Salut, tout le monde.
J'ai vraiment, vraiment hésité à poster aujourd'hui. Puis je me suis dit qu'il fallait continuer à vivre, à se divertir, à rire, à pleurer, à lire, à écrire.
Il y a deux fins à cette histoire. Vous avez la première aujourd'hui, la fin alternative viendra très rapidement (quelques phrases encore, quelques corrections aussi...), parce que je ne peux juste pas m'arrêter sur celle-ci.
J'espère que ça vous plaira.
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Je pense fort, très fort à tout le monde aujourd'hui, que vous ayez été sur place, que vous y ayez eu des proches ou des connaissances, que vous ayez suivi/appris tout ce qui s'est passé à travers vos écrans, comme moi. Je vous aime de tout mon coeur de Nauss.
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La veille au soir
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John grimpe les marches avec lenteur. Il entend la mélodie du violon sourdre à travers la porte fermée de ce qui fut leur appartement. Il y a deux ans. Et quelques mois.
Une mélodie qu'il ne connaît pas. Il a cet étrange sentiment que c'est la sienne. A lui. Pour lui.
Une marche craque légèrement. La musique s'arrête. Puis reprend depuis le début. Plus forte, plus belle, plus convaincante. Convaincue. Plus réelle.
John ouvre la porte silencieusement, s'arrête sur la vue du dos de la robe de chambre bleu marine qu'il connaît par coeur, drapant les épaules du musicien, dansant autour de lui au rythme de la musique et de l'archet. Les gestes de la main droite sont amples et fermes sur la baguette, ceux des doigts gauches, qu'il aperçoit uniquement quand ils sont en première position en haut du manche, agiles et aériens.
La musique emplit la pièce comme si le musicien savait à quelle intensité jouer exactement pour combler tout son volume, tous ses recoins. Elle envahit le médecin qui s'adosse au mur, toujours sans un bruit, et ferme les yeux pour s'enivrer de sons. Il sent la boule dans sa poitrine, celle qui grossit depuis quelques mois maintenant et menace d'exploser depuis une semaine, prendre un peu plus de place, compresser un peu plus ses poumons, son cœur. Bientôt envahir sa gorge, certainement.
Statu quo. Chacun sait que l'autre est dans la pièce, sent sa présence, la vit. Sans échanger un regard, une parole, un geste, sans reconnaître par quelque signe que ce soit cette conscience de l'existence de l'autre. Et chacun sait que l'autre sait.
La musique s'éteint au bout de vingt minutes. Le silence revient après un léger ralentissement du rythme et une longue note de fin qui s'achève comme si elle se brisait. Ce n'est pas un son rêche ni agressif à l'oreille. Juste une voix qui se casse d'émotion, quand les muscles vocaux sont une corde et l'air phonatoire le crin d'un archet.
John ouvre les yeux, observe le dos d'un Sherlock qui pose le violon sur la table à côté de lui avec des gestes lents. Pause pensive, encore légèrement courbé au-dessus de l'instrument. Il se retourne enfin et ancre son regard trop clair dans celui du médecin sans même avoir besoin de le chercher. Sa présence, sa position, sa localisation sont une évidence.
''Bon- hum. Bonsoir, Sherlock.'' John découvre que sa voix est difficile, ce soir. La boule, certainement.
''John,'' salue le détective avec un hochement de tête. ''Je peux faire quelque chose pour toi ? Il me semble que nous avons terminé tous les préparatifs cet après-midi. Un problème survenu dans la soirée ?''
Le médecin secoue la tête et un sourire tendre adoucit ses traits face à ces questions qui paraîtraient froides et distantes si n'importe qui d'autre que Sherlock les posait. Là, elles semblent pleines d'amitié, de respect, de bienveillance... Toutes ces émotions que le détective est incapable d'exprimer par ses mots, presque toujours incisifs, mais que ses yeux ne parviennent pas tout à fait à dissimuler. Pour qui sait voir.
''Tu dansais ?'' élude l'ancien militaire. Apercevoir les yeux de son vis-à-vis se plisser un instant et la brève tension dans son corps révéler sa surprise est une chose magnifique, songe-t-il. Parce que moi, je les perçois.
''Je ne suis pas du genre à danser, John.'' La voix insinue 'Et tu devrais le savoir.' Les yeux murmurent 'Comment sais-tu que je suis en train de te mentir ?'
''Je peux être véritablement silencieux quand je le veux, Sherlock. Entraînement militaire oblige. Quand... Quand je vivais ici, je suis tombé quelques fois sur toi en pleine valse avec un partenaire invisible. Je n'ai pas jugé nécessaire de te faire savoir que j'étais là.''
''Mmh. Ca ne veux pas dire que, là, j'étais en train de danser. Tu m'as bien entendu jouer, pourtant.'' Les yeux bleu clair sont attentifs. Curieux. 'Vraiment, John, comment as-tu deviné ? Ca m'intéresse de le savoir.'
Le médecin les perçoit exactement de cette façon. Une de ses commissures s'élève en un sourire en coin espiègle. Tellement plus léger que la boule qui pèse de tout son poids dans sa poitrine.
''Je n'ai pas fait que t'entendre, Sherlock. Je t'ai écouté. Quand je suis monté, tu m'as entendu dans les escaliers. Tu as cessé de jouer. Ou plutôt...'' John tend la main vers la table sur laquelle reposent le violon, l'archet et, plus petit, plus discret, un smartphone branché sur des enceintes d'excellente qualité. ''...tu as arrêté l'enregistrement sur lequel tu dansais pour reprendre ton violon. Le son n'est pas exactement le même pour l'oreille avertie, même étouffé par une porte.''
Un mince sourire approbateur étire les lèvres du détective. Il penche légèrement la tête. ''Et pourquoi ne serais-je pas en plein enregistrement de mon morceau ? Peut-être étais-je simplement en train d'écouter ma performance précédente quand tu es arrivé, pour savoir si elle était suffisamment bonne ou si je devais recommencer l'enregistrement.'' Le ton est celui du professeur qui pousse son élève à aller au bout de sa réflexion, de sa synthèse. Qui reconnaît la justesse du raisonnement mais le contredit pour vérifier que l'autre a bien relevé tous les éléments essentiels.
''Il n'y avait aucune raison pour que tu arrêtes la musique en entendant une marche craquer. Pour que tu recommences à jouer – ni que tu mettes de nouveau l'enregistreur en route, d'ailleurs. Parce que tu nous enregistres, n'est-ce pas ? Depuis que tu as repris ton violon il y a une demi-heure, et tu n'as pas arrêté l'enregistrement à la fin du morceau.''
''Là, tu te mets à deviner. Ce n'est pas le but,'' prévient le détective avec un sourcil levé, les lèvres pincées, son visage se teintant un peu d'ennui.
''Toi aussi, des fois, tu devines. Et puis j'ai raison, non ?'' demande John avec un mouvement du menton vers le smartphone.
''Mmh,'' concède Sherlock. Avant de s'attaquer à l'argument précédent. ''J'aurais pu simplement vouloir t'offrir un dernier morceau. Tu sais, un concert comme cadeau pour ton enterrement de vie de garçon. Et pas seulement un pâle enregistrement.''
''Les chaussures,'' contrecarre immédiatement le médecin avec un hochement de tête, ses yeux se posant sur les mocassins en cuir noir, lambda.
Le sourire approbateur reprend sa place, éclaire le visage du détective. Le regard est clair et doux. Presque tendre. ''Ah. Nous y voilà.''
''Chaque fois que je te surprenais en pleine transe de danse de salon, à l'époque... tu portais toujours ces chaussures-là. Utilisées sans être usées. Pas de traces de la rue, d'eau, de boue... seulement un peu de la poussière qu'on trouve sur le sol d'un appartement même quand il est entretenu correctement, sous les semelles. Des chaussures que tu n'utilises que pour danser dans cet appartement. Quand personne ne te voit.'' Et John reprend avant que son ancien colocataire n'ait le temps d'ouvrir la bouche. ''Attends, je vais t'imiter jusque au bout : je vais essayer d'en deviner la raison. Pour ne pas risquer d'abîmer le parquet avec des chaussures d'extérieur qui pourraient avoir des petits cailloux dans leur semelle ? Mais tu t'en fous de ça. Tu es toujours en chaussures d'habitude, et Mrs Hudson a renoncé à récupérer ses sols indemnes tout comme ses murs et l'appartement dans son intégralité. Parce que tu y es plus à l'aise ? Tu ne les portes pas assez souvent pour que le cuir soit fait à tes pieds, et tu cours après les indices et les potentiels malfrats avec tes chaussures de ville comme si c'étaient des baskets. Je doute que tu sois plus à l'aise dans d'autres chaussures que celles que tu portes le reste du temps. Parce que ton frère est aussi taré que toi et pourrait deviner – pardon, déduire – que tu les utilises pour danser en apercevant je ne sais quel pli ou usure spécifique à la danse ? Honnêtement, c'est l'option la moins vraisemblable, et pourtant c'est la seule qui me convainque. Vous êtes vraiment vraiment barrés, ton frère et toi.''
Le détective l'observe avec un regard pensif.
''Si tu avais commencé par les chaussures, nous n'aurions pas eu besoin de parler de ça pendant dix minutes,'' annonce posément Sherlock.
''Faut croire que j'aime fanfaronner et étaler toutes mes observations au lieu d'aller à l'essentiel, moi aussi. Tu remarques ? Maintenant je regarde et je vois.'' Le sourire de John paraît ne jamais devoir disparaître de son visage. Il amorce un mouvement vers le détective pour la première fois depuis son arrivée. Parce que le vide de quatre mètres entre eux paraît soudain insupportable.
''Je vois que tu n'as plus besoin de moi.'' La voix est douce. Elle creuse un froid dans la poitrine de John. En plus de cette foutue boule, ça laisse encore moins de place pour ses organes vitaux. Et ce froid qui menace de s'insinuer dans tout le reste...
Le blond fronce les sourcils, bien conscient du double-sens de cette affirmation. Tu n'as plus besoin de moi pour t'apprendre à observer. Et, plus subtil, Je vois que tu n'as plus besoin de moi tout court.
Il secoue la tête et souffle dans son sourire : ''Crétin...'' Tellement de tendresse dans ce simple mot. Comme une caresse. Comme une déclaration tout autre, cachée sous l'insulte affectueuse.
Le médecin est à quelques centimètres de son ami, tend le bras vers le smartphone, arrête l'enregistrement. Le regard de Sherlock perd immédiatement en luminosité.
''Tu n'as pas besoin d'un enregistrement pour te souvenir de tout ça. Tu as ton Palais Mental.''
''Je voulais juste pouvoir entendre pour de vrai notre dernière conversation avant le grand jour. Pour plus tard,'' justifie le détective, lui qui ne se justifie jamais.
Le médecin grimace. ''Ne dis pas dernière conversation comme si on n'allait plus se voir. Je ne fais que me... me marier, demain. Je ne disparaîtrai pas. Jamais.''
Sherlock ne répond pas. Il n'en a pas besoin. John est très conscient qu'à partir de demain, l'équilibre de sa vie actuelle va être perturbé et que de nombreuses choses vont devoir changer. Même s'il s'ingénie à dire le contraire à tout le monde. Alors John effleure l'écran du portable, et le morceau de violon résonne dans la pièce. Celui que Sherlock lui a offert comme dernier cadeau. Pardon, comme présent d'enterrement de vie de garçon. Et le mot enterrement se prolonge un peu trop à son oreille.
''Tu danses ?'' interroge le futur marié.
''Je pense qu'on est tous au courant que c'est le cas, après cet exposé que tu nous as fait il y a quelques minutes. Pas besoin de demander une confirmation.'' Sherlock et son habitude de se croire sur une scène de théâtre avec un public pour l'entendre...
''Mais non, abruti. Est-ce que tu danses, maintenant ?'' John lève ses bras dans une invite. ''J'étais venu pour te remercier pour tout à la base. Finalement, c'est une façon comme une autre de le faire.''
Sherlock se fige. Son expression se fait insondable alors qu'il observe l'attitude corporelle de John. Il n'y décèle aucune moquerie, aucune blague. Juste la franchise de son meilleur ami qui lui propose de danser sur sa propre musique. Alors il fait un pas en avant, pose une main sur la taille de John et lève l'aut-
''Non. C'est moi qui guide.'' John remonte d'autorité la main du détective sur son épaule, lui prend doucement l'autre.
''Pourquoi ?'' contre le détective par réflexe.
''Pour m'entraîner pour demain ? Parce que c'est la musique que tu as composée pour le mariage, hein ? Celle sur laquelle j'ouvrirai la soirée avec Mary.'' C'est étrange de prononcer le nom de sa future épouse, dans ce contexte, même John le sent. Ca ne devrait pas l'être. ''Laisse-toi conduire, pour une fois.''
Et, pour une fois, Sherlock accepte, se détend après s'être figé quelques secondes. Il laisse John l'entourer de sa chaleur, amorcer les premiers mouvements en rythme. Il suit la musique qui n'est ni une valse, ni un tango, ni aucune danse de salon répertoriée. Du Sherlock Holmes. John s'adapte, guidant sans mal le grand corps de son ami pour une fois conciliant en suivant la douceur du morceau.
C'est étrange de se retrouver si proche l'un de l'autre, pour la première fois sans une menace de mort pour leur imposer cette proximité. Sherlock casse le silence entre eux, par besoin d'alléger cette tension.
''Tu n'avais pas besoin de venir pour me remercier. Je suis ton témoin, il est normal que j'aie apporté ma contribution aux préparatifs,'' souffle le détective, la voix étrangement insonore.
''Oui. Non... Je ne te remercie pas que de ça. Juste de... de tout, en fait, je crois. D'avoir croisé mon chemin il y trois ans et quelques. D'avoir eu une chambre à louer dans cet appart'. De... D'être l'être humain le moins supportable et le plus attachant de la Terre, aussi, je crois...'' s'emmêle le médecin en détournant le regard un instant. Avant de l'ancrer de nouveau dans celui de son partenaire d'un soir, d'une fin d'après-midi morose, avec une lueur de défi dansante au fond de ses yeux.
Sherlock croit comprendre. Il croit aussi ressentir la même chose. Il n'aime pas les sentiments, surtout ceux qui l'assaillent depuis qu'il a entendu le médecin monter l'escalier. Qui sortent du coffre-fort mental savamment dissimulé dans son Palais tout aussi Mental, là où personne ne peut le trouver, normalement. Et qui s'engouffrent dans cette brèche pour remonter à la surface de sa conscience. John a trouvé le coffre-fort. John a trouvé la clé. La combinaison. Sans le savoir. Sans le vouloir.
Alors le seul détective consultant au monde se contente de hocher la tête. Puis pense primordial de déclarer : ''Tu n'aurais pas dû entendre cette musique avant demain... C'était un cadeau pour Mary et toi. Un cadeau de mariage...''
Et John d'affoler ces sentiments assoiffés de liberté en répondant sans même avoir besoin d'y réfléchir, de la façon la plus spontanée qui soit : ''Je suis content de la découvrir dès ce soir, avec toi.''
A la faveur des pas, ils se rapprochent l'un de l'autre, comblent les quelques centimètres de vides qui subsistaient entre eux au début de leur danse. Mouvements naturels. Chauds. Agréables. La tension n'est plus là. Seule la tendresse subsiste. A un moment, la tempe de John glisse doucement contre la pommette de Sherlock, l'effleure encore une fois, puis ne sentant aucun mouvement de recul, se pose avec soulagement contre la joue du détective. Chaleur de la peau. Visage contre visage, souffles qui s'échappent et s'épanchent sur l'oreille, le cou. Pull contre robe de chambre bleue.
Les deux mains qui se soutenaient encore quelques secondes plus tôt se sont détachées et coulent avec douceur vers la taille ou l'épaule de l'autre. Celle de Sherlock rejoint sa jumelle sur le cou de John, les doigts amorçant une caresse d'abord timide, puis un grattouillage plus franc dans les cheveux courts de la nuque. Le médecin verrouille une de ses mains sur l'omoplate de l'homme face à lui. L'autre est toujours au bas du dos.
Ils ont fermés les yeux, continuent à bouger ensemble, danser ce qui ressemble bien plus à un slow qu'à une ouverture de bal de mariage. Le nez de John trouve le cou de son détective et s'y niche. Commencent les dix minutes qui leur paraissent à la fois les plus longues et les plus courtes de leur vie. Instants éternels et éphémères.
La boule dans la poitrine de John a presque disparu et il peut respirer normalement pour la première fois depuis des semaines. Sherlock ressent une chaleur dans tout son corps et surtout là, juste entre son cœur et son larynx. Il était sûr et certain qu'elle lui serait pour toujours refusée, cette chaleur, depuis qu'il est rentré après deux ans d'absence. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il a réalisé qu'il en avait besoin. Qu'il en a besoin. A cet instant où il a vu une blonde assise à la table du restaurant où il voulait surprendre John. Un John qui avait toutes les caractéristiques physiques et métaboliques de l'homme sur le point de faire sa demande en mariage.
Non. N'y pense pas. Pas maintenant. Chut, les sentiments.
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Un scénario court dans la tête de Sherlock. Un où il oserait ouvrir les yeux, écarter légèrement John de lui tout en le maintenant contre ses hanches de ses deux longues mains blanches glissées au bas de son dos. Où il jouerait quelques instants du bout de ses doigts sur le rugueux de la laine du pull, avant de réussir à décoller ses lèvres :
''Reste avec moi. Reviens habiter à Baker Street,'' dirait-il d'une voix éraillée. John froncerait les sourcils. ''S'il-te-plaît,'' ne lui laisserait pas le temps de répondre le détective.
''Je ne peux pas,'' soupirerait le médecin avec un sourire doux, un de ceux qui désamorcent un Sherlock sur le point d'imploser. ''Je ne peux pas vivre ici alors que je me marie avec quelqu'un d'autre, avec qui j'habite déjà,'' continuerait-il d'expliquer comme si Sherlock ne le savait pas, comme s'il avait besoin qu'on le lui rappelle.
''Alors ne te marie pas,'' chuchoterait le détective en se cachant dans le cou de son ami.
John lui caresserait la nuque dans un geste spontanément protecteur, rassurant. Parce qu'il est John Watson, et que c'est ce que John Watson fait quand il se trouve face à une telle vulnérabilité. Avant de se décoller de lui pour ancrer son regard dans le sien.
''Je l'aime, Sherlock.''
''Je sais,'' ponctuerait l'interpellé.
''Je veux faire ma vie avec elle.''
''Oui.''
John ouvrirait la bouche une nouvelle fois, puis la fermerait sur un sourire mince qui l'empêcherait de prononcer une phrase qu'il regretterait d'énoncer à voix haute. Alors Sherlock la formulerait à sa place.
''Ce n'est pas de ta faute si j'ai disparu pendant deux ans.''
Le médecin ne plisserait même pas ses yeux d'un bleu trop foncé, agréablement habitué à la capacité de Sherlock à lire en lui comme dans un livre ouvert. Il se contenterait de lui adresser un hochement de tête bref, un peu trop sec.
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Sherlock est sorti de ses pensées et de son film personnel – dont il est certain, contre toute probabilités statistiquement plausibles, qu'il se serait fini sur un John choisissant de rester à ses côtés et d'oublier cette femme là-bas, avec laquelle il est censé se marier – par un glissement de la joue de John contre la sienne. Leurs yeux sont de nouveaux plongés les uns dans les autres, leurs regards un peu brumeux, de trop de tendresse entre eux qui n'y ont pas le droit. De l'indécision, brève étincelle, dans celui de John, levé avec une interrogation et une hésitation silencieuses vers celui, attentif, de Sherlock. Un choix est fait, les paupières couvrent le bleu foncé, un rapprochement à la faveur d'un mouvement de leurs jambes qui ralentissent avant de cesser leurs mouvements, des lèvres sur une commissure. La commissure se déplace, s'ajuste. Pulpe contre pulpe.
Le baiser est timide d'abord. La découverte des lèvres de l'autre. De ce Graal interdit qu'ils n'ont jamais cherché, incapables de voir jusque ce soir qu'il était là, juste là, et surtout qu'il était ce qu'ils voulaient.
Il devient plus franc alors qu'ils goûtent l'autre, que leurs lèvres s'entrouvrent sur leurs langues. Elles jouent ensemble, paresseuses, se caressent. Tendresse. Les mains de Sherlock courent de la nuque vers les joues et prennent en coupe le visage de John. Les doigts de ce dernier renforcent leur prise sur le bas du dos du détective, le serrent un peu plus contre lui. Dans les rares rêves qu'il a faits où il échangeait un baiser avec Sherlock, rêves oubliés dès le réveil, la chaleur et la voracité prenaient toujours rapidement le pas sur la douceur et la tendresse.
Là, c'est la tristesse qui s'insinue petit à petit en lui. Une tristesse, une amertume qu'il essaie de fuir. Alors il approfondit ce baiser pour essayer de les faire refluer. Il presse une main sur la nuque de Sherlock, plante ses autres doigts dans le creux de ses reins, sent la respiration du détective s'accélérer.
La boule se fait de nouveau sentir. La tristesse l'alimente. Envahissante. La fait grossir, prendre de nouveau la place du cœur, de la trachée, de l'œsophage, des poumons, presser sur le diaphragme. Sa respiration à lui devient erratique, mais ce n'est pas le baiser qui l'emballe. C'est la boule qui la perturbe.
John finit par détacher ses lèvres de celles du détective, y dépose son front à la place, incapable d'affronter son regard tant que la tristesse et, maintenant, une colère irrationnelle sont affichées dans le sien. Ils restent quelques secondes sans bouger, les lèvres de Sherlock déposant de petits baisers à répétition sur les sillons qui courent sur la peau sous les cheveux châtains et courts.
Le plus grand relève le visage du médecin, l'oblige à le regarder dans les yeux. Ceux du détective sont encore hagards de leur étreinte précédente. Hagards mais très présents. Conscients. Sherlock n'est donc pas étonné quand une sensation de chaleur humide s'écrase sur le bout de son index gauche, alors que ses mains sont toujours posées sur les joues de son seul ami. Il n'est pas surpris de voir que le regard de celui-ci est troublé de tristesse. De colère. Oh oui, comme il le comprend, ce regard.
Le médecin lui crie un Pourquoi ? silencieux, à travers ses orbes d'un bleu improbable.
Pourquoi ? Pourquoi as-tu disparu pendant deux ans ? Pourquoi es-tu revenu si tard ? Trop tard ? Pourquoi n'as-tu rien su dire avant ? Pourquoi ne m'as-tu rien dit à ton retour ? Pourquoi maintenant, la veille de mon mariage ?
Pourquoi je t'aime, Sherlock Holmes ?
Pourquoi je t'aime à ce point ?
Et le détective n'a, pour une fois, aucune réponse à donner. Aucune réponse satisfaisante. Il aimerait lui dire que c'est à cause de la société. Que s'ils vivaient dans une autre culture, ou hors de toute culture, l'amour de John envers lui ne concurrencerait pas cet autre amour qu'il éprouve envers Mary. Qu'ils seraient libres de faire ce qu'ils veulent. Mais que le carcan des conventions sociales les empêche de seulement imaginer qu'un homme puisse entretenir son amour envers deux personnes de façon libre et ouverte. Et que ce carcan leur donne l'impression qu'ils ne pourraient pas supporter de vivre ainsi.
Cependant, ce n'est pas ce que John veut entendre. Et être conscient de cette vérité ne fait que plus mal, tellement plus mal à Sherlock, lui qui ne s'embarrasse normalement pas de données aussi plébéiennes que les conventions sociales.
Alors Sherlock se tait, ferme les yeux, penche son visage aux joues étrangement chaudes vers celui de John, pour poser son front contre le sien. Il expire, soudain conscient qu'il n'a pas respiré depuis la fin du baiser. L'air qui rentre dans ses poumons lui paraît douloureusement invasif. Première inspiration après la naissance... Après l'arrachement à la chaleur et au connu. Il sent un frisson qui ressemble désagréablement à un sanglot contenu, le long de sa colonne vertébrale.
Il rouvre les yeux sur le regard perdu, toujours triste, toujours en colère de John. Il lui adresse un sourire qu'il ne savait pas capable d'afficher, et qui désarme l'ancien militaire, lui fait exprimer une peine plus grande encore dans ses yeux bleus trop foncés. Trop humides.
Si John devait décrire ce sourire, il utiliserait certainement les termes vulnérable, confiant, bienveillant, immensément triste, plein de regrets, de remords, hanté par la vie qu'ils ne partageront pas.
Alors il scelle de nouveau leurs lèvres avec l'énergie du désespoir. Enfouit son visage dans le cou brûlant de son génie.
Puis s'écarte en essayant de ne pas ressentir le froid qui s'empare de lui.
Comme la boule devient plus volumineuse, plus douloureuse que jamais, il passe une main sur ses yeux et tente de reprendre une pseudo-contenance avant qu'elle n'explose tout à fait, face à un Sherlock Holmes dont la stature n'est plus que l'ombre d'elle-même.
''Je dois y aller,'' assène-t-il d'une voix qui, d'abord mal-assurée, se fait bien plus ferme. ''A... A demain ?'' Appréhension dans l'interrogation.
Le détective acquiesce, avec un de ses sourires les mieux composés. ''Bien sûr,'' répond-il avec une tranquillité étonnante, se redressant et affichant de nouveau toute sa prestance naturelle. ''A demain. Prends bien soin de ta future épouse. J'ai entendu dire que les futures mariées sont particulièrement stressées et irritables la veille de la cérémonie.''
Le médecin hoche du chef avec une sensation d'irréel, hésite, approche d'un pas pour déposer un baiser furtif sur la mâchoire d'un Sherlock Holmes qui ne réagit pas, puis se détourne et descend les escaliers.
Sherlock entend la porte claquer, à l'étage du dessous. Il reste totalement immobile, absolument droit, alors que la musique diffusée par le portable s'achève et que leurs voix enregistrées la remplacent. Le détective ne bouge pas, entend leur dialogue comme un souvenir quasiment oublié.
''Bon... hum ! Bonsoir, Sherlock.''
''John...''
Le détective sent à son tour une boule désagréable lui envahir la poitrine. Elle prend rapidement de l'ampleur et lui déchire la gorge. Dans les moments les plus noirs de son absence de deux ans, dans les pires moments de son enfance, de son adolescence, de sa vie de jeune adulte, de détective, de piégé par Moriarty, de fugitif, de captif, pas une seule fois il n'a ressenti une douleur si vive que celle qui lui transperce les entrailles à cet instant précis.
Certitude qu'il vient de perdre ce qu'il avait de plus cher au monde.
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Alors il fait ce pour quoi il excelle.
Il passe une main sur son visage, s'étonne de le sentir trempé, comprend mieux l'étrange sensation de chaleur sur ses joues.
Il se reprend, essuie sa peau mouillée dans un mouchoir propre, se redresse une nouvelle fois, contrôle le tremblement intempestif de ses doigts, ce tremblement qu'il remarque seulement. Il fait un pas, s'aperçoit avec détresse que, si la Terre vient de s'arrêter avec le départ de John, il reste malgré tout capable de marcher et que la gravité l'empêche bien de s'envoler sans pour autant l'écraser au sol, malgré les informations contradictoires que lui envoie son système nerveux.
Il tend des mains de nouveau assurées vers le violon et l'archet, se tourne vers la partition en contenant un dernier soupir-fin-de-sanglot, vestige du passage somme toute éclair de John dans l'appartement ce soir.
L'enregistrement est quasiment terminé.
''Je vois que tu n'as plus besoin de moi.''
Et son cœur se sert douloureusement, ce traître, avant qu'il ne parvienne à le faire taire et à enfermer de nouveau toute cette effusion de sentiments importuns qui l'ont saisi à la gorge pendant une heure. Le coffre-fort se ferme. La combinaison est verrouillée. Sherlock s'assurera de la changer, lors de son prochain passage dans son palais mental, pour que John mette un peu plus de temps à la décrypter, la prochaine fois.
''Crétin...''
Et son visage sourit en entendant la couleur, il faut le dire, presque amoureuse que John a su donner à ce mot.
Alors l'enregistrement s'arrête, et c'est lui qui se remet à jouer.
Parce qu'il a un morceau à connaître parfaitement : demain, la personne la plus importante pour lui se marie.
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Fin I
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Des bisous à tous.
Nauss
