Prologue : Noir et or
L'abîme était un infini sombre et mystérieux. Le plus simple, pour le décrire, aurait de le comparer au monde des morts, mais non pas tel que Will et Lyra l'avaient vu, désertique et surpeuplé, mais vide et désespéré. Il était le commencement et la fin de tout ; l'arrêt irrésistible de la vie sans pour autant rencontrer la mort. Lyra, avant d'être sauvée par Ailes Gracieuses la harpie, avait pensé à comment il serait horrible de mourir lentement dans cet abîme infini, qui semblait s'engouffrer dans les profondeurs de la terre sans jamais trouver de fin. Elle avait pensé qu'il faudrait tomber, encore et encore, sans jamais trouver de point d'impact, sans mourir de la chute ; elle avait imaginé que la faim, la soif et la peur causeraient la mort de celui qui y tombait.
Sur ce point, Lyra s'était trompée. Dans l'abysse noir et infernal, univers de tristesse et de lassitude, le temps semblait s'être arrêté, de même que la vie de ceux qui y étaient tombés. Parmi eux, trois figures que Lyra aurait difficilement reconnu dans ces ténèbres, mais à qui elle était intimement liée : Métatron, le Régent des anges, qui s'était jadis promis de la tuer pour empêcher une nouvelle Chute ; Lord Asriel, son père qu'elle haïssait et admirait secrètement ; Marisa Coulter, sa mère, dont elle craignait les seules paroles, dont elle se méfiait pour tout. Ces trois personnes qui auraient pu ne jamais se confronter étaient tombées dans l'abîme pour elle : perdre Métatron, c'était donner une chance de vivre à Lyra ; tuer ses parents, c'était l'achever. L'amour de Lord Asriel et Mme. Coulter avait donné à leur fille unique une espérance de vie considérablement allongée. Ils lui avaient offert une nouvelle naissance, en quelque sorte. Mais le prix à payer était de ne jamais la revoir.
"Jamais ?"
La voix qui résonnait dans les profondeurs de l'abîme était froide et enfantine, comme celle d'une poupée sans vie. Cet enfer froid et vide, ce néant, frémit à ce son, prémice d'un changement. Du réveil.
"Alors qu'il y a tant de choses à réparer et si peu de temps ?"
Les corps, les âmes et les esprits de Lord Asriel, Mme. Coulter et Métatron se mirent en marche, d'abord mécaniquement, puis animés d'une volonté propre. Comprenant ce qu'il se passait, Lord Asriel sursauta et chercha du regard une sortie à cette prison immatérielle, imité en cela par Stelmaria, son daemon. Mme. Coulter fut plus lente, mais sitôt qu'elle comprit, elle tordit son cou dans tous les sens pour trouver une échapatoire. Métatron, quant à lui, attendait seulement.
"Tant de choses à faire... Et si peu de temps..."
Quelque chose ébranla l'abîme obscur, qui se mit à tanguer comme un navire à la dérive. Asriel et Marisa s'accrochèrent l'un à l'autre pour garder leur équilibre, sans comprendre ce que la voix de l'abîme leur disait. De nouveaux mots résonnèrent, sans aucun sens ; et l'univers nocturne qui les avait fait prisonnier sembla s'agiter, prêt à les relâcher. Marisa sentit les bras de son amant passer autour de sa taille, dans une tentative de la protéger, et elle resserra l'étau de ses doigts sur sa chemise. Il y eut un sifflement horrible et suraigu, puis tout sembla exploser, disparaître, et s'évanouir dans l'air.
La première chose que Lord Asriel sentit en reprenant ses esprits fut la sensation de froid. Ses sens avaient été altérés par l'abîme, dans lequel il n'avait jamais senti qu'un vide absolu. Ce courant d'air froid fut celui qui le fit réaliser qu'ils n'étaient plus dans l'abîme. Qu'ils étaient dans un autre monde. Lui qui avait toujours rêvé de conquérir tous les mondes, de défier l'Autorité, de détruire le Régent, était même revenu vivant de l'abîme dans lequel il s'était éxilé ! Et Marisa, dans ses bras, tremblante et incrédule, ne pouvait s'empêcher de sourire, elle aussi, en comprenant ce qui venait de se produire. Métatron, en revanche, n'était pas visible ; mais c'était le dernier souci du couple.
Ils étaient de retour chez eux ! Dans leur monde ! Ils étaient revenus vivants de l'abîme, prêts à vivre encore de nombreuses années. Ils pourraient enfin s'aimer comme ils l'avaient souhaité en secret pendant les années qui avaient séparé la naissance de Lyra et le début de cette folie pour les mondes invisibles. A peine revenus à eux, les deux amants savouraient déjà leurs retrouvailles : les baisers se faisaient brûlants, ardents, dévorants, possessifs ; les gémissements, les halètements se répétaient ; et le tissu qui les séparait ne pourrait pas résister à leurs assauts très longtemps.
Cependant, une intense lumière venue du ciel les interrompit. Une lumière avec des ailes. Un ange. Métatron ? Non, celui-là étit une femme, et portait dans ses mains une sphère lumineuse, qui éméttait des pulsations régulières. L'ange ignora totalement les deux amants enlacés, qui la dévisageaient avec un mélange d'appréhension et d'ébahissement, et déposa la sphère lumineuse sur l'herbe humide. Lord Asriel réalisa à ce moment précis qu'ils étaient dans une sorte de parc, de jardin, orné d'arbres et de haies. Près de l'ange se trouvait un banc solitaire, caché par de nombreuses haies végétales, à l'ombre d'un arbre verdoyant.
Asriel et Marisa se relevèrent pour s'approcher de l'ange, qui se tourna enfin vers eux, tandis que la sphère de lumière se tordait et se distordait, s'allongeait considérablement et se divisait en deux. Incrédules face à cette métamorphose, ils restèrent silencieux, désireux de connaître la nouvelle apparence de cet être apporté par l'ange, mais aussi de savoir s'il s'agissait d'un ami ou d'un ennemi. L'ange ouvrit ses ailes et s'envola, pour surplomber les trois créatures mortelles au sol, et regarda autour d'eux depuis les airs. Puis elle jeta un regard impérieux à Lord Asriel, et dit seulement :
"Expiez vos fautes."
Puis l'ange s'éleva plus haut dans le ciel, jusqu'à se confondre avec les étoiles du ciel nocturne. Une nouvelle bourrasque souffla dans le dos de Mme. Coulter, et elle frémit. Mais ce tremblement n'était rien en comparaison avec celui qu'elle réprima lorsque la sphère de lumière se figea dans sa nouvelle forme. Désormais, étendu par terre, désorienté et endolori, se tenait un jeune homme aux cheveux noirs et aux yeux noisette, avec un daemon-chat noir. Il avait deux moignons à la main gauche, dans laquelle il tenait un débris métallique, semblable à un éclat de miroir, ou de lame. Figée, Marisa balbutia à son amant, lorsqu'il voulut s'approcher de l'inconnu :
"Non ! attends, c'est...
- WILL !"
Un cri d'espoir avait déchiré la nuit, achevant de réveiller le jeune homme amené par l'ange. Sortie de nulle part, une jeune femme aux cheveux défaits accourut jusqu'à lui, en répétant son nom sans y croire. Les deux jeunes gens s'étaient regardés, quelques secondes à peine, et la jeune femme éclata en sanglot dans ses bras, tandis qu'il la serrait contre lui, comme s'il avait voulu ne jamais la lâcher. Il murmura son nom avec tendresse, pour apaiser ses pleurs, ce qui fit frémir Lord Asriel et plus encore Mme. Coulter.
"Lyra ?"
Ce nom avait échappé à Lord Asriel. Sa bouche s'était entrouverte d'ébahissement à la vue de celle qui avait été, à une époque, sa fille. Quand elle leva les yeux vers lui, il reconnut à travers ses larmes les mêmes nuances de bleu céleste que celles qu'il avait jadis vu briller de haine et d'insolence, sur le visage d'une fillette effrontée qu'il refusait de reconnaître. Maintenant, les grands yeux bleus de Lyra brillaient au milieu d'un visage fin, encadré de longs cheveux d'or et de cendres, et ils ne brillaient plus par leur insolence, mais par leur détresse. Lyra avait grandi, comme si le temps qui avait épargné ses parents avait suivi son cours pour elle. Son corps n'était plus celui d'une enfant, mais d'une femme. Le jeune homme ne l'avait toujours pas lâchée ; au contraire, il la serra un peu plus en voyant son visage blêmir.
Etait-ce de la peur qui brillait dans ses yeux ? De la colère ? De la gêne ? Toutes ces émotions qu'elle aurait pu ressentir en reconnaissant son père, qui lui avait toujours menti, qui avait tué son meilleur ami, qui avait été la source de tous ses malheurs. Pourtant elle n'exprimait aucun ressentiment. Son regard larmoyant souriait, plein de douceur et de pureté, d'intelligence et de grâce. Avec un geste maladroit, la jeune femme sécha ses larmes, et se releva en serrant la main de Will, qui l'accompagnait comme son daemon. Les deux couples se firent face, silencieux ; troublés et inquiets, soulagés et heureux. Avant même que Lord Asriel n'ait eu le temps de se demander comment ils avaient été tous réuni - lui, sa maîtresse, sa fille au daemon-martre et le porteur du poignard subtil -, Lyra leur annonça à tous, d'une voix que l'émotion faisait trembler :
"Bon retour à Oxford. Venez... On ferait mieux de ne pas rester dans le Jardin Botanique au milieu de la nuit, ce serait suspect. Ma maison n'est pas loin, venez, vite."
Will l'étreignit brièvement, admirant ce visage qu'il avait quitté dix ans plus tôt et retrouvait enfin, avec délice, et la suivit dans un dédale de rues presque familières. Les parents de Lyra suivaient le jeune couple avec un peu de retrait, sans toutefois les quitter des yeux un instant. Ils ne pensaient plus qu'à une chose : comment Lyra avait-elle pu changer autant en dix ans ? Ce qui amenait d'autres questions, telles que : comment avons-nous pu passer dix ans dans l'abîme ? comment Will a-t-il pu atterir ici ? qui était cet ange ? Autant de questions sans réponse. Mais il était tard, et il faisait froid dehors, alors ils se laissaient conduire par une jeune femme sobre et magnifique, dont le daemon joyeux riait avec celui de Will. Les deux jeunes gens se tenaient par la main, fous de joie à l'idée de se retrouver, ce qui plongea leurs aînés dans la confusion.
Dans l'abîme, ils avaient compris que les frontières entre les mondes avaient été refermées ; que tout le monde avait du rentrer chez soi. Ils avaient appris que les personnes qui quittaient leur monde pour un autre ne pouvaient y vivre plus de dix ans avant de mourir. Or Will et Lyra paraissaient tous deux en pleine santé, tout comme leurs daemons ; et puis, rien n'expliquait comment Will était arrivé avec un ange, sous la forme d'une sphère lumineuse. Tout devenait confus dans l'esprit de Lord Asriel, ce qui l'énervait au plus haut point. Mais à côté de cela, il était incapable de montrer son irritabilité face à Lyra, dont la grâce discrète le troublait.
Lyra conduisit le petit groupe dans le centre-ville d'Oxford. Sa maison, disait-elle, n'était plus très loin. Ils avançaient en silence, dans un décors familier et pourtant différent. Les magasins n'étaient parfois plus les mêmes, certains immeubles que Will avait l'habitude de voir dans son monde avaient disparu dans celui-ci, et surtout, ce silence presque surnaturel qui étonnait Mme. Coulter, qui ne se souvenait pas d'avoir vu un Oxford si calme... Lyra, en revanche, marchait avec assurance, précédée de Pantalaimon et de Kirjava ; ses cheveux dansaient comme une étincelle dorée dans la pénombre, virevoltant à chaque fois qu'elle bifurquait dans une nouvelle ruelle. Will avait d'ores et déjà remarqué qu'elle le faisait exprès ; s'ils n'avaient croisé personne, c'était parce qu'elle avait fait des détours pour éviter les axes habités. Pan, devant elle, l'altertait de toute présence dangereuse. Elle ne craignait rien pour elle ; mais il fallait se souvenir que, dans son monde, Will n'existait pas, et Lord Asriel et Mme. Coulter étaient considérés comme morts.
Enfin, Lyra déboucha sur une rue dégagée, non sans avoir jeté des regards nerveux autour d'elle. Puis, soulagée de trouver la rue déserte, elle s'arrêta au niveau d'une boutique de tailleur, et sortit un trousseau de clés. Ses parents regardèrent autour d'eux, sans comprendre. Ils s'étaient attendus à ce que Lyra les conduise à Jordan, "sa maison" comme elle l'avait dit. Ils étaient cependant non loin de St Michael's, et Will avait lu sur une plaque "New Inn Street". Interrompant leurs réflexions, Lyra poussa une petite grille de feravec un léger grincement, et leur indiqua d'entrer, vite. Une fois passés, elle referma la porte, et les devança jusque dans une cour où les massifs de fleurs accompagnaient les dalles anciennes. Entourant la cour, il n'y avait que deux maisons, toutes droites et visiblement anciennes. Un escalier permettait aussi d'accéder à la boutique du tailleur ; Lord Asriel ne comprenait pas pourquoi sa fille les avait fait venir là, alors que Jordan n'était qu'à quelques rues. Il croisa le regard de Lyra, calme et assuré, et la jeune femme sourit, comme si elle avait compris ses pensées les plus profondes. Décidément, quelque chose avait changé, mais ce n'était pas du aux dix ans qui les séparaient. Leurs mondes semblaient s'être opposés : là où Lord Asriel ne voulait voir que la noirceur du monde, Lyra baignait dans un halo de lumière dorée. Elle baignait dans la Poussière.
