Le vent siffle dans mes oreilles. Mon cœur bat au même rythme que ma course. Mon sang afflux dans chaque parcelle de mon corps et alimente mes muscles à mesure qu'ils se contractent et se décontractent. Sous ma vue, le terrain semble comme glisser sous mes pieds. C'est à peine si je sens mes crampons frôler la pelouse. Je jette un rapide coup d'œil à gauche, puis à droite, avant de porter à nouveau mon regard droit devant moi. Personne n'obstrue mon champ de vision. J'ai dépassé assez aisément la défense adverse et plus rien, si ce n'est une vingtaine de mètres, ne me sépare de mon objectif. Seul le gardien présente encore un obstacle. Presque imperceptiblement, je ralentis légèrement ma course en entrant dans la surface de réparation. Comme prévu, la gardienne s'avance vers moi pour s'emparer de l'objet tant convoité. Je réajuste alors en un dixième de seconde ma position et une fois mon adversaire assez près, mon pied s'élance instinctivement en arrière avant de frapper à pleine vitesse dans le ballon. Je suis du regard sa trajectoire mais une fois la gardienne passée, je sais déjà que la visée sera bonne, et effectivement, le ballon vient s'encastrer dans l'angle bas, à gauche des cages. A l'instant même où ce dernier touche le filet, les cris retentissent dans le stade de l'université. Comme si je sortais enfin la tête de l'eau, j'entends à nouveau le bruit autour de moi, les applaudissements des quelques supporters venus assister au match inter-faculté, les exclamations du commentateur au micro, puis je reconnais le rire de certaines de mes coéquipières. J'ai à peine le temps de me retourner que Rachel me saute dessus rapidement suivie par Lori, Kate, Emma puis tout le reste de l'équipe. Je chute en arrière sous l'enthousiasme débordant de mes coéquipières. A deux minutes du coup de sifflet final, on sait toutes que ce but nous assure la victoire ce soir face aux Pumas de Washington. Au bout de quelques secondes, les filles me laissent enfin respirer et regagnent à pas de course leur place sur le terrain. Malgré la joie commune, il reste encore à finir le match. Après m'avoir ébouriffé les cheveux, chose que je déteste au plus au point, Rachel se redresse, un sourire taquin au coin du visage et me tend la main.
« Bien joué Scott !
- Merci Andrews ! » répondis-je en saisissant sa main pour me redresser.
« Ne me remercie pas, c'est avec un immeeense plaisir que je t'ai amené courir, de force, tout l'hiver, malgré tes insultes et ton comportement exécrable et que, grâce à moi, ta meilleure amie de toujours, tu as su puiser en toi les ressources nécessaires pour aller marquer ce but aujourd'hui même »
Un de mes sourcils se lève alors que je me retiens de rire face à la remarque de Rachel.
« Décidemment, tu avais tout prévu, tu es vraiment une amie en or Andrews !
- Je sais, je sais. Je suis la meilleure ! » s'exclame-t-elle.
« C'est ça ! Retourne à ta place au lieu de raconter des bêtises » lui dis-je en tentant vainement de conserver le peu de sérieux qu'il me restait. Elle me tire la langue avant de s'éloigner en petites foulées.
« Très mature Andrews ! »
L'arbitre ne tarde pas à sifflet la fin du match. 1-0 pour nous, il a vraiment fallu que l'on se démène pour aller chercher ce but mais le résultat y est : juste ce qu'il faut pour passer la prochaine étape du championnat. Dans les vestiaires tout le monde est ectasique malgré la fatigue. Tout le monde chante, danse. Même David, notre coach, affiche un léger sourire qui pourrait ne s'apparenter qu'à une grimace incertaine pour quelqu'un qui ne le connaitrait pas encore, mais qui témoigne de sa part d'un débordement de joie. Rachel et Emma, comme d'habitude sont en folie, debout sur la table au centre du vestiaire et de l'attention. Mais ce soir elles ne sont pas les seules : toutes les filles et les gens du staff me félicitent pour ce but décisif. Voilà dix ans que les Regal Aces n'avait plus accédé à la finale de la Coupe inter-université et jamais notre équipe n'a remporté la victoire. C'est donc dans la joie et la bonne humeur que nous nous changeons, avant d'aller fêter ça pour notre dernière soirée ici, chez nous, à San Francisco.
Nous sortons du vestiaire peu de temps après. J'enfile mon pull au couleur de l'équipe. Bien que l'été approche à grand pas et que les jours se font de plus en plus beau, l'air se rafraîchit assez rapidement le soir.
« Sasha ! »
A l'entente de mon prénom je me retourne et dis aux filles que je les rejoindrai plus tard. J'ai bien reconnu la voix de David mais il est près de 21h30 et il fait déjà sombre, assez sombre pour qu'il faille que je me rapproche du coach pour distinguer les traits de l'homme à ses côtés. L'inconnu est plutôt bien habillé. Il porte un costard bleu marine, une cravate bordeaux. J'imagine qu'il doit avoir dans les âges de David, la quarantaine, peut-être plus. C'est difficile à dire, il n'y a que peu de luminosité et sa barbe, bien que bien taillée, cache une bonne partie de son visage.
« Sasha, je te présente le co-entraineur de l'Utah Royals FC.
- Matthew White. Belle prestation ce soir ! »
Après un bref moment d'absence, je saisis la main que l'homme me tend. Le co-entraineur de l'Utah Royals, l'une des meilleures équipes de l'USWL cette année, l'un des plus gros clubs de soccer féminin du pays et au vu de sa tenue, il n'est surement pas venu assister au match pour faire du tourisme. Ressaisis-toi Sasha !
« Je… euh… Sasha Scott »
Immédiatement, je me sermonne intérieurement pour avoir bégayé.
« Je tenais à vous féliciter en personne pour votre prestation ce soir »
Je jette un coup d'œil à David pour savoir s'il s'agit ici d'une mauvaise blague mais le coach ne fait jamais de blague. Il a beau être travailleur, pédagogue, organisé, certains lui trouveront même un certain charme physique mais l'humour ne fait vraiment pas partie de ses qualités.
« Euh… merci » répondis-je « La passe décisive était bonne. Il n'y avait plus personne devant moi, je n'ai eu plus qu'à cadrer, Monsieur.
- Oh, si, si. Vous ne les avez peut-être pas remarquées mais au moment où vous avez reçu le ballon, vous aviez les trois défenseuses à la même hauteur que vous. C'est votre accélération qui a été décisive sur ce coup. Mais même dans l'ensemble, vous avez plutôt bien jouer ce match Mlle Scott.
Ne sachant pas trop quoi répondre à cela, j'hoche simplement la tête. Oui, c'est vrai que j'ai relativement bien joué ce coup, je suis d'ailleurs contente de moi sur ce point, mais de là à ce qu'un entraineur pro me complimente à propos de mon jeu global… Disons que c'est inattendu inattendu mais plus que plaisant. En réalité, si j'avais été seule sur le parking j'aurais probablement exprimé mon euphorie par une danse de la joie. Le soccer c'est toute ma vie. J'ai commencé avec mon père quand j'étais encore toute petite. « Avant même que tu ne saches marcher, tu tapais déjà dans un ballon » me disait-il. Alors que je n'avais que 8 ans, mon père est décédé dans un accident de voiture. Ma mère étant complètement absente, la seule chose qui me reliait encore à mon père et qui m'a empêché de faire de grosses bêtises, c'était le soccer. Quand je suis entrée à l'université, j'ai cru devoir arrêter à cause des cours mais David, qui connaissait mon père, a réussi à m'aménager des créneaux horaires pour pouvoir m'entrainer tout en assurant mon semestre académique. Face au coach et à M. White je décide cependant de contenir mon explosion de joie et d'opter pour une attitude quelque peu plus sobre.
« Je ne te garde pas plus longtemps Sasha » reprend David.
D'un signe de tête je dis au revoir à M. White avant de repartir en petite foulée vers Rachel qui m'a attendu près de sa voiture. Quelque seconde à peine après que je me sois retournée, j'entends la voix de David qui, presque comme d'habitude, annonce un rappel à l'ordre :
« Ne vous couchez pas trop tard, n'oubliez pas que demain on prend le bus pour l'Utah ! »
- Comme toujours : à 22h au lit, coach ! » Criai-je alors que je rejoins Rachel.
Une fois rentrée dans la voiture, Rachel me demande :
« C'était qui ?
- Le co-entraineur de l'Utah Royals.
- Quoi ?! » s'exclame-t-elle.
« Oui, je sais, c'est fou ! David et lui avait l'air de se connaitre, je pense que David a dû l'invité. Je ne vois pas d'autres raisons pour lesquelles il se serait déplacé depuis l'Utah jusqu'à San Francisco, tout ça pour assister à une pauvre petite demi-finale d'une coupe inter-université.
- Tu rigoles ?!
- Rachel, si tu n'allumes pas le moteur on va finir par arriver au bar quand tout le monde sera reparti.
Je n'ai pas le temps de rajouter une phrase que Rachel me prend par les épaules et me force à me tourner vers elle. Je soupire.
- Sasha Scott, est-ce que ça t'arrive des fois dans ta vie de sortir de ta grotte et de prendre contact avec le monde ?
- T'exagères pas un peu là ?
- Sasha Scott.
- Oui Rachel Andrews. Viens-en aux faits » répondis-je avec une mou sur le visage qui indiquait clairement ma lassitude et mon manque certain de patience.
- Ça fait au moins trois semaines que l'Utah Royals FC publie des stories sur intagram, snapchat, il y a des articles sur facebook, sur leur site officiel bref, partout pour indiquer qu'ils cherchent de nouvelles joueuses pour l'équipe !
- Oula ! T'emballes pas ! Il m'a juste dit qu'on avait bien joué ce soir.
Rachel me regarde avec perplexité.
« "On" ? T'es sûre de ce que t'avances là ?
- Rachel arrête de forcer, c'est stupide. Si ce type faisait vraiment du recrutement, il ne s'embêterait pas à voir des matchs universitaires à San Francisco, il irait directement chercher dans des clubs.
- Mouais…
- Rachel soit tu démarres la voiture maintenant, soit c'est moi qui conduis.
A sa tête, je sais que j'ai touché un point sensible. Rachel démarre immédiatement le moteur.
- Mais bien sûr ! Jamais de mon vivant quelqu'un ne conduira cette voiture à part moi.
Je rigole à sa remarque. Je connais Rachel par cœur.
Alors que le paysage défile sous mes yeux, les paroles de ma meilleure amie se frayent malgré moi un chemin dans mon esprit. Et si c'était vrai ? Et si White était là pour recruter… Il faut vraiment que j'arrête de regarder la télé, on est pas dans un film là !
