Le cadeau de Noël

L'après-midi du 23 décembre 1625, le capitaine de la compagnie des mousquetaires du roi, monsieur de Tréville, avait fait venir à son bureau ses hommes un par un, remettant à chacun la liste de leurs tours de garde pour les prochains jours. Sur le parchemin était aussi inscrit le nom des coéquipiers affectés à la même ronde.

L'obscurité commençait déjà à s'installer et le ciel gris, chargé de nuages, annonçait de la pluie - ou de la neige - pour les prochaines heures. D'Artagnan s'était assis sur le parvis de l'hôtel particulier de son supérieur, le papier de ses assignations à la main. Il le regardait avec absence, sous la lueur émanant de la fenêtre de la salle commune, se demandant comment il pourrait bien annoncer la nouvelle…

« Ca ne va pas, d'Artagnan ? »

Le jeune gascon, ayant reconnu la voix claire d'Aramis, releva la tête. Légèrement penchée vers lui, les mains croisées derrière le dos, son regard brillait de cette douce préoccupation si particulière aux femmes. Elle seule comprendrait et ne se moquerait pas s'il lui disait…

« Et bien…le capitaine m'a assigné un tour de garde demain, au soir de la veille de Noël. Et moi, je voulais…enfin j'avais prévu… » Il rougit.

« Vous vouliez la passer avec Constance, c'est cela ? » fit-elle avec un tendre sourire.

« Oui, c'est ca… » soupira-t-il, soulagé de voir, comme il l'avait deviné, qu'elle ne faisait aucune plaisanterie à ce sujet. « C'est son seul moment de congé ! »

Aramis soupira imperceptiblement. Comme elle l'enviait de pouvoir passer Noël en compagnie de celle qu'il aimait ! Elle n'avait jamais eu l'occasion d'en passer un avec François…« Dans ce cas…donnez-moi votre tour de garde! Et prenez le mien en échange. Je ne suis assignée que le lendemain. »

« C'est vrai ? » le visage du jeunot s'éclaira. « Mais vous-même ?... » demanda-t-il ensuite, inquiet.

Elle haussa les épaules avec une indifférence feinte, mais qui trompa toutefois d'Artagnan. « Où voulez-vous que j'aille ? Je vous rappelle que je me suis enfuie de chez moi et que ma famille m'a, pour ainsi dire, reniée !» Elle se força à rire, bien que la solitude lui pèse énormément. Un autre Noël passé seule…cela ferait-il une différence ? Elle lui tendit prestement son vélin. « Tenez ! et donnez-moi votre assignation.»

D'Artagnan pris lentement la liste d'Aramis comme s'il s'agissait d'un parchemin royal, le plia et le fourra prestement à l'intérieur de son pourpoint. Les larmes lui venaient presqu'aux yeux : il pourrait passer Noël avec sa douce !

Il se leva d'un bon, failli étrangler Aramis de deux bras forts puis parti à toute vitesse annoncer la nouvelle à Constance, criant à qui voulait l'entendre qu'Aramis était le meilleur ami qu'il n'ait jamais eu.

La jeune femme rit de sa joie tout en secouant la tête. En voilà au moins un qui sera heureux !

« Bon, avec qui je passerai la veille de Noël, alors? » Elle déplia le bout de papier que lui avait remis le jeune homme et l'examina. « Avec Porthos ? Ca sera joyeux ! »

Oui, c'est ça…les mousquetaires étaient sa nouvelle famille…

« Vous êtes mal, Porthos ? Vous avez à peine touché votre assiette… »

La mélancolie du géant contrastait avec l'humeur joyeuse de la taverne où il s'était attablé avec Athos. Les coudes sur la table, le menton calé dans une paume, Porthos, à l'aide d'une cuillère, tapotait sa nourriture.

« C'est cette assignation du capitaine…regardez-moi cet horaire minable !" Il flanqua son papier devant son interlocuteur. «Je suis assigné demain, le soir de la veille de Noël, et ensuite seulement le 26 au matin ! J'aurais pu aller visiter mes parents, et ma sœur, et mes frères...Trois heures de cheval et je suis rendu! Mais non, je suis coincé ici ! »

Athos regarda son parchemin. « 26, 27, 28. Toute la journée. Ce n'est pas mieux.»

« Vous plaisantez ?" s'écria Porthos. "J'aimerais avoir votre chance ! Vous pourriez partir dès ce soir, et revenir dans 3 jours…»

« Échangeons nos tours, alors ! » déclara Athos en tendant son assignation vers son ami.

« Quoi ? Athos, j'apprécie, vraiment…mais vous-même ? Vous pourriez visiter votre famille… »

"Peuh..." Athos regarda le fond de son verre vide avec intérêt. « Aubergiste ! A boire ! » cria-t-il en direction des cuisines. Puis, revenant à Porthos, il lui arracha son assignation des mains et lui remit la sienne. « Donnez-moi ça…je préfère bien mieux être de garde avec »–il examina le papier de Porthos – « avec d'Artagnan. Au moins, je sais que je ne serai pas ennuyé ! »

« Vous…vous êtes sérieux ? » demanda Porthos, fébrile.

Athos leva les yeux sur lui et sourit. « Mais oui…allez-y ! »

Le cri de joie de Porthos se fit entendre jusqu'à l'extérieur de l'établissement. « Vous l'avez entendu ? A BOIRE, AUBERGISTE ! »

24 décembre 1625,

6 heures du soir,

à la porte principale du Louvre.

« Mais que faites-vous ici ? »

« Et vous donc ? Je suis supposé être de garde avec d'Artagnan ! »

« Et moi, avec Porthos ! »

Athos et Aramis, leurs mousquets sur l'épaule, regardèrent tous deux leurs assignations, où plutôt celles qu'ils avaient échangées avec leurs amis avant d'être pris d'hilarité.

« Eh bien, je crois que nous avons fait deux heureux ! » Athos déposa son arme et s'assit sous le portail.

Aramis approuva de la tête et s'assit à son tour à côté d'Athos. La porte principale avait l'avantage d'être composée d'une profonde arche qui permettait aux soldats y étant affectés d'être protégés des intempéries.

« Je ne sais pas pourquoi on nous fait faire une ronde ici…c'est complètement désert, » se plaignit la jeune femme avec moquerie. "Et moi qui croyait être avec Porthos ce soir… » Avec un sourire, elle tira de sous sa cape une bouteille. « Nous allons pouvoir rester au chaud !»

Athos eut un petit rire en sortant son jeu de carte. « Bonne idée ! Il fait plutôt froid ce soir… » En effet, une fine brume s'échappait de leurs bouches, trahissant le rythme de leur respiration.

Athos tira sur les pans de sa cape pour la ramener près de son corps tandis qu'Aramis débouchait déjà la bouteille de vin. Au loin, provenant de la chapelle du Louvre, ils pouvaient entendre les capucins chanter leurs hymnes à la gloire du Seigneur à naître...

Pendant plusieurs heures, tout en jouant, buvant et divaguant, Aramis ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi Athos semblait toujours seul. Il ne parlait jamais de sa famille ou de sa vie passée, comme si elles n'avaient jamais existé. Cela lui rappelait sa propre vie à elle...Elle était un peu mal à l'aise de vouloir lui poser une question aussi personnelle, d'autant plus qu'elle n'aurait pas apprécié se la faire poser...Elle ouvrit toutefois la bouche pour le questionner mais une exclamation de son ami la retint pendant quelques instants de plus.

« Oh, Aramis ! Regardez ! De la neige ! »

Une légère neige blanche s'était mise à tomber lentement, recouvrant d'un mince tapis pâle l'allée devant eux. C'était presque charmant de voir Athos s'extasier aussi facilement devant une chose aussi banale…

« Athos… ? » demanda-t-elle finalement. Elle voulait absolument savoir.

« Oui ? » répondit-il doucement.

« Pourquoi ne fêtez-vous Noël pas avec votre famille ? »

Le sourire sur le visage d'Athos s'obscurcit jusqu'à en devenir triste. Il baissa le regard.

« Bah…retourner dans ma famille…pour me faire dire que j'ai raté ma vie ?…qu'il faut que j'oublie à tout prix ?...Qu'en tant que membre de cette famille, j'ai des obligations à remplir ?... » Un sourire sarcastique se dessina sur ses lèvres. « Je préfère rester seul. J'oublierai quand j'en aurai envie. »

Aramis resta coite. Elle ne s'attendait pas à de telles confidences, bien qu'elles fussent très vagues.

« Et vous-même ? » questionna ensuite Athos et relevant les yeux sur elle.

« Moi ?... » Elle sembla se perdre dans ses pensées. « Bah…retourner dans ma famille…pour me faire dire que j'ai raté ma vie ?…qu'il faut que j'oublie à tout prix ?...Qu'en tant que membre de cette famille, j'ai des obligations à remplir ?... »

Elle avait volontairement utilisé les mêmes mots qu'Athos avait prononcés, étant étonnée de constater que sa réponse à lui correspondait parfaitement à la sienne. Est-ce qu'Athos avait aimé une femme qui était morte, que sa famille voulait le pousser à épouser quelqu'un d'autre en l'encourageant à oublier son premier amour?...

Contrairement à Aramis, son camarade poussa l'interrogatoire après avoir nerveusement bu une bonne rasade de vin à même le goulot de la bouteille, qu'il tendit ensuite à la jeune femme.

« Quel genre d'obligations ? » demanda le sombre mousquetaire.

Elle bu aussi pour se donner du courage afin de répondre. « Me marier et avoir beaucoup d'enfants ! »

Pour une raison inconnue, Athos ne pouvait tout simplement pas s'imaginer son compagnon entouré d'une nombreuse marmaille. S'évoquant Aramis avec deux marmots sur les bras et d'autres à ses pieds, aux côtés d'une fille aussi enceinte que l'avait été la Sainte Vierge au même jour, des centaines d'années plus tôt, Athos ne put s'empêcher de retenir son hilarité.

« Ouais, je sais… » fit-elle en le voyant pouffer.

« Pardonnez-moi ! Je…c'est seulement que… » Il plaqua la main sur sa bouche et la regarda, amusé mais à la fois contrit, honteux d'avoir songé qu'Aramis aurait été mieux assorti avec…un autre homme, plutôt qu'avec une femme.

« Ca va…moi aussi, je m'imagine mal… » Elle força un sourire qu'elle ne put conserver. Ses yeux se levèrent alors vers le ciel enneigé. Il n'y avait rien de plus vrai : pas un seul instant elle n'avait pensé à une vie passée aux côtés d'un autre que François. C'était ses enfants à lui qu'elle aurait voulu porter, pas ceux d'un autre… Les coudes sur les genoux, elle joignit les mains et croisa les doigts, comme dans un moment de prière, et fixa le vide.

« Aramis…je suis sincèrement désolé…je n'aurais pas du… » Mal à l'aise de la voir si triste, Athos se confondait en excuses.

Seuls ses yeux azurs se tournèrent vers l'homme. « Ca va…ne vous en faites pas…J'aime beaucoup ma vie de mousquetaire, même si elle est très loin de celle que je souhaitais avoir, autrefois. »

Il aurait tellement voulu lui poser des dizaines d'autres questions en cette veille de Noël. Le ton de confidence qui s'était installé entre eux, le calme de la nuit bénie, la faible neige qui semblait effacer tout ce qui les entourait…Après avoir entr'ouvert la bouche, penchant légèrement son torse vers l'avant, il comprit toutefois que le silence imposé par Aramis signifiait qu'elle n'en dirait pas plus.

Aramis, de son côté, avait perçu le mouvement des lèvres de son camarade et le léger recul que son corps avait effectué ensuite : Athos se retirait de la conversation. A contrecœur, elle le laissa quitter leur bulle. Pourtant, elle aurait voulu tout lui avouer, même si son capitaine le lui avait interdit ! Son cœur se serra de peine…quand serait le prochain moment où ils pourraient être seuls et échanger leurs secrets?

« Je ne peux pas vous dire ce que j'aimerais tellement vous dire...! » souffla-t-elle au bord des larmes.

Dans le regard brillant d'Aramis, Athos compris. Il ne savait exactement comment il l'avait compris… mais il savait maintenant. En se regardant dans les yeux pendant un très long moment, Aramis su également qu'Athos avait tout deviné à son sujet. Elle baissa la tête, honteuse de lui avoir menti pendant tout ce temps.

Athos voulu lui dire qu'il ne lui en voulait pas, qu'il avait lui-même menti sur son identité…mais les mots ne venaient pas et restaient pris dans sa gorge.

Au loin, le carillon de Notre-Dame sonna douze coups. Les deux sursautèrent et regardèrent dans la direction de la célèbre cathédrale. C'est seulement à ce moment qu'Athos remarqua qu'Aramis avait pleuré : une fine ligne argentée, que faisait miroiter les rayons d'une lune bleutée, parcourait sa joue. En la voyant, il réalisa que c'était cette étincelle mouillée qui, tremblant dans le coin de son oeil bleu, avait trahi le secret de la jeune femme.

« Notre tour de garde est terminé… » laissa-t-elle tomber. Au loin, tout au bout de l'allée, elle pouvait voir leurs remplaçants approcher. Elle ne savait si elle devait être heureuse ou non de quitter à compagnie d'Athos...

Athos se leva en souriant puis lui tendit la main pour l'aider à se relever. « Vous venez entendre la messe avec moi ? Si nous nous dépêchons, nous arriverons à temps pour le Kyrie… »

Les yeux et le sourire d'Athos étaient si sincères ! Se pouvait-il qu'il ne lui en veuille pas? Lentement, un peu nerveuse, elle accepta sa poignée de main et se leva. Elle mettait de l'ordre dans ses vêtements quand Athos approcha sa main de son visage. Délicatement, il balaya son pouce sur sa joue et effaça la trace de sa larme. Elle détourna le regard.

L'homme s'occupa de saluer les mousquetaires qui prenaient leur place tandis qu'Aramis restait silencieuse, légèrement à l'écart. Puis, leurs mousquets sur l'épaule, ils se dirigèrent vers l'église la plus proche, marchant en silence, seule la neige craquant bruyamment sous leurs bottes brisait la profonde quiétude de la nuit.

Kyrie eleison…Christe eleison…Kyrie eleison…

Aramis se tenait bien droite, les bras le long du corps, regardant avec honte le plancher de l'église. Kyrie eleison. Seigneur, prends pitié…pardonne-nous nos péchés…Combien de péchés avait-elle à se reprocher ! D'abord celui d'avoir menti à son ami le plus proche? Est-ce qu'Athos l'avait invitée à se rendre à la messe pour le Kyrie, suggérant subtilement à Aramis qu'elle avait quelque chose à se faire pardonner?

Une main enroulée discrètement autour de la sienne coupa court à ses pensées. Avec un sourire franc et sincère, Athos s'approcha de l'oreille de la jeune femme, sa joue frôlant la sienne, et murmura :

« Joyeux Noël, Aramis…Je suis si heureux de vous avoir comme amie!»

La main de la mousquetaire se cramponna aussi fort qu'elle put autour de celle de son compagnon en un silencieux remerciement. Mais il lui semblait que sa main seule n'était pas assez pour lui dire combien elle était reconnaissante de l'avoir acceptée. Elle se tourna donc vers lui et l'enveloppa de ses deux bras, le pressant contre elle aussi fort qu'elle le pouvait, tandis que deux larmes de joie couraient librement sur son visage. C'est d'une voix craquée par l'émotion qu'elle lui répondit:

« Joyeux Noël, Athos !… »

Autour d'eux, les paroissiens maugréaient en leur disant de se taire. Mais les deux mousquetaires enlacés ne s'en soucièrent guère.

FIN