La lagune est sale et il piétine devant le grand canal.

Quand il est arrivé il y a deux jours, il pleuvait. Le taxi qui le prit en charge à l'aéroport Marco Polo le déposa Piazzale Roma, dernier terminus autorisé pour les voitures, et il dut faire tout le trajet jusqu'à son hôtel sous des trombes d'eau, avec l'impression puérile et un peu ridicule que les éléments s'étaient ligués contre lui dans l'intention du lui gâcher son séjour. Naïvement, en préparant ce voyage, il s'était imaginé que le soleil brillait constamment sur Venise. Illusion qu'un ciel chargé et gris s'était empressé de briser en déversant sur lui, et accessoirement sur tous ceux qu'il croisa et ils étaient nombreux, une pluie lourde et franche. Stupidement, en remplissant sa valise, il avait oublié de prendre un parapluie et, après quelques ruelles parcourues en baissant le nez et en relevant inutilement le col de sa veste, s'obstinant à se dire que ce n'était pas quelques gouttes qui entacheraient sa première rencontre avec la cité lacustre, il se résigna à en acheter un à un marchand ambulant. Contrairement à une loi du marché fortement répandue, par temps de pluie le besoin crée l'offre et, dont on ne sait où et aux premiers signes d'une averse prochaine, sortent, surtout dans les lieux touristiques, de jeunes marchands d'origine étrangère pour la plupart, Europe centrale ou Afrique subsaharienne, et qui proposent aux badauds soulagés capes imperméables aux couleurs fades et parapluies à la robustesse douteuse, baleines à la rigidité molle qui se plient au moindre souffle et manche télescopique qui refuse de s'ouvrir au bout de deux utilisations. Maugréant contre lui-même et contre son empâtement dans un certain confort, il paya une fortune cet accessoire présentement nécessaire, qu'il savait ne pas réutiliser par la suite. Le jeune homme qui lui vendit l'article, grand échalas à la peau noire et au sourire blanc et faux, « trop maigre » pensa-t-il, lui expliqua gentiment le fonctionnement du bouton poussoir.

Où qu'il soit, chez lui à Londres ou dans une ville qu'il visite, lieux prisés par un tourisme de masse, il s'étonne toujours de cette armée de clandestins, ou pas, certains ont-ils peut-être l'honorable chance de disposer d'un titre légal de séjour, petites fourmis ouvrières qui offrent à la vente, selon la météo, lunettes de soleil, casquettes, parapluies, bouteilles d'eau minérale. Où vivent-ils ? Où rentrent-ils le soir après avoir usé leurs mauvaises chaussures sur les trottoirs encombrés ? Habitent-ils tous ensemble dans d'immenses campements de fortune ou ont-ils des familles qu'ils rejoignent à la nuit tombée et que les quelques sous gagnés permettent de faire survivre ? Où trouvent-ils leur marchandise et y a-t-il, dans une hiérarchie de la misère, d'autres mieux placés, grossistes en bibeloterie de piètre qualité, qui leur fourguent la camelote qu'ils s'échinent à commercer ? Lors de ses voyages, il a déjà rencontré des touristes comme lui, car il n'est pas question de s'exclure d'une foule dont il est conscient de faire partie, qui s'indignaient non pas du sort misérable de ces marchands à la sauvette, mais de leur profusion. L'hippopotame, gras et hypocrite, préférerait ne pas voir le pique-bœuf qui nettoie sa gueule. Mais si l'on loue les mérites de grands groupes hôteliers qui engraissent leurs actionnaires en privatisant des espaces qui appartiennent à tous, pourquoi refuser à la lie de venir grappiller quelques miettes ?

Ces considérations ternissent parfois ses voyages mais il aime la beauté et, sa mauvaise conscience une fois consommée, scrupules de participer à un système qui en enrichit certains et en méprise d'autres, il continue de la fréquenter, malgré ce voile qui la pare. Un jour peut-être sera-t-il trop dégoûté ou trop conscient, et il cessera ses pérégrinations.

Muni de son parapluie à l'armature suspecte et à la toile aussi fine qu'un papier à cigarettes, imperméable, vraiment imperméable ? et tirant derrière lui sa valise à roulettes, il continua son chemin, désireux finalement de voir la place San-Marco avant d'atteindre son hôtel.

En arrivant par la calle larga Ascensione, il déboucha sous les arcades, à l'extrême ouest de la place. Image chahutée qu'il découvrit puisque dans l'immense espace qui s'ouvrait devant lui, aucune trace de pigeons, les volatiles ayant déserté l'endroit, rebutés par l'eau qui tombait du ciel. Cette pluie qu'il avait jugée inopportune en sortant de l'aéroport, s'avérait en définitive bienvenue, elle nettoyait aussi le pavement de tout être humain. Les dalles en trachyte de Vérone, nues et striées par la pierre blanche d'Istrie, luisaient et offraient au regard leurs motifs géométriques, perspective linéaire parfaite jusqu'aux abords de la basilique. Cette vision le fit sourire de satisfaction, incrustation dans la réalité tridimensionnelle d'une notion maîtrisée assez tardivement, objet de principes mathématiques complexes. Avant de voir les effets du point de fuite dans les tableaux des peintres vénitiens, il en voyait une copie. Copie réelle, matérielle, qui pour d'autres serait plutôt le modèle mais qui dans son esprit ne devance pas mais suit ses représentations. Une chose n'existe que parce qu'elle est représentée.

Seuls quelques enfants en cirés et bottes en caoutchouc s'amusaient au milieu de la place, sautant dans les flaques, jouant à ne pas s'éclabousser. Certains même, aventuriers et téméraires, brandissaient de grands parapluies qu'ils inclinaient sous des gouttières dégoulinantes. A intervalles irréguliers, les parapluies étaient fermement maintenus sous les trombes que vomissaient les gargouilles, puis promptement abaissés, obligeant les enfants dans un jeu d'évitement à s'écarter pour que s'écroulât à côté d'eux une chute d'eau sale. Abrités sous les arcades, des parents inquiets et trop sérieux grondaient leur progéniture, trempée jusqu'aux os. Il sourit un peu plus, persuadé que sa fille Rosie aurait voulu se mêler à ces jeux.

Un souvenir en appelant un autre, il songea à sa première intention en venant à Venise : il était en pèlerinage. Croyant le temps infini comme peuvent parfois le croire de jeunes époux, ils avaient toujours repoussé aux calendes grecques leur venue ici, embarrassés même par ce projet, le trouvant trop conventionnel ou trop sucré pour eux. Et puis, sous les traits d'un automobiliste alcoolisé et meurtrier, la vie s'était fait un devoir de leur rappeler, et surtout à lui qui aurait dû le savoir, que le temps est fini et qu'il peut même se clore de manière cruelle.

Machinalement, il porta sa main droite à son annulaire gauche et fit rouler autour de son doigt l'anneau en argent à l'intérieur duquel, à côté du poinçon, s'inscrivent les deux prénoms : Mary et John.

Les yeux perdus dans le rideau gris qui balayait le volume ouvert et vide de la place où se dressait solitaire, le campanile, il se sentit triste soudain. Mais un enfant, en maniant trop vivement son parapluie devant lui, l'éclaboussa, baragouina quelques excuses dans une langue qu'il n'identifia pas et tous deux, comprenant qu'ils ne se comprenaient pas, éclatèrent de rire. Le petit garçon, après avoir refermé son parapluie, s'enfuit dans la galerie, parmi une foule bruyante, mouillée et impatiente. Plus loin, sans doute, l'attendaient ses parents. Le vacarme que produisait sous les arcades résonnantes, cette foule amassée et bruissante de ronchonnements polyglottes contre une météo inconvenante, lui fit mal au crâne, il lui tourna le dos et se mit en quête de son hôtel.

Aujourd'hui le ciel est plus clément bien que s'y maintiennent de gros et paresseux nuages blancs aux franges indistinctes et John se demande s'il verra Venise sous le soleil. Ce matin, en quittant son hôtel, il n'a pas mis son superbe chapeau en paille d'Italie, dont le ruban noir s'effiloche à ses extrémités et qu'il a trouvé il y a quelques années chez un antiquaire. Mary aimait beaucoup ce chapeau et se moquait de lui quand il le mettait, lui volant parfois. Elle le portait penché sur le côté droit, avec un air canaille qui donnait à chaque fois à John des envies de baisers.

Au bord du grand canal, il attend sagement de pouvoir enfin entrer dans la Gallerie dell'Accademia. Il a acheté sur internet un billet coupe-file espérant ainsi éviter cette attente, il ne pensait pas qu'il ne gagnerait que le droit de faire la queue parmi ceux qui ont eu aussi la même idée. Il y a donc deux files devant l'entrée principale du musée, celle des insouciants qui se pointent le nez au vent, et celle des prudents qui se renseignent avant de venir. Comme seule consolation à son désappointement, il remarque malgré tout que la file dans laquelle il se trouve est plus courte et avance plus vite. De toute façon, quel que soit le lieu public, c'est désormais partout la même rengaine : vigiles à l'entrée, radiographie des sacs, vidage des poches dans de grands bacs en plastique, portiques de sécurité. Tout le monde est devenu potentiellement dangereux et l'on n'entre pas sans montrer patte blanche. Le jour où l'on devra aussi montrer son âme, plus personne n'entrera.

Dans sa poche, son téléphone vibre. C'est Rosie.

« Salut papa ! Comment ça va ? »

Un signe de sa fille au bout de seulement deux jours de séparation, elle a quelque chose à demander. Un sourire aux lèvres, il pianote sa réponse.

« Bien. Et toi ? »

« Super ! j'ai eu un A en Sciences »

Fine stratège, elle tente de soudoyer son interlocuteur.

« Félicitations ma grande »

« C'était facile ) c'était de la biologie »

« Ton père est médecin… »

« Voilà, j'ai ça dans le sang… »

Tentative d'établir une complicité, intelligemment jouée. Puis :

« Dis papa, comme j'ai eu un A, je peux aller chez Jade ce soir ? »

Le loup sort enfin du bois, la requête ne fut pas longue à venir.

« Demande à ta tante, c'est elle qui te garde. »

« Justement, Harry ne veut pas. Tu peux lui dire que toi tu es d'accord ? »

« Non Rosie. Si Harriet dit non, c'est non. »

« Mais papa… »

« Non »

« Je vous déteste tous les deux. La prochaine fois, j'aurai un E »

« Je n'en crois rien. Tu es trop orgueilleuse. Je t'embrasse ma fille. »

« :p »

Devant le vigile au sourcil circonspect et au visage las, John laisse filer un rire léger en rempochant son téléphone. A l'ordre automatique que tout le monde comprend, accompagné d'un « per favore » fatigué, il met les bras en croix. Encore quelques mètres à faire et enfin il pourra entrer.

oooOOOooo

Il effectue d'abord ce qu'il appelle un tour de chauffe et parcourt d'un pas rapide l'ensemble des salles. Il sait qu'il ne peut pas tout voir en une seule visite et prévoit de revenir alors il s'emploie à repérer les tableaux devant lesquels il voudra prendre son temps. Il n'a jamais compris les gens qui pensent sincèrement avoir visité un musée en y restant une ou deux heures. En une ou deux heures, on ne voit rien.

Ses pas le mènent de salle en salle, vastes et lumineuses ou étroites et sombres selon la célébrité des œuvres qui y sont exposées. D'instinct ce sont les petites salles qu'il préfère parce qu'elles sont vides et qu'il peut y rester sans craindre d'être bousculé par une foule passante qui ne mesure pas la beauté de ce qu'elle ne regarde pas.

Guidé par des habitudes acquises au long de ses voyage et initiées par Mary qui avait le sens de l'organisation, il note dans un petit carnet qu'il tient toujours dans la poche intérieure de sa veste, les noms et les emplacements des toiles qui attirent son regard. Devant certaines, il s'arrête, intrigué par une perspective bancale, fasciné par une couleur dont il ne comprend pas l'origine, amusé par un détail absurde. Pour qui veut voir, la surprise n'est pas dans les œuvres majeures, encensées par la critique et indiquées comme incontournables mais dans les tableaux au demeurant ratés, produits d'une recherche, d'un essai, parfois infructueux, mais où s'annoncent une technique, une voie qui se déploieront chez d'autres. Souvent certaines croûtes, objectivement ne valent rien dans leur ensemble et pourtant sont précieuses par la rondeur d'une main dessinée, par le creux dans une robe d'un pli si parfaitement ombré qu'on voudrait y glisser ses doigts, par la délicatesse d'un feuillage. Il semble à John que certaines toiles ne sont peintes que pour le détail qu'il y trouve et sur lequel il imagine que le peintre a mis toute son attention. Et peu importe finalement la vision d'ensemble d'un tableau quand s'en détachent la blancheur opaline d'un ongle, la courbure sensuelle d'une seule boucle dans la blonde chevelure d'une vénus ou d'une vierge, le regard martial et décidé d'un guerrier dont le visage par ailleurs est grotesque ou hideux, la ligne bleutée d'un horizon vallonné.

John marche donc, attentif et scrutateur, au milieu des gens et des couleurs, zigzaguant de gauche à droite, cherchant la perle rare, celle qui le fera à coup sûr revenir. Par bonne conscience, dont il n'arrive pas encore à se débarrasser, car en dilettante il se croit illégitime à assumer même intérieurement certains goûts, il prend quelques instants, qui lui font pousser des soupirs muets et impatients, pour regarder ces œuvres majestueuses et imposantes, devant lesquelles des grappes de touristes dont les yeux ont été remplacés par des téléphones, se forment, encerclant un guide qui récite d'une voix monocorde un éloge plat. Mais non, vraiment, en y mettant pourtant tout son cœur, en faisant tous les efforts dont il est capable, John n'aime ni le Tintoret ni Véronèse. Tout le monde peut bien s'ébahir et se pâmer d'admiration devant Le Miracle de l'Esclave ou Le Repas chez Lévi, John lui, n'éprouve rien et dans sa tête, la petite voix espiègle de Mary le rabroue « Quand même John… » mais il sait qu'elle se réjouit de son esprit de rébellion et d'indépendance.

Ragaillardi, il pénètre dans la salle suivante et immédiatement il le voit. Ce n'est pas un tableau, c'est un peintre. Assis sur un petit siège pliable dont la toile rouge se bombe par en dessous sous le poids des fesses, il courbe le dos sur un grand calepin à dessin au bord spiralé duquel s'accrochent de longs doigts pâles. L'homme est positionné de trois quarts et John, là où il est, planté à l'entrée de la salle, peut deviner et son profil et ce qu'il dessine. Les genoux croisés sont un support malhabile pour que s'y équilibre convenablement la tranche inférieure du calepin et par un effet de friction imprévu, le papier se plisse, ce qui semble agacer l'homme qui d'une paume automatique lisse la feuille entre chaque coup de crayon. Il utilise un crayon assez simple, en graphite, et ses traits sont noirs, il travaille la forme avant de travailler la couleur. Le poignet virevolte avec économie, ce ne sont que des esquisses qui tapissent la feuille, brouillons répétitifs d'un même motif que John ne comprend pas, et la carnation pâle de la main, salie par la poussière du crayon, et de la jointure fine et souple, se prolonge sur des avant-bras que laissent découverts les manches retroussées d'une chemise blanche. Au col de la chemise réapparaît cette pâleur, violemment contrastée par une chevelure d'un noir corbeau qui a le pouvoir d'aspirer à elle toute la lumière de la salle, comme si dans ce miroir opaque tout se réverbérait. Toute affaire cessante, cet homme devrait peindre ses propres cheveux, tant ils représentent un défi pour la figuration de la lumière et les effets qui l'accompagnent. Le front s'orne de rides de concentration, les sourcils à la teinte plus claire que la chevelure sont froncés, le rideau des paupières, baissé, ne permet pas à John de voir la couleur des yeux. Dans ce visage où se lit un travail intense, combiné à une frustration légère, se dressent telles deux crêtes improbables dans une vallée, une pommette saillante et un arc de cupidon anguleux, qui, comme les cheveux, ont la vertu d'attirer la lumière. Reliefs minimes, augmentés par les rayons qui s'y brisent et ce faisant les enrobent. Tout est affaire de lumière chez cet homme, et quand John se recule, il réalise qu'il n'est nulle question de couleur. Tout est soit noir soit blanc, de la peau à la chemise, des cheveux au pantalon. Seule la toile du siège met dans la scène une pointe d'incarnat.

Serait-ce la plus belle chose que John ait vue depuis qu'il est entré ? Il n'irait pas jusqu'à le dire mais ça l'amuse de le penser. Il s'avance alors et lève les yeux. Sur le mur, en face du peintre, se tient Le Jeune Malade de Lorenzo Lotto. Sans concordance absolue, car le jeune homme dans le tableau a un visage plus allongé, il semble malgré tout à John que le modèle est descendu de la toile pour venir s'asseoir devant elle. Processus infini d'imitation qui a commencé il y a des siècles par l'initiative créatrice de Lotto et qui se poursuit sous les yeux de John. « Vous devriez essayer l'autoportrait, ce serait plus simple » se propose de dire John mais il n'en fait rien et pose un quart de fesse sur le bord d'un banc, derrière le peintre. Dans toutes les salles ou presque, il y a ainsi des bancs où s'affalent des touristes fatigués, qui ont des vies si trépidantes qu'elles exigent d'eux que leur messagerie soit régulièrement consultée. Chacun regarde un écran bleuté où s'affichent des messages insignifiants, personne ne voit le petit miracle que John observe. C'est finalement très bien comme ça, John apprécie assez l'idée d'être le seul à percevoir de la beauté là où les autres ne voient rien.

Dans cette proximité autorisée, John ose regarder avec plus d'attention ce que l'homme dessine. Ce n'est pas un amateur, John en est sûr, les coups de crayon assurés et la technique maîtrisée le confirment, et sur la feuille blanche se répète en plusieurs exemplaires et sous différents formats, la copie d'un unique détail du tableau en face d'eux : les plis que fait la nappe en tombant de la table. Les yeux de John vont et viennent, du modèle sur le mur à l'imitation dans le calepin. Peu à peu apparaissent à John d'infimes différences. Sont-ce des échecs, des essais ou des réussites que cette cassure plus prononcée, cette longueur du trait, cette incurvation plus profonde ? Et puis, tout aussi lentement, s'impose à John l'idée, et il ne sait d'où elle vient, que ces deux grands plis qui en encadrent un plus petit, sont d'une obscénité folle. Sans qu'il ne puisse dire de quoi ces plis sont la métaphore, il y voit l'expression d'une chair ouverte et lancinante.

Se sentant inconvenant soudain, il se penche et demande : « ça ne vous dérange pas ? » en tentant l'anglais, car après tout il ne connaît pas la nationalité du peintre qui, au bout de quelques longues secondes, répond, en anglais lui aussi, un anglais parfait, celui des quartiers les plus bourgeois de Londres : « de quoi ? ». Il n'a pas tourné la tête et son ton est à la limite de l'impolitesse, pourtant John insiste et s'excuse : « que je vous regarde… »

Alors l'homme se retourne et John a l'impression d'être frappé au visage, ses yeux sont du même mélange tranché et fondu que le sont la nappe et l'étole qui la double sur le tableau : superposition d'un vert chaud et épais et d'un bleu plus froid et brillant. Comment la nature a-t-elle pu dans le même iris marier ces deux couleurs, si proches dans le spectre chromatique et dont l'une est une dérivée bâtarde de l'autre ?

« Non, cela ne me dérange pas. Si je ne voulais pas qu'on me regarde dessiner, j'irais le faire ailleurs que dans un lieu public.

- Alors je peux continuer ? A vous regarder, je veux dire » Est-ce la demande d'une faveur ? Pour ne pas dire qu'il s'agit d'une prière…

« Faîtes comme bon vous semble »

Puis l'homme reprend son travail, avec application et concentration, sans se soucier de John, qui soulagé bien qu'encore un peu gêné, s'installe plus confortablement sur son banc, croise les jambes et du bout des cils, en se donnant l'air de ne pas y toucher, et pourtant il n'y a rien dernièrement qu'il n'ait déjà regardé avec autant d'envie, observe et suit la main qui s'agite, le crayon qui noircit la feuille, les plis qui se creusent et renouvellent cette indécence implicite et troublante.

Les minutes s'égrainent, les voisins de banc de John finissent pas se lever pour continuer leur visite, remplacés rapidement par d'autres et, dans cet échange incessant des places, John en profite pour prendre une position plus adéquate, un peu décalée, à la droite du peintre, ce qui lui permet une vue directe sur le calepin. John aime la peinture, il n'en fait pas mystère et partout où il se rend, il écume les musées, a écumé les musées en compagnie de Mary qui partageait le même goût, mais il y a une chose qu'il n'a jamais vue, c'est un artiste en plein travail. Ce ne sont pas les quelques peintres du dimanche qui plantent leur chevalet dans les allées de Regent's Park aux premiers jours du printemps qui pourraient assouvir sa curiosité. L'homme qui se tient devant lui, en revanche, est un véritable artiste, un de ceux dont John ne pourra jamais se payer une œuvre. Alors il savoure. Il savoure les mouvements vifs de la main, la crispation des doigts, le pouce qui parfois se désolidarise pour estomper ou étirer un trait. Il savoure la vision des muscles de l'avant-bras qui se contractent, ondulations furtives sous la peau pâle, l'inclinaison du dos, omoplates et vertèbres, modelés mobiles qui estampent le tissu fin de la chemise, la nuque sévère où se laissent voir, car John est près, il ne devrait pas être aussi près, des mèches patinées que frisotte une sueur délicate. Il savoure aussi les bruits, le chuintement du crayon sur le grammage du papier et, comme le peintre répète le même motif, le chuintement lui-même se fait répétition, mélodie rythmique et caressante, si John ferme les yeux, rien qu'à l'écoute de cette rumeur brossée, sa peau se recouvre de picotements subtils et ses nerfs s'avivent. Bien sûr et surtout, et c'est ce qui donne au phénomène toute sa valeur, John savoure l'ébauchement de chaque dessin, variation sur un même thème, celui de ces trois plis qui, en face de lui, sur la toile de Lotto, se teintent d'une profondeur et d'un sens que par écho leur confèrent leurs reproductions sur le calepin. Inlassablement, aux quatre coins de la feuille, jusqu'à ce qu'elle en soit remplie, le peintre dessine et redessine ces trois plis, formulations égales et pourtant singulières d'une même obsession. Dans les traits noirs et acérés pour certains, plus gris pour d'autres car le pouce étiré brouille et étale la trace du crayon, se profile et se ramasse la sensation d'une autre texture que celle du tissu représenté. Sur le tableau de Lotto, les trois plis sont sans ambigüité, froncements naturels d'une nappe en lin épais qui tombe et se casse selon le bord d'une table. Sous la main du peintre et sous les yeux de John, détachés de leur contexte, toute couleur proscrite, le petit pli, timide et souligné par l'ombre de ses contours, et les deux plus grands, asymétriques, qui l'emprisonnent et le soutiennent, se composent d'une autre matière, indistincte. Débarrassés de la verte densité veloutée et apaisante de leurs modèles, ils pointent et craquent, secs. Dévêtus de la fibre rassurante, dénudés, ils s'ossifient sans se briser : fracture ouverte qui, après le déchirement chaotique de la chair, donne à voir la tête du tibia, obscène et provocante, que l'on ne voudrait pas voir. Sous le vêtement, on ignore l'armature, sa fragile et douloureuse nécessité suscite le vertige. Dans le brouhaha feutré de la salle du musée s'avance le souvenir d'autres bruits et d'autres images, corps misérables et malades, cris plaintifs et sanglotant, objets sans nom et dont il oublie rapidement les visages, que John dans sa pratique quotidienne s'échine à soulager. Dans les couloirs des urgences hospitalières, l'esthétique est un vain mot et John n'a jamais suspendu ses gestes devant la beauté d'une plaie, à peine peut-être s'est-il parfois interrogé sur l'étrangeté de certaines et la bizarrerie de leurs causes pour en rire et s'en étonner plus tard dans un indispensable effort de mise à distance. L'alliage insolite, comme une superposition aux bords tremblants, des trois plis, durs et incisifs, et de l'exercice sanglant du médecin, actes techniques qui ne recherchent que l'efficacité et ne s'embellissent pas, crée en John un sillon, déchirure lente dont l'effectuation itérative, que rejoue aussi longtemps qu'elle se répète l'apparition des trois plis, amène le délice.

Que les figures ainsi se répercutent en lui ne signifie pas qu'il comprenne l'intention qui motive leur création. Son ignorance soudaine, découverte, remodèle son attention et crispe son front. C'est à une quête qu'il assiste mais dont l'objet lui échappe. Ce que recherche le peintre dans cette itération, John ne le comprend pas, d'en être le spectateur unique et privilégié lui suffit. Dans le spectacle de cette étude qui pourrait se poursuivre indéfiniment, et John souhaiterait qu'elle ne se finisse pas, raffinée et précise, il s'oublie et se balance. Emporté par les gestes du peintre, caressé par le frottement sensuel du crayon, bercé par la chanson de la mine en graphite qui danse sur la feuille, captivé par la naissance et la réalisation des croquis, John est séduit et se laisse aller.

Mais le charme soudainement est rompu car l'homme abruptement referme son calepin, et John en cligne plusieurs fois des paupières, comme si par un claquement de doigts, il venait d'être sorti d'un état d'hypnose. Le peintre se lève, le petit siège rouge couine et pleure la perte des fesses. L'homme vivement s'approche de la toile de Lotto, il regarde durement son alter ego peint sur la toile, le tenant semble-t-il pour responsable de son sentiment de faillite, puis se penche et inspecte les trois plis, qui dans leur invariabilité lui résistent. John ne serait pas étonné de voir le peintre sortir de sa poche une loupe pour percer à jour ce qui fait le secret et la réussite de ces trois plis. Dans la masse indisciplinée de la chevelure brune, les deux mains, sales, valsent, mouvement brusque et machinal d'agacement.

« Ça ne va pas, ça ne va pas du tout… » murmure l'homme en se retournant et son regard accroche celui de John.

« Vous êtes encore là ? »

John rougit, déplie ses jambes mais ne se lève pas.

« Vous avez dit que cela ne vous dérangeait pas.

- Ah oui ? Je ne me rappelle plus. »

L'homme s'approche, pose son calepin refermé sur le petit siège, range ses crayons dans une sacoche qui traînait à ses pieds. Au grand désarroi de John, le calepin va rejoindre les crayons alors, avant de le voir disparaître, pour toujours pense-t-il et cette idée soudain est insupportable, il ose :

« C'est très beau ce que vous faîtes. »

Le calepin s'immobilise, frontière de la besace non franchie.

« Ah bon ? Vous trouvez ?

- Oui, je ne sais pas ce que vous cherchez mais c'est fascinant. Votre travail, tous ces dessins, c'est assez obscur pour moi mais réellement je trouve cela très beau. »

L'homme hausse un sourcil, esquisse un sourire incrédule.

Le calepin est ouvert à la dernière page, John a dû sans le savoir utiliser les bons mots, le peintre vient s'asseoir à côté de lui après avoir d'un regard noir qui impressionne John, fait fuir le touriste dont il prend la place.

En silence, les pages sont feuilletées et les dessins défilent, identiques et multiples. Sur certains, le peintre passe son pouce, John voudrait faire de même, arrêté par l'impudeur supposée de ce geste.

« Vous vous y connaissez ? demande le peintre.

- Un peu… Que cherchez-vous ? »

Sur une page froissée, le peintre caresse un dessin plus large et plus noir.

« La matière… » répond-il songeur. Lentement, il incline le calepin vers John et, tentateur, invite :

« Touchez… »

John pince les lèvres, hésite, main suspendue au dessus de la feuille puis pose un index timide. Sous sa peau, le gras du crayon, la déformation infinitésimale du papier, les creux et les bosses, la charnalité du tracé sombre. Il inspire et ferme les yeux.

« C'est plat, n'est-ce pas ?

- Non, non, je ne dirais pas ça »

Confusément, John retire sa main.

« Si si, c'est plat. »

La couverture du calepin est furieusement claquée, ôtant à John l'opportunité de voir et de caresser encore.

« Si je puis me permettre, je ne suis pas d'accord… »

L'homme le regarde en penchant la tête, lui sourit :

« Vous êtes tenace.

- Assez. Surtout quand il s'agit d'art… John Watson, dit John, avec un sourire heureux et irraisonnablement fier.

- Sherlock Holmes » répond le peintre en serrant la main tendue vers lui.

Dans la main gauche de John, la main qui a tenu le crayon. Contre sa paume, la poussière du graphite. Il n'est pas question qu'il laisse partir cette main.

« Je vous offre un verre et vous m'expliquez pourquoi vous êtes mécontent de votre travail et je vous explique pourquoi il me plaît ?

- Je suis mécontent de celui-ci, pas de tous.

- Plus d'un verre alors ? »

Sherlock rit en récupérant sa main, l'iris bleu et vert s'anime d'une lueur d'amusement et d'intérêt. John intérieurement frémit, il n'est jamais opposé à ce genre de rencontres, même si elles sont sans lendemain. Et dans l'instant, la conversation à venir contient tout autant de promesses que tout le reste.

« On va aller en face, de l'autre côté du pont, propose Sherlock en rangeant son matériel sous le regard satisfait de John.

- Je vous suis. »