Rien, absolument rien ce jour-là ne prédisposait à l'orage. Le ciel avait pris une jolie couleur d'automne naissant ; les portes vitrées de l'hôpital Plainsboro diffusaient une lumière apaisante et nourrissante. C'était avec sérénité que chacun appréhendait sa tâche à l'hôpital.
James Wilson, oncologue de son état, se promenait d'un pas tranquille dans la salle principale. Il ne verrait sa prochaine patiente que dans un quart d'heure, ce qui lui laissait tout le loisir d'errer à sa guise. Il promenait un regard satisfait sur les lieux qui l'entouraient ; la plus grande activité régnait. La clémence du temps invitait à l'action, et il constatait avec plaisir qu'une égale ferveur animait tous les membres du personnel. Rien, songeait-il, ne laissait voir que le Plainsboro avait naguère été le théâtre d'événements dramatiques, et qui avaient bien failli ruiner sa réputation, en se soldant par l'emprisonnement de l'un de ses médecins. Le temps faisait son œuvre. Du coin de l'œil, Wilson aperçut Cuddy, la directrice, vêtue d'un tailleur rouge, distribuant des ordres à tous avec l'énergie qui lui était coutumière.
Et pourtant, rien ne serait plus comme avant désormais…
Mais tant pis ! se disait-il, avec le même air de fatalité qu'il avait pris au moment de la décision de ses trois divorces successifs. Rien non plus n'empêcherait ce 13 octobre d'être une belle journée. La vivacité de Cuddy semblait s'être étendue à tout le monde ; même les fauteuils roulants paraissaient plus vifs que d'habitude. La vitesse et l'efficacité, voilà comment travaillait une bonne équipe hospitalière !… Et rien ne déparait ce dynamisme certain.
Rien, sauf…
Wilson fit une épouvantable grimace lorsqu'il aperçut l'individu qui bâillait à s'en décrocher la mâchoire, et qui se tenait près de la porte avec un air de profond abattement.
- Je ne veux même pas te connaître, Gregory House ! lâcha-t-il, un tantinet exaspéré.
- Tant pis pour moi, fit l'intéressé dans un nouveau bâillement.
- Est-ce que tu sais qu'en grec, « Gregory » signifie : l'Eveillé ?
- Aaah oui ? Et toi, savais-tu que James Wilson veut dire en chinois : je suis un crétin fini ? ou, non attends, c'était peut-être en hindi ?
- Le génie s'embrouille !
- Tu es méchant… grinça House, faussement blessé.
- Et toi, tu m'expliques pourquoi tu es le seul qui ne travaille pas ?
- Moi ? travailler ? attends un peu, ce que tu me demandes est surhumain… Je retourne hiberner pour reprendre des forces.
Wilson tendit la jambe et retint sa canne :
- Tu n'iras nulle part. Explique-moi seulement ce qui se passe. Pourquoi tu es aussi fatigué ? Ca ne te ressemble pas.
- Oui, tu as raison ; d'habitude je peux cacher mes frasques ; mais que veux-tu, ma dernière visiteuse ne m'a pas lâché… ajouta-t-il avec un clin d'œil salace.
- Ce ne serait pas plutôt la culpabilité qui t'a empêché de dormir ?
- Un autre mot que je ne connais pas. Pousse-toi, la conversation est terminée.
- House…
- Je te préviens, j'ai un canne et n'hésiterai pas à m'en servir.
- Il faut qu'on parle, insista l'autre. Sérieusement.
- Qui te dit que j'en ai envie ?
Et sans laisser à Wilson le temps de l'arrêter, il clopina vers un couloir, espérant semer son directeur de conscience.
Peine perdue ; Wilson le suivit.
- Tu ne me laisses pas le choix, grommela celui-ci.
Il se mit alors à hurler à travers la salle, tout en marchant après House :
- Réponds-moi !
- Wilson, cria l'autre sans se retourner, arrête ton petit jeu ! Ça ne durera pas. Ton prochain patient est pour dans 10 minutes, alors pourquoi t'escrimer ?
- Mais comment tu sais que…
- Parce que si tu avais moins de temps, tu serais là-haut dans ton service au lieu de me poursuivre ; et si tu avais plus de temps, tu serais encore plus haut pour essayer de séduire Elsa à la compta…
- Ça ne marche pas, gronda Wilson, rouge comme une pivoine.
Il venait d'atteindre House qui avait stoppé devant l'ascenseur.
- House, il faut vraiment qu'on parle.
- Et tu vas faire quoi exactement ? Me gronder ? j'ai fait quoi au juste ?
- Arrête ! tu n'as pas dormi de la nuit, j'ai bien vu ! Donc tu as des soucis. Et bien sûr, tu ne veux pas l'avouer parce que tu es trop fier pour ça, et parce que tu te dis, que visiblement tu peux régler ça tout seul.
- Puisque tu m'as si bien compris, pourquoi t'obstiner ?
La porte d'un ascenseur s'ouvrit ; House s'y engouffra, Wilson derrière lui.
- C'est une obsession, ma parole ! J'appelle ça de la perversité. Sors vite d'ici ou je préviens Enfance maltraitée.
- Tu étais bien content quand j'étais là pour te sauver des griffes de Tritter, éclata Wilson. Ou encore pour te défendre devant Vogler…
- Oui mais tu avais alors la gentillesse de ne pas me suivre comme ça. Je suis grand maintenant. Si tu veux je peux me la jouer ado rebelle. Fais gaffe, je mords.
- J'ai peur…
Lorsqu'ils eurent atterri devant l'étage du bureau de House :
- Tu ne peux pas te défiler éternellement ! Vas-y, raconte-moi.
- Il n'y a rien à raconter, marmonna House qui faisait hâter le pas à sa canne.
Il poussa une porte et s'affala derrière son bureau.
- Ouais, c'est ça… lâcha Wilson. L'adolescent va se réfugier tranquillement derrière son bureau pour se protéger.
- Et Papa va avoir l'intelligence de laisser son fils en paix pour qu'il puisse regarder sa série médicale. Je te l'ai dit, je suis armé.
Wilson cependant jetait un coup d'œil ébahi à la salle vide derrière le store à sa gauche.
- Attends… Il n'y a personne ici ?
House baissa la tête, refusa de répondre.
Wilson se tourna vers lui, l'air stupéfait :
- House ! Où est ton équipe ?
Le regard de House fut sans équivoque.
- Tu n'as pas d'équipe ?!?
- Non, murmura House, tout à fait sérieux cette fois.
- Attends… Cuddy t'a laissé une semaine entière pour faire les auditions. Tout ce que tu as à faire, c'est de choisir trois spécialistes. C'est quand même pas la mer à boire.
- Mon horoscope m'a dit : « Méfiez-vous des rencontres ».
- Mais comment espères-tu travailler ?
- Je peux m'en sortir seul.
- C'est bien la chose la plus grotesque que j'aie jamais entendue !
House gardait un silence boudeur. Wilson, pressentant que cela n'était pas normal, prit une chaise et s'assit doucement.
- Barre-toi, tu as un patient qui t'attend.
- Ce n'est pas urgent. House… C'est le renvoi de Cameron qui te… C'est ça ?
- Espèce d'idiot, lâcha House, éminemment méprisant.
- Je te demande pardon ??
- Une femme… Tu crois quand même pas que je vais déprimer à cause d'une femme ? J'ai l'air d'un mec prêt à… Oui, bon, d'accord, ça m'est déjà arrivé, mais est-ce que tu crois vraiment que j'ai pas autre chose à faire qu'à m'en soucier ?
- Alors ? fit Wilson, dans l'expectative. C'est quoi, ton problème ?
- Comme tu l'as dit, j'ai plus d'équipe.
- Et ?
- Ce n'est pas Cameron que je regrette. C'est l'ensemble Cameron-Foreman-Chase. CFC… tiens, on dirait un logo.
- Crétin fini congénital, peut-être ?
- Ce que tu peux être égocentrique !
Wilson baissa la tête, accablé.
- Tu es incapable d'en parler sérieusement.
- Au contraire. J'ai rarement été plus sérieux de ma vie… Sauf, bien sûr, lors de mes discours passionnés avec Stacy. Tu veux un câlin ?
- Ça suffit. Je crois qu'il faut sérieusement que tu te reprennes. Monte une équipe, et vite.
- Eh ! c'est facile, pour toi. Toi tout ce qu'il faut que tu fasses c'est te présenter à tes petits cancéreux, déclarer aux parents « je suis désolé », et les gens te remercient de leur dire qu'ils vont affronter la mort bientôt.
- Evidemment, c'est moi qui ai un problème.
- Evidemment.
- Mais arrête un peu, bon sang ! A quoi tu joues ?
- Je ne sais pas.
- Regarde autour de toi. Ton service est vide. Tu es chef de service, et tu n'as personne à qui donner tes ordres.
- Tant pis. Je me défoulerai sur toi.
- Tu ne me contraindras pas à faire ton café.
- Personne ne le faisait ! Cameron le remplaçait par de la camomille et Chase me déposait ma tasse dans les mains pour me faire croire qu'il m'aimait bien.
- Et Foreman ?
- Lui, il faisait ses mots croisés dans un coin… Et puis, pourquoi tu t'inquiètes autant pour moi ? J'ai pas d'équipe, et alors ?
- Tu viens de me dire que ça te peinait beaucoup.
- C'est vrai, grommela-t-il.
- Ton refus d'y voir clair te pousse à la contradiction. Ce qu'il y a de vrai, c'est que ça te désole, mais que tu ne veux pas en parler. Pourquoi ?…
- J'en sais trop rien.
Devant son refus évident d'en lâcher une, Wilson soupira, se leva et s'achemina lentement vers la sortie.
Il s'immobilisa en route, se retourna et considéra House qui le regardait d'un air interrogateur.
- Tu me caches quelque chose, c'est clair, lâcha-t-il.
- Crois-en ce que tu veux. Oh, et si Cuddy me cherche, tu seras gentil de lui annoncer que j'ai chopé la varicelle.
- Elle serait capable d'aller te chercher chez toi.
House écarquilla les yeux, faussement choqué.
- Elle n'a jamais résisté à la tentation.
- C'est pas toi qui, aux dernières nouvelles, est allé la chercher chez elle pour ruiner ses espoirs de bâtir une relation amoureuse ?
- Ah, ça c'est ce qu'elle raconte ; mais elle cache bien son jeu…
- Bien sûr. Avertis-moi quand même la prochaine fois que tu auditionne quelqu'un. Je tiens à être présent.
Wilson se détourna, définitivement cette fois, et se rendit dans son bureau. Sa patiente n'avait que trop attendu.
Il se jurait cependant d'en parler à Cuddy, qui se chargerait de renvoyer House aux consultations.
Il se promit aussi d'éclairer l'attitude de Greg. Il était même prêt à le menacer d'une entrevue avec ses parents si ça pouvait accélérer les choses.
Un peu plus tard…
- Vos derniers résultats sont assez prometteurs, lança-t-il à la patiente qui l'observait derrière son bureau.
Le visage de Felicity Morstan(1) s'éclaira d'un petit sourire.
- Prometteurs ? Est-ce que c'est un mot gentil des médecins pour indiquer au patient que ce n'est pas fait pour durer ?
Wilson lui attacha un regard attentif. L'éprouvant traitement qu'exigeait le cancer n'avait pas encore altéré la finesse du visage de la jeune veuve ; mais elle s'était parée de bijoux ostensibles, dans le but évident de relever d'attributs féminins une maigreur plus que suspecte. Le spectacle de la détresse humaine ne le laissait jamais insensible, non plus que les efforts que l'on déployait pour s'en préserver. Il tâcha d'infléchir sa voix ordinairement neutre, vers une sensible bienveillance :
- Il est tôt pour établir un pronostic définitif ; mais il semblerait que la tumeur ait pas mal régressé. Vos chances sont assez bonnes, et vous avez bien réagi au traitement ; je pense que la meilleure solution consiste à suivre cette voie pour laisser la chose se poursuivre, vers une possible rémission.
- Mais si vous vous trompez ? Si ce n'est pas ça, et que bientôt la maladie empire ?
- C'est un risque à courir, lâcha-t-il.
- Comment être sûr ?
- Il n'y a pas moyen de s'en assurer, non. Cependant, j'estime que vous avez tout à gagner à conserver le traitement. Il va sans dire que nous nous verrons tout aussi régulièrement. Mais dans votre cas, je dois dire que vous vous en sortez bien mieux que la plupart de mes patients.
Elle resta un instant silencieuse, paraissant réfléchir.
- De toute façon, reprit-elle avec un rire amer, il n'y a personne qui m'attende à la maison. Personne n'est là pour me jeter un regard apitoyé ou me lancer une parole d'un réconfort maladroit. Personne, rien que mon miroir et moi. Je suis seule en mesure de juger de l'effet du traitement ; aussi, quoi qu'il advienne, personne d'autre que moi n'y verra de différence.
- Ce n'est pas tout à fait vrai, objecta Wilson avec précaution. Le médecin est là aussi pour vous accompagner dans ces épreuves que vous traversez.
- Oui… de la même manière qu'il accompagne ses centaines de patients différents, je suppose. Au fond je me demande si la pire des places n'est pas la vôtres ici.
- La mienne ?
- Oui. Comment un homme pourrait-il s'endurcir le cœur au point de demeurer insensible à la douleur qui défile chaque jour devant lui, dans cette pièce ?
- Il ne le peut pas toujours, admit-il après un silence.
Elle le considéra, un peu troublée.
- Vous considérez vraiment tous les patients qui passent devant vous ? Est-ce que, pour chacun d'eux, vous conseillez ce qui est juste ?
- Je fais mon possible pour cela.
- Mais vous n'avez aucune assurance que ce que vous leur dites est correct.
- Personne ne peut le savoir, répondit-il tout à trac.
- C'est pourtant votre rôle d'établir la mesure.
- La responsabilité est lourde, j'en conviens. C'est mon rôle. Je l'assume.
- Et pour moi ?… Est-ce que vous me regardez ? Est-ce que j'existe pour vous ?
Il la considéra, dans sa détresse encore magnifique.
- Oui.
(1) Dans Le Signe des Quatre de Conan Doyle, Mary Morstan est le nom de la jeune femme qui deviendra Mme Watson !
