PROLOGUE

« Je suis toi… prêt à brûler. »

Il le fixait, intensément. Le regard de Moriarty oscillait entre doute, incrédulité, détermination, démence.

« Tu souhaites me serrer la main en Enfer ? Je ne te décevrais pas. »

L'irlandais cligna des yeux. Quelques secondes s'écoulèrent. Il secoua lentement la tête. Sa voix grave, aux accents particuliers, s'éleva, feutrée.

« Non… »

Il secoua, une nouvelle fois, la tête. Ses sourcils s'étaient froncés, légèrement.

« Non, tu es ordinaire… tu es ordinaire, tu es du côté des anges. »

Sherlock se pencha vers lui, l'expression presque féroce. Les yeux du criminel consultant passaient son visage au crible. Il cherchait, avec quelque chose qui pourrait être du désespoir, une réponse dans ces yeux si clairs.

« Je suis peut-être du côté des anges, » siffla le détective. « Mais ne penses pas une seconde que je suis l'un d'entre eux. »

Moriarty ne réagit pas immédiatement. Sa pupille sembla, brièvement, s'illuminer, s'écarquiller. La noisette de ses iris n'avait jamais semblé si brillante, si onctueuse.

« Non, » murmura-t-il, et sa voix avait des accents d'incrédulité. « Tu ne l'es pas… »

Son expression avait quelque chose de dérangeant, quand il baissa la tête. Une sorte d'émerveillement enfantin, se fondant au creux d'une détermination qui n'en semblait qu'accrue. Un sourire presque doux étira ses lèvres. De nouveau, il plongea son regard dans celui de Sherlock. Il semblait au détective qu'il aurait pu se noyer dans le velours chocolat de ces yeux, dans lesquels brillaient une étrange étincelle affectueuse.

« Je vois, » souffla-t-il, la tête penchée sur le côté. « Tu n'es pas ordinaire. »

Il le contempla, une deuxième fois. Son regard épousait chaque courbe du visage de sa Némésis, avec adoration.

« Non… »

Il se rapprocha, un peu, si bien que Sherlock pouvait déceler, par-dessus l'odeur écœurante et nauséabonde des miasmes de la capitale et de l'hôpital, le parfum discret et boisé de son eau de toilette. Il pouvait voir, avec une précision presque télescopique, le moindre grain de sa peau blanche, le moindre de ses cheveux noirs soigneusement peignés, ramenés en arrière, plaqués sur son crâne, la moindre réflexion de lumière sur le gel, le moindre de ses cils, un peu long, soyeux, battant de temps à autre sur les deux billes sombres, grandes ouvertes, légèrement embuées, dans lesquelles jaillissait un éclat de folie tout particulier.

« Tu es moi, » constata-t-il le timbre de sa voix roula, ronronna, sur le dernier mot.

Il émit un petit bruit, proche de la stupéfaction. Jamais Sherlock ne l'avait vu ainsi, si transfiguré par l'émotion. Il ne savait même pas qu'il pouvait en ressentir de semblable.

Le sourire de l'irlandais s'était étiré, encore. Il n'avait plus l'air si doux, si délicatement ému. Il était bouleversé, dans sa démence, dans les profondeurs de son cerveau brillant. Et cela suintait par le moindre pore de sa peau.

« Tu es moi ? » répéta Moriarty, la voix soudainement aigue, enrouée.

Il tendit la main, effleura du bout des doigts le tissu rugueux du long manteau du détective. Le geste avait cette dimension respectueuse, quasi religieuse, qu'on pourrait réserver à une icône sacrée. Le masque impassible de son visage sembla se craqueler. Il rayonna, un bref instant, d'une joie lumineuse, pure, qui ne souffrait d'aucune attache au réel. Une pointe de soulagement vint nuancer le tourbillon tumultueux de son regard.

Et cette détermination, toujours plus présente, que Sherlock ne parvenait pas à comprendre.

« Merci, » articula-t-il, dans un étrange trémolo. « Sherlock Holmes… »

Les lettres, les syllabes de son nom roulèrent, voluptueusement, sur sa langue. Le « r » résonna, dans cette prononciation propre à l'Irlande.

Le détective baissa les yeux. Le criminel lui tendait, presque timidement, la main droite, avec une sorte d'espoir presque touchant. Et Moriarty ne quittait pas cette main des yeux. Il attendait, les iris semblant presque noires, privées ainsi de la lumière du soleil. Il avait l'air perdu d'un enfant, bouleversé par la découverte de quelque chose qu'il n'espérait plus.

Alors, Sherlock empoigna cette main tendue. La paume en était fraîche, étonnamment douce. Les doigts fins, fragiles, enserrèrent la sienne avec une délicatesse déplacée, incongrue entre deux personnages comme eux. Ils ne bougèrent pas. Simplement main dans la main, dans une poignée fraternelle.

« Merci, » répéta, de nouveau, Moriarty.

L'étreinte de ses doigts se resserra. Pas encore assez pour que ce soit désagréable, mais assez pour donner l'impression d'être piégé, au creux de cette paume froide.

Il détourna le regard, le plongea dans l'horizon, dans la marée d'immeuble qui semblait s'étendre à l'infini. On apercevait, au loin, la grande roue, la Tour de Londres. Le détective aurait été bien en peine de savoir à quoi il pouvait penser, sous cette apparence si atrocement mélancolique.

« Aussi longtemps que je suis en vie, » et Sherlock n'aima pas la façon dont il prononçait ce mot, « tu peux sauver tes amis. Tu as une issue de secours. »

Cette fois, ses doigts se crispèrent, s'enfoncèrent dans la chair fragile du détective. Il lui sembla le sentir trembler, un peu. Un tremblement qui partait de son épaule, qui se répercutait dans son avant-bras, dans son poignet. Puis la détermination, si dérangeante, s'empara complètement de l'expression de Moriarty. La main droite, qui tenait fermement la sienne dans son étreinte glacée, s'agrippa à son poignet, le tira vers lui, dans une tentative de bloquer tout mouvement. L'autre, sa main gauche, plongea dans sa veste noire, saisit quelque chose…

Et Sherlock comprit, avant même de voir le revolver, avant même d'entendre ces mots…

« Et bien, bonne chance avec ça. »

… qui lui semblaient si lointain, avant même de le voir ouvrir la bouche, prêt à enfoncer le canon brillant de son arme entre ses dents blanches, avant même de saisir ce regard, conçu pour être le dernier, aux pupilles si minces, aux iris emplies de bulles de lumière et de goutte d'eau salée.

Et Sherlock réagit, avant même d'avoir eu le temps d'y penser. C'est par instinct qu'il réprima son mouvement de recul, premier reflexe qu'il aurait pu avoir. C'est par instinct que sa propre main s'élança, se referma autour du poignet du criminel consultant.C'est par instinct qu'il le détourna, un millième de seconde peut-être avant la détonation.

C'est à peine s'il vit la balle filer, entaillant profondément la tempe droite de l'irlandais, se logeant quelque part sous son cuir chevelu. C'est à peine s'il entendit le tintement du revolver, tombant sur le ciment gris du toit, roulant dans un crissement métallique, le cri étranglé, qui échappa à l'homme qui lui faisait face, alors que le sang se mettait à couler, alors que le projectile creusait son chemin dans son crâne. Il était seulement conscient de ce poignet, dans sa main gauche, dont le pouls battait follement. De ces doigts crispés contre sa main droite, qui tremblait, tremblait à n'en plus finir, frais, doux au toucher. De ce regard noisette, écarquillé, presque hébété, scintillant de douleur et d'incompréhension, qui fixait devant lui sans rien y voir. De ce visage, dont le côté droit ruisselait d'une cascade de liquide vermeille, qui semblait ne jamais vouloir cesser de couler, tâchant le col de sa chemise de ronds écarlates, laissant de grande trainée carmine le long du tissu immaculé.

Une seconde, deux, trois secondes passèrent. Moriarty cligna des yeux, une fois battit des cils, deux fois. Pendant un bref instant, il sembla perdu, complètement perdu, abominablement perdu. Un petit enfant, laissé derrière, qui ne comprend plus ce qui lui arrive.

Puis ses jambes lui firent défaut. Ses yeux se refermèrent, doucement, et il s'écroula, simplement, sans force, contre le détective consultant. Ils chutèrent tous deux. Sherlock aurait été bien incapable d'esquisser le moindre geste supplémentaire.

Son dos heurta douloureusement le sol. Le choc le traversa, de part en part. Il émit un grognement. Le corps de l'irlandais pesait sur lui, inanimé. Jamais ils n'avaient été si proche l'un de l'autre. Il pouvait sentir le cœur de Moriarty, qui battait avec une lenteur effarante, contre sa poitrine. Il sentait également le sien, plus rapide, plus affolé.

Pendant un instant, un terrible instant, il crut que sa Némésis allait mourir, étendu au-dessus de lui, le teint de plus en plus pâle, le fluide de son sang, dégoulinant sur lui, sur son long manteau, sur son écharpe bleue, sur sa chemise bordeaux, une unique larme, qui lui avait finalement échappée, roulant sur sa joue. Il crut qu'il allait mourir, avant que lui, Sherlock, n'ait pu y faire quoi que ce soit, et cette idée lui sembla insoutenable.

Mais le battement ténu de son cœur ne cessa pas, son léger souffle, qui soulevait faiblement sa poitrine, poursuivit sa course.

Alors, le détective reprit pleinement contact avec ce qui l'entourait. Le sol, sous son dos, le corps, sur son ventre, sa poitrine, dont les bras gisaient, désordonnés, encadrant ses hanches. Cette odeur de gel, de shampoing au fruit, qui se dégageait de la chevelure noire, dont quelques mèches éparses retombaient en boucle poisseuse sur le front pâle, en sueur. Cette odeur de chewing-gum à la menthe, d'eau de toilette délicate, presque féminine. Cette odeur de sang, presque agressive, cette chaleur étouffante, cette pesanteur douloureuse, provoquée par la proximité.

Doucement, il se redressa, repoussa, lentement, le corps inanimé sur le côté, maintint la tête, la déposa délicatement contre la pierre froide. L'hémorragie ne cessait pas. Une petite flaque se forma, à ses côtés. C'était étrange, de voir Moriarty si inerte, calme, silencieux. C'était encore plus étrange de se dire qu'il venait de lui sauver la vie, là où rien ne l'y obligeait.

Il avait déjà un plan, une « issue de secours », et ce plan aurait fonctionné. Pourquoi l'avait-t-il sauvé ? Qu'allait-il faire de lui, maintenant ?

Sherlock retira son écharpe, d'un geste presque convulsif. Qu'importe ce qu'il se passait après. Il n'avait pas l'intention de le laisser ainsi, se vider de son sang sur le toit d'un hôpital. Sûrement, l'irlandais en aurait apprécié l'ironie. Pas lui.

Il n'y avait rien de drôle dans l'idée de la mort de cet homme. Pas pour Sherlock. Il y avait encore des questions qui attendaient une réponse.

Sa précieuse écharpe était poisseuse sous ses doigts. Il n'y prêta pas la moindre attention. Les mains tremblantes, il s'appliqua à la nouer en bandage hasardeux autour du crâne sanglant du plus grand criminel d'Angleterre.

Il devait faire vite, à présent. Il n'y avait non plus trois, mais quatre vies qui reposaient dorénavant sur lui.

Il devait arrêter les assassins de James Moriarty, et il devait faire cela assez vite, pour pouvoir revenir porter secours à celui-ci.

Il se releva, péniblement. Ses jambes lui semblaient faibles. Il tituba. Il eut du mal à écarter les yeux du corps étendu, poupée sans fil, cassée. Une tache pourpre s'étalait, tranchant étrangement sur le tissu bleu de son écharpe. Son regard glissa, tomba sur la rue en contrebas. Le plan Lazarus était en place.

C'était l'heure d'entrer en scène. Et il n'avait pas intérêt à traîner.