Salut les enfants !
Tout d'abord, deux fois pardon ! Pardon de n'avoir pu publier hier (vive les gares de Paris), pardon de ne pas pouvoir publier l'épilogue de Voilà les rêves. Ce sera fait, mais lorsqu'il sera moins plat que ce qu'il est actuellement.
Donc, nouvelle fiction, nouvel univers, mêmes personnages. L'idée m'a été soufflée lorsque je réfléchissais au roman d'une ami qui traite de la royauté. Je me suis alors mise à réfléchir au rôle des intellectuels sous ce genre de gouvernement. Cette fiction, pour ceux qu'y s'y connaissent un peu, rappellera sans doute des épisodes des deux guerres mondiales. Je m'en suis fortement inspirée, de même que je me suis inspirée des artistes surréalistes. Donc, à la fin de chaque chapitre, je noterai les termes qui me semblent importants de bien comprendre, que vous ne pensiez pas que j'invente tout. Il y aura aussi des références à la religion (rarement compliquées). Et, comme il faut rendre à César ce qui lui appartient, voici mes grands inspirateurs pour toute la fiction :
- Louis Aragon, Aurélien, 1945
- Pierre Drieu la Rochelle, Gilles, 1939
- Paul Eluard (en photo)
- Henry de Montherlant
Bonne lecture !
En début de matinée, un morceau de papier a été déposé sous sa porte. Moins de dix mots, pas de signature, écriture majuscule. C'est la première fois qu'on lui adresse ce genre de message anonyme, et il a choisi d'y répondre. On lui a demandé de se trouver sur la troisième colline à l'extérieur de la caserne, à deux heures du matin. C'est pratique, parce que la troisième colline est suffisamment éloignée de la caserne pour isoler ceux qui s'y trouvent. Au sommet de cette colline, aucun garde ne peut l'entendre, ni le voir. S'il s'agit d'un piège, il est fichu.
L'air est frais, même pour une nuit de printemps, et le vent commence à lancer une attaque contre son visage. Il sent chacune des morsures sur sa peau, chaque souffle glacial emmêler ses cheveux. Il entend le murmure des cloches de l'église de la ville, au loin. Il a rendez-vous à deux heures du matin, elles viennent tout juste de sonner.
Il ferme ses yeux couleur surnaturelle pour leur épargner le froid glacial, et aussi pour se concentrer sur les bruits alentours. Celui ou celle qui lui a donné rendez-vous ne va pas tarder, il veut entendre ses pas, deviner sa direction, pour agir en cas de problème. Silencieusement, il resserre sa prise sur son manteau noir et sur l'arme qui s'y dissimule. Il ne se laisse jamais surprendre.
Le bruit des bottes qui gravissent la colline… Ses yeux s'ouvrent immédiatement. Il sort le revolver de sa ceinture et le glisse dans sa poche, puis il recule un peu. Le croissant de lune joue les lumières naturelles, et le jeune homme voit la silhouette apparaître. D'abord le visage caché par une capuche, puis les épaules, le torse, les jambes, pour se montrer entièrement.
- Salut Jude.
- Axel ?
- Surpris de me voir ?
- Un peu. C'était l'écriture de Mark sur le message, pas la tienne.
- Alors tu l'as remarqué ?
- Evidemment. On a passé suffisamment de temps ensemble pour que je reconnaisse son écriture.
- Ça remonte à une autre époque !
- Ça ne change rien.
- C'était une idée de Mark. Il a dit que tu accepterais plus facilement de venir si tu comprenais que le message était de lui. Tu ne t'es pas dit que c'était un guet-apens ?
- Si. J'ai une arme dans ma poche.
- Lâche-la, je ne te veux pas de mal. Tu n'as pas confiance ?
- Non.
- Je veux juste discuter. J'ai une proposition à te faire.
- Je t'écoute.
- Jude, pourquoi tu as rejoint la caserne ?
- C'est une question ça, pas une proposition.
- Alors contente-toi de répondre.
Le jeune homme fronce les sourcils. C'est quoi cette question ? Sa mine renfrognée l'aide à avoir l'air de réfléchir, et il en profite pour détailler son ami de collège. Son corps a encore poussé, c'est normal. Ses cheveux sont un peu longs, d'un blond décoloré presque semblable à celui de ses jeunes années. Ses yeux, par contre, ce sont toujours les mêmes, d'un noir tellement profond qu'on en distingue difficilement la pupille. Des yeux incapables de laisser passer la moindre émotion, hermétiques à toute expression un peu violente.
La dernière fois qu'ils se sont vus, ils étaient tout juste adultes, c'est ce qu'on s'employait à leur faire croire. L'arrivée de leurs dix-huit ans les contraignait à se séparer, tous, à emprunter des chemins différents, à explorer ce monde explosé dans lesquels on les a jetés. C'était il y a quatre ans.
Le jeune homme blond comprend bien ce que fait son ami, il essaie de capter tous les changements qui sont survenus pendant tout ce temps. Jude aussi a changé, pas besoin d'avoir des dons d'observation, ni d'être physionomiste pour le constater. On ne voit pas vraiment si ses cheveux sont plus longs ou non, parce qu'il les tient attachés, par commodité. Sous le long manteau, on devine le corps complètement formé, endurci par les entraînements militaires et la vie de soldat. Et ces yeux… Ils ont retrouvé cette expression douloureuse de ses treize ans, celle d'un môme qu'on condamne à devenir un simple écho de son époque.
Leurs yeux se défient.
- Pardon pour cette question, s'excuse Axel. Je sais très bien ce qui t'a poussé à rejoindre les militaires. On n'assurait pas vraiment à l'époque. Tu avais besoin de protection, d'un refuge, et on était tout simplement incapables de te les fournir. Ta décision était tout à fait légitime…
- Donc, reprend Jude avec un sourire ironique, tu me donnes rendez-vous à deux heures du matin, après quatre ans d'absence, pour me dire que tu m'as pardonné d'avoir retourné ma veste ?
- On avait dix-huit ans, Jude ! On ne savait rien de la politique, et on ne comprenait pas cette guerre ! Tu n'as rien retourné du tout, tu es parti auprès de l'homme qui t'a élevé pour te protéger, et pour protéger ta sœur ! J'aurais fait pareil à ta place, et peu importe l'avis des autres. Mais aujourd'hui, ça a changé. On a grandi, on a mûri. Et on sait se défendre.
- Arrête de me faire languir, Axel. Qu'est-ce que tu veux ?
- Toi. Je veux que Célia et toi rejoigniez nos rangs.
- Ça fait quatre ans qu'on est ici, protégés par le gouvernement. Pourquoi est-ce qu'on s'associerait à un petit mouvement résistant ?
- Ce n'est pas un « petit » mouvement, Jude. Tu sais quoi de la résistance ?
- Ce que j'en savais il y a quatre ans.
- Alors je t'explique. Les mouvements de résistance fusent dans tous les coins depuis que le nouveau gouvernement s'est installé. Le plus important, et le plus craint, c'est le mouvement des Sept Péchés Capitaux. Tu te souviens ? on rêvait d'en faire partie quand on était jeunes ! Ce mouvement s'est étendu sur la totalité du pays et s'est divisé en sept réseaux, sept quartiers. Un par péché. Quand on s'est tous séparé, Mark et moi avons rejoint le secteur de l'Orgueil.
- Merci pour les explications, mais en quoi ça me regarde ?
- Jude, j'en ai assez de cette répétition de guerre froide ! On est en guerre depuis près de quinze ans, et on ne sait même pas contre quoi on se bat ! Des gens disparaissent tous les jours, l'armée opprime les civils, le pays vit en totale autarcie, le gouvernement s'est transformé en dictature, les informations sont contrôlées…
- C'est bon, je connais notre situation aussi bien que toi ! Pas besoin de me faire une liste.
- Et tu es d'accord avec ça ? On t'entraîne pour ça, tu te bats en tant que soldat, tu défends ceux-là même qui provoquent des marres de sang aux quatre coins du pays, et tu en es parfaitement conscient !
- Ferme-là ! Tu crois que je ne le sais pas, tout ça ? Chaque fois qu'on m'envoie sur le terrain, je risque ma peau pour des hommes que je hais, j'obéis au moindre de leurs désirs, j'ai les mains tâchées de sang sur leur ordre. Mais je suis militaire, alors j'agis et je me tais. C'est moi qui l'ai choisi.
- C'est faux ! Trompe qui tu veux, mais ça ne marche pas avec moi !
Jude observe la colère qui commence à poindre derrière les mots employés par le jeune homme. Au tout début de leur rencontre, ils se disputaient souvent, mais ça n'a pas duré. Et puis, il y a eu leurs dix-huit ans, colorés par des hurlements continus, par des semaines entières sans communiquer. Et finalement, par la rupture définitive. Que peut-il savoir des raisons qui le poussent à rester sous la coupe d'un gouvernement égoïste ?
- La version officielle, on la connait tous, reprend Axel. Tu en as eu assez de jouer les marginaux, tu as grandi, alors toi et Célia êtes entrés à la caserne de la Capitale, suivis par David et Caleb, et vous avez retrouvé votre Commandant. Là-bas, on a fait de vous des soldats, on vous a fourni protection et entraînement, on vous a appris à vous défendre contre tout ce qui vous entoure.
- C'est exact.
- Bien sûr que non. Jamais tu ne serais retourné près de Dark si tu avais eu le choix. Mais voilà, on ne te l'a pas laissé. A cause de Célia. C'est bien connu, un régime autoritaire craint toujours les intellectuels, ceux qui sont capables de penser par eux-mêmes. Et Célia se faisait un peu trop remarquer par sa collaboration au journal anticonformiste de son lycée, n'est-ce pas ? J'imagine que Dark t'a prévenu que son engouement faisait d'elle l'une des jeunes têtes à décapiter si elle continuait à publier, si elle ne se cachait pas. Il a dû te proposer un marché. Si tu lui revenais, il la protégeait. Tu vois, moi aussi j'en sais, des choses !
- Qui t'a raconté ça ?
- Ta sœur n'est pas la seule enquêtrice que je connais. Mais je suppose qu'aujourd'hui, Célia est devenue l'otage de ton mentor, la seule manière de te forcer à lui obéir.
Malgré les mots qu'il prononce, Axel ne suppose rien, il affirme. Il est certain de ses informations, sinon, il ne serait pas là. A la fin de cet entretient, il rentrera au QG, auprès de sa hiérarchie, auprès de ses amis, et il devra tout leur raconter, y compris la décision de Jude. Et il ne supportera pas de leur amener une mauvaise nouvelle. Il soupire, il réajuste un peu sa voix, pour ne pas jouer les moralisateurs.
- Te fatigue pas à tout nier, je sais très bien que j'ai raison.
- Dans ce cas, tu comprendras pourquoi je ne peux pas venir.
- Célia est surveillée ?
- Non, pas vraiment. Mais je ne peux pas me pointer devant Dark et lui dire que je pars, il la tuerait illico. Et puis, si je vous rejoins, il y a un jour où je risque de me battre contre David.
- Et si tu restes là, tu risques de te battre contre tes anciens amis. Demande à David de venir aussi, un de plus, un de moins ! Bon évidemment, ça ne plaira pas à Caleb…
- J'ignorais qu'il vous avait rejoint. Je comprends mieux comment tu as obtenu toutes ces informations sur moi… Attends un peu ! Si tu es là, c'est que c'est un ordre de ton chef. Que toi, Mark, ou des anciens amis de notre enfance veuillent que je vienne pour éviter de me tuer, je peux le comprendre. Mais ton chef, lui, il ne me connait pas !
- Il sait que tu es un stratège hors pair, et c'est ce dont nous avons besoin !
- Ne me mens pas ! Caleb a au moins autant de talent que moi ! Je suis désolé, mais je ne marche pas ! Tu me caches quelque chose.
Evidemment. Axel se doutait un peu que son plan ne fonctionnerait pas comme il le souhaitait, pas avec une tête pensante comme Jude. Il est prudent, trop, ce qui force Axel à révéler la totalité de son jeu. Il ne peut pas laisser le frère et la sœur lui échapper, il s'en voudrait bien trop.
Il lève les yeux vers Jude et son regard sceptique. Le jeune homme porte la main à la poche intérieure de son manteau, il observe les muscles de Jude se tendre, sans doute contractés par sa main serrée sur le pistolet. Je ne vais pas te mordre, Jude. Ce temps-là est passé. Lentement, il en sort une feuille de papier.
- Tu t'es réfugié ici parce que tu avais peur pour Célia. Mais les temps ont changé, et Dark pourra difficilement obtenir l'appui du gouvernement pour lancer une poursuite contre une gamine qui n'a plus fait de vagues depuis ses années de lycée. Les rebelles et les révolutionnaires gagnent du terrain, le gouvernement doit garder ses armées proches de lui. Les temps ont changé. Tout comme Célia a changé aux yeux du peuple.
- Je comprends pas.
- Tu sais ce que c'est, ce papier ? C'est une liste noire d'intellectuels. Tous les écrivains, chanteurs, journalistes, artistes qui flirtent avec le gouvernement, ceux qui prostituent leur art pour sauver leur peau, ils y sont tous. Les premiers de la liste seront tués, les autres seront humiliés, jetés en prison, répudiés… Il y a trois pages comme celle-ci. Cette liste circulait parmi les rebelles bien avant qu'on ne se joigne à eux. Elle n'arrête pas de changer, des noms sont rajoutés, retirés sur ordre de grands intellectuels résistants… Cette liste revue et corrigée nous a été envoyée il y a deux jours. On y a ajouté un nom.
Il tend la feuille au jeune homme qui la prend dans sa main tremblante. Il sait bien ce qu'il va trouver sur cette liste, mais il n'ose y croire. Ses yeux parcourent rapidement l'encre noire qui forme les noms bons pour le peloton. Il sait très bien qu'il va trébucher sur un nom, qu'il va sentir les larmes déborder de ses yeux. Il ne peut pas y croire.
Pourtant, à la septième ligne, le nom est là. Il le lit, le relit, mais il refuse de s'effacer. Le nom de sa sœur est bien inscrit, tracé à l'encre noire, en majuscule : HILLS, Célia, 21 ans, journaliste.
- Je suis désolé, Jude, mais je t'ai menti. Ce n'est pas toi que je suis venu chercher. C'est Célia. Pour la sauver.
- Elle n'a jamais rien écrit contre les rebelles…
- Mais elle est sous la protection d'un important commandant des armées, elle est donc au service du pouvoir que la résistance désapprouve. Ça ne va pas chercher plus loin.
- Pourquoi tu ne m'as pas tout dit dès le début ?
- Parce que j'avais peur que tu choisisses de la laisser partir et de rester à la caserne, pour contenir la fureur de Dark. C'est Caleb qui m'a conseillé de la jouer fine.
- Dans ce cas, tu aurais dû le laisser venir m'expliquer ça à ta place…
Il reprend la feuille des mains de son ami et la replace à l'intérieur de sa poche. Et maintenant, que vas-tu faire ? Depuis que la guerre a éclaté, la sécurité n'existe plus, le mot a été rayé du dictionnaire officiel.
- Jude, je vais devoir partir. Et j'ai besoin de ta réponse. La caserne sera bientôt attaquée par des rebelles au moins aussi entraînés que toi. Tu ne peux plus garantir la sécurité de ta sœur !
- Et si on vous rejoints ?
- On fera rayer son nom de la liste. Avec nous, vous aurez toute la liberté que vous désirez.
La liberté, c'est ça ! La liberté, il y a longtemps qu'elle a fichu le camp. Quoi que propose cette pseudo bande de rebelles, ça ne peut pas être de la liberté en bouteille. Non, tout ce qu'ils ont, c'est un ersatz de bonheur, des ailes artificielles qui ne se déploient qu'à moitié. Le monde manichéen, c'était bon quand ils avaient cinq ans. Le bon et le mauvais côté, ça n'existe pas, il n'y a que celui qui correspond à ses idéaux. Jude lève les yeux.
- Très bien. Je vais en parler à Célia, et essayer de convaincre David. Le Commandant part en visite officielle dans deux jours, la surveillance sera moins importante à ce moment-là pour nous. On se retrouve ici dans deux jours, à trois heures du matin.
- Tu ne me feras pas faux bond ?
- Non. Je n'ai qu'une parole.
Liste noire : une liste noire a réellement été rédigée vers 1944, nommée "manifeste des écrivains français de gauche". On y retrouve, entre autres, Céline, Drieu la Rochelle, Montherlant. Alors que les écrivains cherchaient à "châtier les traîtres", ils notent également le nom d'artistes non collaborateurs mais dont les convictions ne concordaient pas suffisamment avec leur vision de la France.
Les intellectuels sous la dictature : considérés par les dirigeants comme les êtres les plus à même de réveiller le peuple et de l'exhorter à se rebeller, les intellectuels étaient généralement forcés à l'exil, voire tués lorsqu'on ne parvenait pas à les rallier au gouvernement.
Les 7 péchés capitaux : Orgueil, Luxure, Paresse, Envie, Gourmandise, Avarice, Colère. Identifiés par Thomas d'Aquin vers 1215. Péchés principaux punis par Dieu, Orgueil en tête, ils découlent du péché originel.
