Hige)
J'ai entendu deux coups provenant de l'intérieur de mon garde-robe. C'était la façon que May avait de m'ordonner d'aller chercher à manger. Ça faisait environ un an qu'elle s'était enfermée dans mon placard et, à vrai dire, j'étais un peu tannée de devoir m'occuper d'elle, mais ce n'était pas le pire… Depuis que ma sœur avait renoncé au monde extérieur, toutes les ambitions que mes parents avaient pour elle avaient été reportées sur moi. J'avais l'impression qu'ils me demandaient de remplir ses souliers. Je ne suis pas elle, il faudra qu'un jour on le comprenne! J'ai mes propres rêves et ceux-ci ne nécessitent pas d'avoir de bonnes notes à l'école. Je veux voyager et voir le monde, mais il n'y a aucun moyen de convaincre mes parents de m'aider dans mon projet. Ils disent que je suis trop jeune, mais moi, j'ai l'impression que si j'attends trop, je vais passer toute ma vie dans cette petite ville minable. J'ai décidé que j'allais partir en voyage par mes propres moyens pour une durée indéterminée. Je crois que certains appellent cela une fugue, mais est-ce que la définition de ce mot tient encore lorsqu'on avertit tout le monde de son intention?
Il n'y a qu'une chose que je vais regretter de ma vieille vie, mon amie Jessie. Mais, bon ce n'est pas comme si je partais pour toujours… Je sais bien que je ne peux pas lui demander de venir avec moi, ça serait égoïste. En plus, un voyage de croissance personnelle ne peut se faire à deux.
(Jessie)
Je m'appelle Jessie Green. Ne m'appelez jamais Jessica, il y a seulement ma mère qui persiste à le faire; elle sait comment me tomber sur les nerfs. Ma vie est un enfer, c'est comme si ma vie était planifiée d'avance pour moi : ma mère veut que je la succède à la gestion de son magasin de perruques, mais je ne suis pas très habile dans mes relations avec les gens et je ne suis pas très bonne en mathématiques, alors je me vois mal étudier en gestion d'entreprise. J'aimerais bien me trouver un travail qui ne m'obligerait pas d'être avec ma mère vingt-quatre heures sur vingt-quatre; j'ai déjà assez de difficultés à la supporter comme ça. Mais bon, si je veux trouver un bon travail, il faudrait bien que je m'arrange pour passer mes math cette année. J'ai demandé à Hige de m'aider à étudier. Elle a accepté puisqu'elle ne travaillait pas aujourd'hui. Elle m'a proposé qu'on aille chez elle pour que sa sœur puisse nous aider. Nous sommes passées chez moi pour chercher quelques affaires, quand soudain ma mère a crié :
- Jessica, mon sucre d'orge, c'est toi?
- Ah non, c'est ma mère, vite sauvons-nous, chuchotai-je à mon amie.
- Jeesiicaa! Oh, tu es là. Je vois que tu as amené une amie ou bien… Est-ce que c'est ta petite amie?
- Ce n'est pas ce que tu crois! Pourquoi tu agis toujours comme ça? Arrête de vouloir faire semblant être ma meilleure amie! Je suis ta fille et j'ai droit à ma vie privée!
- Tu ne me parles jamais de ce qui se passe dans tes journées! Quand tu arrives ici, c'est direct dans ta chambre! La plus part du temps, je m'aperçois seulement que tu es là quand tu joues avec ta guitare! Tu sais bien que j'ai besoin d'aide avec la boutique! J'essaie d'engager quelqu'un d'autre, mais en attendant tu pourrais m'aider un peu quand tu es là! Et puis, comment je pouvais savoir que ton amie ignorait ton orientation! J'essayais juste de faire une petite blague! Je ne pouvais pas m'imaginer qu'elle allait se sauver en l'apprenant.
- Quoi, elle s'est sauvée? Tu es contente, maintenant toute l'école va savoir que je suis lesbienne.
- Si elle est vraiment ton amie, elle ne fera pas ça…
Ma vie était déjà assez difficile comme ça, tout ce qui me manquait, c'est une bombe à retardement qui court partout dans la ville. J'espère juste pouvoir la retrouver et la désamorcer. Ah, fiou, elle est seulement assise dans mon escalier.
- Désolée de m'être sauvée…, s'excusa-t-elle. Tu semblais en guerre contre ta mère et je ne voulais pas devenir le dommage collatéral.
Je me suis assise à côté d'elle.
- Alors, tu es vraiment lesbienne…, continua-t-elle.
- Quoi, tu savais? Comment as-tu deviné?
- À part le fait que tu te fais appeler Jessie que tu t'habilles assez masculine et que tu sembles être férue des arcs-en-ciel?
- Hey, Jessie est un nom cool, il y a une mode « garçonne » et les arcs-en-ciel ont beaucoup de style. Il doit bien avoir autre chose qui t'a mis la puce à l'oreille.
- Eh bien, il y a cette façon que tu me regardes parfois… Ça me fait rougir et mon cœur fait : " Poupoum, poupoum, poupoum ", confessa-t-elle en exécutant les gestes appropriés.
- Hige, prononçais-je en avançant ma main vers ses cheveux.
Elle arrêta ma main et dit :
- Je te niaise, je suis strait, enfin, je crois… Tu sais, je pourrais prétendre être bi juste pour cette nuit!
- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
- J'étais sûre que tu allais sauter sur l'occasion…
- Je ne suis pas du genre à sauter sur tout ce qui bouge. Je ne veux pas dire que je ne te trouve pas cute, mais je sais que même si on le faisait, on ne resterait qu'amies. Pour toi, ce ne serait qu'une expérience, mais moi, je suis plus romantique que ça… Pas que je voudrais garder ma première fois pour la nuit de noces, mais je voudrais au moins le faire avec quelqu'une dont j'ai la certitude qu'elle m'aime en retour.
- Dommage… (Elle changea soudainement de sujet.) En passant, comment ta mère a-t-elle découvert ton orientation? De ce que j'ai compris, vous n'êtes pas les meilleures amies du monde…
- Tu l'as vu, alors tu as une petite idée de comment elle est. Elle est toujours sur mon cas. Tu sais ces tantes agaçantes qui te demandent à chaque fois qu'elles te voient si tu t'es trouvé un chum? Ma mère est exactement comme ça, sauf que c'est ma mère… Alors, après plusieurs fois, j'ai craqué et je lui ai dit que j'étais lesbienne. J'avoue que j'espérais un peu qu'elle arrêterait de projeter ses rêves avortés sur moi.
- Et, ça a marché?, m'a demandé Hige.
- En vrai, elle a été encore plus agaçante pendant un bout; elle était très inquiète pour mon avenir. Maintenant, elle est revenue à son état normal, du moins sa définition de normale. Mais, je suis contente de lui avoir dit. Depuis, j'ai moins honte de moi et puis j'ai maintenant une amie qui le sait et qui l'accepte! Bon, on peut aller étudier là?
(Hige)
C'était la première fois que Jessie venait chez moi. J'ai frappé à deux fois sur la porte de mon placard, pendant qu'elle faisait le tour des lieux. Deux coups sont provenus de l'intérieur du placard. J'ai regardé Jessie, elle était toute blanche.
- Ne t'inquiète pas, c'est humain, lui murmurais-je pour la rassurer. May, dis-je plus fort, j'ai besoin de ton aide pour étudier mes math.
La porte s'ouvrit tranquillement. Quand la fille à l'intérieur entrevit Jessie, elle voulut refermer la porte, mais mon pied était déjà dans le cadre.
- Tut, tut, tu sors de là, dis-je en la prenant par le bras pour l'amener vers la sortie. Dès qu'elle fut à l'extérieur, je barrai la porte pour qu'elle ne puisse pas retourner dans son antre.
- Tu m'as menti, se plaint ma sœur au bord des larmes.
- J'ai juste oublié de te dire que j'avais amené une amie avec moi.
- Mon nom est Jessie, se présenta-t-elle en serrant la main de ma sœur. Est-ce que c'est moi, ou on s'est déjà vues quelque part?
- Oh, réalisai-je, est-ce que j'ai oublié de mentionner qu'on est des jumelles?
(May)
C'est ainsi que Jessie se mit à venir étudier chez moi quand ma sœur est là, mais ce n'était pas assez pour elle. Je suppose que c'est pour ça qu'elle est là aujourd'hui alors que Hige travaille. Je ne lui ouvrirai pas la porte.
- S'il te plait, May, ouvre-moi la porte.
Je suis restée silencieuse.
- Allez, j'ai besoin d'étudier…
À nouveau, je n'ai pas répondu. Peut-être qu'elle va abandonner en pensant que je ne suis pas là.
- Je vais m'en aller…
Elle abandonne vraiment si facilement? Je savais bien que j'étais une cause perdue…
- Tu pleures?
Elle est encore là!
- Je ne sais pas pourquoi tu t'es enfermée dans cette penderie, mais je ne suis pas méchante; je ne te ferai pas de mal. Tu es en sécurité, ici, dans cette maison. Je suis amie avec ta sœur, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas l'être avec toi.
- Pas d'amis, plus jamais… J'ai été trahie par des gens qui se disaient mes amis, je ne peux plus faire confiance à des gens comme ça. L'amitié est si fragile, si facile à imiter… Si je dois faire confiance à quelqu'un, il faut qu'il y ait quelque chose de plus fort qui nous unisse. Hige est ma jumelle, alors je peux lui faire confiance, mais toi je ne te connais pas, tu n'es personne.
- Justement, pourquoi te ferais-je du mal? Je ne te connais même pas. Je n'ai aucune raison de t'en vouloir, je n'ai aucune raison de te détester. Si tu n'ouvres pas cette porte, je vais comprendre, mais je vais être atrocement déçue et même si je vais peut-être être en colère contre toi pour un moment, ce ne sera pas seulement de ta faute. Je suis capable d'étudier toute seule, pourtant je pensais que tu voudrais m'aider, que quelque part, tu voulais être utile à quelqu'un au lieu de rester ainsi à l'écart de la vie.
Être utile à quelqu'un…
- D'accord, je veux bien essayer.
(Hige)
Récemment, ma sœur May s'est mise à agir bizarrement. Depuis que Jessie est venue lorsque je travaillais, elle a commencé à poser plein de questions sur elle. Je suis contente qu'elle essaie de se faire une amie, mais si l'on considère l'orientation de Jessie, ça pourrait mener plus loin que juste de l'amitié et je n'aime pas cette idée. J'aime bien Jessie et tout, mais je ne voudrais pas qu'elle sorte avec ma sœur. Ce n'est pas que je ne suis pas assez ouverte, mais je serais vraiment inconfortable puisque May me ressemble beaucoup. Alors, pour m'assurer que rien n'arrive entre elles, j'ai dit à ma sœur que Jessie était ma blonde. J'ai réussi à éviter la faille la plus évidente de ce mensonge le plus évident en lui disant qu'on était discrète en public, pour des raisons évidentes, mais que lorsqu'on était seule toutes les deux, j'étais scotchée à elle (ce qui était assez vrai). Je lui ai dit qu'on avait commencé à sortir ensemble que récemment et qu'on essayait de garder ça secret parce qu'on avait peur de la réaction des gens. Je lui ai raconté comment je l'avais embrassée alors qu'elle était endormie et comment ça nous avait amenés d'amies à quelque chose de plus. J'ai eu beaucoup de plaisir à lui inventer un monde parallèle où Jessie et moi étions ensemble.
J'ai avoué à ma sœur que j'allais travailler tout l'été pour pouvoir fuguer juste avant le début de l'année scolaire. Elle n'a pas été très heureuse d'apprendre la nouvelle.
- Jessie pourrait prendre soin de toi à ma place, tu sais.
- Je ne peux pas lui demander de faire ça!
Est-ce moi ou May est subitement devenue raisonnable?
- Je ne t'en veux pas de me laisser seule, dit-elle. Je comprends que tu puisses être tannée de t'occuper de moi, mais je ne peux pas tolérer que tu abandonnes ta vie idéale comme ça! Tu as une petite amie géniale et pleine d'amis à l'école, j'en suis sûre; tu as un bon travail; tu es bonne à l'école, même si tu as parfois besoin de mon aide. Je ne comprends pas ce que tu peux vouloir de plus!
- L'aventure!
- Je suis tellement jalouse de toi! Ma vie a été détruite, brulée, brisée en petits morceaux que je dois maintenant recoller. C'est dur pour moi de te regarder jeter ta vie aux poubelles en essayant de pouvoir en trouver une meilleure. Un jour, tu vas regretter d'avoir fait ça!
- Mais, si je ne pars pas en voyage de ressourcement maintenant, je vais sûrement le regretter toute ma vie! Et puis, si tu es si jalouse de ma vie, t'as qu'à la prendre!
- C'est bon, j'ai compris, dis-je. Ça ne sert à rien d'argumenter, ta décision est prise. J'aimerais juste pouvoir être indépendante avant que tu partes, vas-tu m'aider?
- Non, il faut que je travaille, mais je connais quelqu'un qui t'en doit une.
(May)
Ma sœur Hige a réussi à convaincre Jessie de m'aider dans mon projet.
- Tu es sûre que tu es correcte avec ça?, me demanda Jessie. Je veux dire, je ne suis pas ton amie ou rien…
- C'est correct, répondis-je, c'est juste ta façon de me repayer pour le tutorat que je t'ai donné, non? Et puis, j'essaie d'être plus sociable.
- Alors, amies?
- Non, je ne suis pas encore prête.
- Alors, j'agis seulement comme ton garde du corps?, demanda-t-elle.
- Oui, ça serait bien. Tu peux considérer cela comme un travail, je peux même te payer pour.
- Ne t'inquiète pas, ta sœur va me payer.
Ah, c'est vrai, c'est la blonde d'Hige… Elle m'aide seulement parce que ma sœur lui a demandé. Je devrais être capable de lui faire confiance, après tout elle doit réellement recevoir quelque chose en échange… Elle essaie seulement de devenir mon amie parce qu'elle doit penser que c'est utile d'avoir des bonnes relations avec la famille de sa copine… J'aurais aimé pouvoir toujours compter sur ma sœur, même si je sais que ce n'est pas correct. Maintenant, elle s'en va, loin de moi. Je vais être toute seule. Je dois prendre cette occasion pour grandir. Pour la première fois, j'ai l'impression d'être restée dans mon placard trop longtemps.
- On y va?, me demanda Jessie.
- D'accord.
Elle me prit par la main et me guida vers l'extérieur. L'extérieur, enfin. Vais-je pouvoir y trouver ma vie de rêves?
À suivre…
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