Prologue :

Des hurlements stridents percèrent la nuit douce et calme des premiers jours de l'hiver.

Tout autour de Yargen, des maisons faites de bois, de chaux et de pailles étaient en prise avec les flammes, piégeant à l'intérieur leurs occupants. Le village entier était à feu et à sang. Dans les ruelles les humanoïdes massacraient sans une once de pitié les villageois sans protections.

Nerovar, prêtre du Dieu de la Justice, Heaum, avait rallié les défenseurs et ils tentaient, tant bien que de mal, un dernier carré héroïque dans ce qui fut quelques instants auparavant une magnifique place de village. Jonchés au sol les statues brisées du temple de Heaum ainsi que nombre de corps sans vie d'hommes, femmes et enfants. Bien que voués à une mort certaine et horrible, Nerovar menait ses compagnons d'arme pour sauver le peu de villageois qui pouvaient encore l'être. A chaque coup qu'il donnait, son marteau de guerre béni broyait les muscles et les os des monstres assoiffés de sang. Les paysans armés à la va vite avec ce qu'ils avaient pu dénicher, fourches, haches à couper le bois, couteaux à viande, vendaient chèrement leur vie. En vain. Pour chaque gobelin qui tombait, deux autres prenaient sa place. Aussi chétifs que cruels, ils submergeaient peu à peu leurs adversaires. Mais ce n'était pas eux qui faisaient le plus grand des carnages. Les orcs, à la carrure épaisse et les muscles noueux étaient bien plus féroces. De tailles diverses, même l'orc le plus petit était aussi grand qu'un homme adulte, leur visage porcin aux yeux injectés de sang possédait une mâchoire imposante et des canines semblables à celles de défenses d'un sanglier. Un orc désarmé pouvait aisément mettre à mort un homme doué au maniement des armes. Seulement habitués aux bagarres de taverne, les paysans se faisaient décimer.

Leur noble sacrifice permettait à de rares villageois d'espérer échapper à cette boucherie. Ils tentaient de fuir à travers l'épaisse forêt, cependant, ralentis par la neige leur espérance de vie s'en retrouvait réduite à néant. Des gobelins chevauchant des worgs, créatures ressemblant à des loups mais deux fois plus imposant, à la mâchoire puissante et à l'épais pelage foncé, les traquaient et les tuaient grâce à leurs javelots et arcs courts. Les worgs, qui possédaient une forme d'intelligence malveillante, achevaient le peu de gibier qui avait, par miracle, réussi à survivre à un javelot planté entre les omoplates. N'ayant nulle part où fuir, les villageois étaient condamnés.

Yargen ne faisait ni parti de ceux qui se battaient bravement au centre du village, ni de ceux qui tentaient de fuir, non, il agonisait dans une ruelle dont les habitations étaient en proie aux flammes. Le jeune homme avait les larmes aux yeux, non pas parce qu'il allait mourir, car cela lui importait peu désormais, mais parce qu'il n'avait pas eu la force de sauver sa bien aimée. Clotilde gisait à quelques mètres de lui. La peau de son doux visage devenue blanche comme la neige qui tombait en cette glaciale nuit d'hiver faisait ressortir les minces filets de sang qui coulaient de sa bouche. Ses magnifiques yeux émeraudes, dont toute lueur de vie avait quitté, le fixait constamment d'un regard accusateur. Tout était allé si vite.

Yargen s'était interposé, lame au poing, entre un maraudeur verdâtre et sa douce colombe. L'orc l'avait projeté violemment contre un mur d'un revers de sa masse d'arme, puis il avait fait taire à jamais les cris de l'amante. Yargen venait de perdre en l'instant d'une nuit sanglante son cher village, et l'être auquel il tenait le plus au monde.

L'homme agonisant cracha du sang. Trois de ses côtes cassées et son bras gauche pulvérisé l'empêchaient d'atteindre sa lame qui reposait sagement par terre. La brute hideuse émit une sorte de rire guttural à la vue de cette situation fort fâcheuse, et leva à deux mains sa masse garnie de pointes. Puis l'arme meurtrière s'abattit à une vitesse fulgurante.

La dernière vision de Yargen fut le regard vide de sa tendre Clotilde.

Yargen se réveilla en sueur. Un cauchemar. Ce n'était qu'un cauchemar, comme un des nombreux qu'il avait eu depuis la découverte de ce grimoire aux pages jaunies par les âges. Chaque nuit, il assistait impuissant à la mort de sa dulcinée suite à l'attaque du village par la harde de peaux vertes. L'homme épuisé aurait pu sombrer dans le désespoir ou la folie, mais une voix sinueuse provenant du vieil ouvrage lui répétait sans cesse dans son esprit que bientôt, très bientôt, il pourra protéger pour l'éternité l'être qui lui est si proche. C'était vrai, grâce au pouvoir impie contenu dans ce livre d'un autre âge, il sera en mesure de protéger à jamais sa tendre fiancée. Yargen referma ses doigts livides sur le tome maléfique et le serra contre sa froide poitrine.

Puis, il ferma les yeux et revécut une fois de plus la mort atroce de sa chère Clotilde.