Quand Gabrielle était petite, elle se regardait fréquemment dans le miroir en se disant qu'un jour, elle serait aussi belle que sa mère.
Elle mettait sa plus belle robe, et se faufilait dans la salle de bains pour lui subtiliser son rouge à lèvres favori. Gabrielle avait apprit, à force de la regarder, comment bien l'étaler. Alors elle le faisait souvent, devant le miroir, puis, elle se rendait devant la psyché et paradait ainsi. Mais la désillusion arrivait souvent au bout d'une heure, moment où Gabrielle s'arrêtait de tournoyer devant la glace. Elle s'approchait de son reflet et fronçait les sourcils. Elle ne serait jamais à la hauteur, pensait-elle.
Sa mère était une grande femme blonde et pulpeuse, avec de beaux yeux verts et des taches de rousseur s'étalant gaiement sur son nez fin. L'ovale parfait de son visage la rendait d'autant plus agréable à regarder que son corps avait des formes tout à fait harmonieuses. Gabrielle, sa fille, était ce qu'on pouvait appeler le vilain petit canard, à côté d'elle. De grands yeux bleus trop clairs, des cheveux noirs toujours mal coiffés, et un teint pâle faisaient d'elle une sorte de garçon manqué un peu timide. Bien sûr, Gabrielle était intelligente. Trop, peut-être.
Un après-midi, alors qu'elle avait neuf ans et qu'elle construisait tranquillement une tour avec des planchettes de bois, elle entendit du bruit. Sa mère ne rentrait pas si tôt, d'habitude. Peu intriguée, Gabrielle jeta un regard vers le parc à jouets de son petit frère et se leva. Elle se rendit dans la cuisine pour y prendre un verre de lait. Alors qu'elle refermait la porte du réfrigérateur avec sa brique de lait à la main, ce qu'elle vit la laissa sans voix.
Il y avait sa mère, à moitié assise sur le comptoir, avec un homme au dessus d'elle, le pantalon à mi-chemin entre ses fesses et ses genoux. Un homme qui n'était pas son père.
Gabrielle avait alors lâché ce qu'elle tenait dans ses mains. Le verre avait explosé au sol en un million de petits débris, le carton avait répandu son contenu sur le carrelage rouge.
Quelque chose s'était abattu sur sa joue, et lorsqu'elle était revenue à elle, c'était le visage furieux de sa mère qui lui hurlait tout un chapelet de mots qu'elle n'écouta même pas. Tout ce qu'elle avait comprit, c'était qu'elle devait se taire et ne répéter cela à personne. Quand elle s'en était retournée dans sa chambre, elle s'était assise calmement sur le tapis, encore un peu sonnée.
Elle savait ce que cela signifiait. Gabrielle savait ce qu'était « faire l'amour ». Elle savait que c'était ainsi que les bébés naissaient. Ce qui la surprenait le plus, c'était que sa mère veuille faire un bébé avec un autre homme que son père. Ne l'aimait-elle plus ?
Gabrielle avait pleuré, devant la psyché, en contemplant son visage défait et cette grande marque rouge sur sa joue. Et c'est à ce moment là qu'elle avait cessé d'idolâtrer sa mère.
Le rêve changea, brusquement, comme d'habitude. Tout devint rouge. Elle reconnût les câbles qui la transperçaient de part et d'autre, les sons qui lui paraissaient étouffés, le bruit de la machine derrière elle. Son cœur fit une embardée.
Elle ouvrit un œil.
