, Max, qui ne saurait jamais pourquoi son grand frère avait décidé qu'il serait mieux sans eux. Adossé à sa chaise, ses longues jambes étendues sous sa petite table, Alec contemplait tout ce qu'il avait laissé derrière lui avec soin, affection, son cœur perdu là où lui ne pourrait jamais revenir. Et lui seul savait pourquoi.

Un jour, Jace lui avait dit qu'entre frères, il y'avait des choses qui devaient être dites. La même année, Alec lui avait avoué être homosexuel.

Il ferma les yeux à ce souvenir. Tout s'était très bien passé ce jour-là mais, entre frères, il y'avait aussi des choses qui devaient demeurer dans le secret du cœur. Ainsi il se trouvait là, deux ans plus tard, à fuir un endroit qu'il avait appris à aimer au fil des rires et des larmes, des blessures qu'il croyait fermées alors qu'elles commençaient tout juste à saigner. Car il fuyait encore, comme il avait tenté de le faire auparavant, pour une raison qu'il croyait bonne sans tout à fait savoir de quoi il s'agissait.

Lorsqu'il les descella, ce fut pour déverrouiller son téléphone, qui lui indiquait la réception d'un message.

T'es où ?

Bien que ce contact ne soit pas enregistré sur son portable, Alec n'avait doute quant à l'identité de l'expéditeur. Rix445.

Un pseudo, bien sûr celui d'un type de vingt-deux ans. Et pour lui, Alec était juste Blizarre, un adolescent qui avait besoin de lui. Et c'était tout ce qu'il avait besoin de savoir.

Alors il répondit :

A l'endroit prévu, au fond, à droite.

Et tandis que le beau serveur de quelques instants plus tôt apparaissait de nouveau et déposait couteau et fourchette de part et d'autre de son client, celui-ci aurait bien aimé lui dire qu'en l'occurrence c'était surtout d'une cuillère dont il avait besoin. Toutefois Mark semblait tellement sûr de lui -ses gestes vifs et gracieux, son regard intelligent mais un peu lointain ne trahissant guère le moindre doute, l'air d'Isabelle les jours ou elle se sentait gastronomiquement inspirée- qu'Alec n'osa pas vraiment émettre le moindre commentaire. Certaines personnes sont susceptibles et d'autres -comme Alec ici présent- préféraient se terrer au fond de leur chaise plutôt que de risquer d'abîmer leur égo, se disant pour se sentir moins bêtes que, de toute façon, boire sa soupe directement, c'était très bon aussi.

Vu de l'extérieur, il devait avoir l'air maussade. Avec ses vêtements tout rapiécés et sa mèche qui lui couvrait le front. « C'est dommage, disait Aline. Un si beau garçon. » Et puis Jace répondait: « je ne puis concevoir de beauté sans un minimum de mélancolie », citant sans doute un poète célèbre et dont personne ne se souciait. Sauf Alec, parce qu'il se souciait de tout ce qui, aux yeux de Jace, aurait jamais pu revêtir de l'importance. Certes pathétique, mais contrôlable ? Certainement pas.

Au moins, se consola-t-il, c'est fini. Je ne l'aime plus. Parce que je l'ai tellement aimé.

Avez-vous déjà lu Roméo et Juliette ? Et connaissez-vous cette célèbre citation qui affirme que plus la passion est violente, plus vite et plus facilement elle se consume ?

Alec n'avait jamais lu Roméo et Juliette, mais Max, si et tandis qu'il malmenait rudement ses pauvres méninges à essayer de se remémorer les mots exacts, le ton que son frère avait employé lorsqu'il la lui avait récitée, tandis qu'il tentait de graver dans son esprit le son de sa voix et que celle-ci, par une perverse cruauté du sort, lui échappait comme du sable entre les doigts, pendant ce laps de temps, un jeune homme plus court que notre protagoniste, plus large, plus blond et tout aussi perdu s'approcha de sa table et s'assit sur la chaise qui lui faisait face.

« -Blizzard ? Fit-il de sa voix étrange.

Sa voix contenait une espèce de gentillesse, sa bouche riait et ses yeux verts l'étaient davantage que toute la jalousie du monde. Où qu'il ait vécu, Rix445 avait été heureux. Aimé, sans doute. Et puis un jour, ça n'allait plus l'aiguille tournait dans le mauvais sens, ses sens s' aiguillaient vers d'autres horizons, ou peu importe les mots que vous désirez employer. Les mots ne sont que des mots et les gens deviennent transparents quand la mort survient, se rappela Alec, la réponse est en soi.

Encore une de ces citations de Max. Alec devenait un vrai dictionnaire littéraire à les apprendre toutes par cœur.

-C'est moi, répondit-il à Rix445.

Les traits du garçon se détendirent, fleurirent et s'épanouirent en un grand sourire l'espace d'un instant, ses iris semblèrent hors du temps, hors de l'espace, figées dans une expression de joie intense. Et cette fois-ci, ce fut la voix de sa mère que Alec entendit elle lui chantait une berceuse : Green will mend our broken hearts...

Ca suffit, s'admonesta-t-il. Plus de souvenirs.

-Wow, fit Rix445. Je ne t'imaginais pas comme ça. Je veux dire, je pensais que tu étais plus... petit.

Typique. Beaucoup de gens pensent que quand on est une crevette à l'intérieur, ça se répercute sur l'apparence physique.

-... Ben non, répondit Alec. C'est moi.

Vous l'aurez deviné, les réponses brillantes et hautes en couleur n'avaient jamais été sa tasse de thé.

-Donc, reprit son interlocuteur après un silence vide, je pense qu'on devrait éclaircir certains points.

-Tu n'es pas un criminel en cavale, j'espère ? S'empressa de demander le brun, soudain pris d'un doute.

Rix445 sourit.

-Nan. Pas encore.

-Alors ça va. Dis ce que tu veux, ça ne me fera pas changer d'avis.

-Très bien, répondit l'autre et il y'avait un on ne sait quoi, dans son ton et dans chacun de ses gestes, qui fit qu'Alec eut confiance en lui mais c'était plus probablement parce qu'ils avaient un marché et que chacun dépendait de l'autre.

Alors il commença une histoire qui serait à la fois très longue et très courte.

Voyez, quand on raconte une histoire, bien qu'on cite les faits les plus importants, il arrive souvent qu'on omette ce qui nous tient vraiment à cœur car ce ne sont pas les faits qui nous amènent là où nous sommes, mais ce qui se passe dans les méandres de nos esprits confus et désarmés. Ce qui se passe en profondeur, ce qu'on ne voit pas, ce que personne d'autre que nous ne verra jamais et que personne ne comprendra jamais vraiment.

-En fait, reprit le blond, dont les cheveux étaient illuminés par le halo chaleureux d'une lanterne accrochée au mur, un halo d'un jaune furieux, je suis comme qui dirait schizophrène.

Et c'est ainsi que l'histoire commença.

Alec se sentit perdre contact avec la réalité tandis que, lentement, centimètre par centimètre, il s'immergeait dans l'âme d'un autre.

C'était un sentiment qu'il n'avait connu qu'une fois un sentiment si pourvu d'humanité et de confiance réciproque que son cœur ne put que s'emplir de tendresse à la vue du jeune homme aux traits à la fois juvéniles et marqués par une fatigue précoce.

Ce garçon qui n'était pas tout à fait un homme, mais assez grand tout de même pour prendre une décision que d'autres regretteraient à sa place.

Alec non plus n'était pas un homme, ou alors il n'aurait pas fui.

«Peut-être que grandir, c'est décevoir les gens qui nous aiment. »

Grandir, c'était s'accepter, s'assumer, même, se connaître et se découvrir un peu plus chaque jour. Et parfois, ce que l'on découvre est trop sombre pour nos proches, trop différent de la personne qu'ils croyaient connaître et avaient appris à aimer.

Aucun des deux garçons n'étaient prêts pour ce que cela pouvait signifier.

La perte.

Le triomphe aussi, peut-être, en un sens.

Mais c'est plus facile de fuir, et ce n'est pas toujours la mauvaise décision.

Parfois, il faut s'éloigner de ce qui nous fait du mal.

Du moins, c'était ainsi qu'Alec raisonnait.

Ainsi, il apprit que son interlocuteur s'appelait Jonathan Christopher-il faillit éclater de rire à l'ironie de la chose- Morgenstern.

«- Mon autre moi, racontait-il, prend parfois le dessus. Et je ressens des choses... que je ne devrais pas ressentir. Par pour ma petite sœur.

Il avait soudain baissé les yeux, comme s'il n'était pas sûr d'être encore digne de croiser le regard de quelqu'un.

Alec, à ce moment précis, se vit tant en lui, qu'il ne put se retenir davantage.

Il sourit, d'un sourire cassé, pas dramatique mais ce simple geste lui demanda tant efforts qu'il se demanda s'il était vraiment fait pour ça. Et il lâcha simplement, d'un ton blanc, non, transparent, le ton de la vérité :

« -J'ai été amoureux de mon frère.

Deux billes vertes se relevèrent brutalement vers lui ce fut une agressive explosion d'émotions -incrédulité, pitié, soulagement- puis, d'un coup, comme ça, la transparence du moment fut rompue, emplie par un éclat de rire qu'Alec ne tarda pas à imiter.

Il lui sembla qu'il venait seulement de comprendre l'expression « briser la glace ».

C'était un rire bizarre, triste et justement si honnête, si authentique. Il existait entre cet instant et le précédent la même différence qu'il y'a entre regarder une personne à travers une vitre et l'avoir à portée de main, de cœur.

Il se remémora une conversation avec son petit frère, qui était tombé amoureux pour la première fois un an plus tôt.

« -Tu ne comprends pas, Alec... T'as jamais ressenti ça.

Ce dernier avait haussé les sourcils à l'entente de cette phrase qu'il considérait comme hautement erronnée. Il avait déjà ressenti de l'amour -et avait longtemps prié pour que cela s'arrête.

-Ah oui ? Tu crois ?

Max avait lâché un petit rire.

-J'en suis sûr. Peut-être que tu crois être amoureux, mais je l'aurais remarqué. L'amour, ça change les gens. Mia m'a changé, moi, avait-il ajouté avec un regard transi.

Oui, avait songé Alec, Max avait bien changé. Il semblait plus heureux.

Plus tard, lorsque Max lui avait passé son journal intime, il avait lu :

« Il y'a toujours un truc chez les gens, une part d'eux que personne ne peut atteindre.

Comme une barrière de glace qui nous empêche, même à nous, de savoir ce qu'il y'a derrière, de ressentir ce qui se cache derrière.

Mia a abattu la barrière.

Elle a brisé la glace.
Et, je ne sais pas, je me sens différent. Plus... vrai. Plus moi.

Elle m'a rendu entier. »

Max était si jeune, et il semblait comprendre tant de choses qui laissaient Alec dans l'ombre de son ignorance.

Max, réalisait-il, était davantage un homme que lui.

Peut-être Alec était-il à présent un peu amoureux de Jonathan.

Peut-être tombe-t-on amoureux des milliers de fois durant notre vie, sans forcément nous en apercevoir.

-Bon ben, reprit le blond entre deux gloussements peu charismatiques qui le rendirent encore plus cher à l'âme de Alec, on dirait qu'on s'est bien trouvés.

Se trouver.

Curieux choix de mots.

Se heurter, se bousculer, s'écraser l'un à l'autre eurent été plus appropriés.

Et Jonathan eut un petit sourire -il semblait en posséder toute une panoplie- qui découvrit quelque peu ses belles dents blanches.

-Alors, ajouta-t-il, et son ton à présent, mesdames et messieurs, était sérieux.

Voilà.

Maintenant, on ne plaisante plus.

( « On plaisante toujours », disait Max, et ses yeux brillaient. )

-Tu prendra soins d'eux, hein ?

L'expression solennelle de Alec répondit à sa place.

-Evidemment. Je t'enverrai un e-mail par semaine, comme convenu.

Le si tu fais de même était tacite.

-Cool. Ecoute, Alec. Je t'aime bien, on est là que depuis deux minutes et on ne se parle que par message mais je te fais confiance.

Alec se surpris pendant un instant de pure folie à se demander s'il pourrait jamais lui plaire.

Stupide, vraiment, comme on peut encore désirer quelque chose d'aussi trivial lorsque les enjeux sont si importants, la situation si singulière.

Jonathan n'était pas plus attiré par lui que Jace.

Et c'était sans doute très bien comme ça.

Ils n'étaient que deux personnes qui se connaissaient d'une manière tordue, malsaine, qui avaient partagé leurs pires secrets sans savoir des choses simples comme leurs couleurs préférées respectives.

On a tendance a penser que les secrets d'une personne, c'est le plus important chez elle.

Ça ne l'est pas.

Et pourtant leur relation était belle et bien là, invisible mais immuable, obscure et lumineuse, car chacun connaissait la part la plus sombre de l'être qui se tenait devant lui. C'était un refuge, cette certitude qu'une personne nous acceptait pour des choses que l'on n'acceptait pas soi-même.

Pire pour des choses qu'elle n'accepterait pas chez elle-même.

Ils se quittèrent, près d'une heure plus tard, sur une note un peu discordante. On aurait cru qu'ils étaient deux condamnés à mort échappés de prison pour retomber dans un nouvel Enfer.