Chapite 1: Ce qu'il ne faut pas faire quand on assiste à une tentative de suicide
L'histoire a commencé par un appel téléphonique et s'est terminée dans une folle course-poursuite avec des dinosaures mutants sur la troisième avenue. Non, je déconne, je trouvais juste cool de dire ça. En vrai vrai, il était vingt-deux heures trente – heure approximative, mon téléphone, ce fourbe, s'était glissé entre les coussins du canapé donc je l'avais oublié -, il bruinait et je promenais mon chien dans le petit parc bordant Ark Bridge. On ne pouvait pas faire plus cliché, mais la vérité était un peu plus compliquée. Ce n'était pas exactement mon chien, Clayton était le Jack Russell de ma voisine. Il était à lui tout seul une campagne de lutte contre les stéréotypes autour de sa race car au lieu d'être une speedée et rebondissante boule d'énergie, il était à deux ans aussi apathique que sa maîtresse. A croire qu'ils se partageaient des antidépresseurs comme deux junkies à chaque fois que la porte de Madame Jones se refermait. Pas que j'en avais quelque chose à faire. Je promenais juste le chien depuis qu'elle avait commencé à avoir des ennuis – lesquels, je n'en savais rien – et qu'elle avait arrêté de sortir de l'immeuble. J'étais la seule personne qui ne la niait pas dans les couloirs – maudite soit mon éducation qui m'avait conditionnée à réagir quand les gens disaient bonjour et à faire attendre l'ascenseur plutôt que de refermer les portes -, elle avait donc jeté son dévolu sur moi pour Clayton. Promener le chien n'était pas dérangeant et elle payait bien pour ça ce qui n'était pas un luxe. En plus comme elle n'avait pas d'amies, elle ne risquait pas de me faire une pub non-désirée pour mes talents de promeneuse de chiens durant des sessions de bavardages autour d'une tasse de thé. Mais là je devenais méchante et il y avait plus de chance que je boive du thé qu'elle. Actuellement, je buvais d'ailleurs une tisane à la camomille dans un immonde mug thermos fuchsia oublié par Costia quand elle était partie. Mais revenons-en à nos moutons. Ou plutôt à notre pont car c'était en réalité là que toute l'histoire commençait. Je devrais même dire que notre histoire commençait.
Quand je l'ai vue, elle tentait maladroitement d'enjamber la rambarde humide du pont. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre ce qu'elle avait derrière la tête, j'avais donc préventivement débuté un repli stratégique. Je sais ce que vous pensez, c'est lâche, cruel et je suis un monstre insensible, mais elle a le droit de faire ce qu'elle veut de sa vie. De plus, je ne tenais vraiment pas à être impliquée dans sa mort. J'avais déjà assez d'emmerdes à gérer comme ça avec la mienne. Avec ma vie, pas ma mort, je précise. Sauf que voilà, Clayton en avait décidé autrement. Le chien le plus apathique – et traître – du monde venait de se mettre à aboyer. C'était la première fois que je l'entendais. Un jappement aigu et particulièrement désagréable qui ne manqua pas d'attirer l'attention de la suicidaire. Elle tourna la tête, une jambe chevauchant toujours la rambarde et me regarda. Coincée, je la regardais aussi. J'aurais pu vous dire que ça avait été le coup de foudre immédiat, que j'avais senti la terre trembler sous mes pieds quand j'avais croisé son regard, qu'elle était la plus belle femme du monde, un véritable ange tombé du ciel, mais non. Elle était hideuse à cause des stries noires de son maquillage qui s'étaient formées sur ses joues avec ses larmes – ou la pluie, au choix – et de la morve qui lui coulait du nez. Il y avait plus glamour. Et si elle avait la blondeur d'un ange, la seule chute qu'elle allait faire c'était dans le fleuve. Si elle sautait. Parce que pour ce que j'en savais, elle était peut-être juste une manipulatrice qui mettait tout en scène et qui allait me traîner en justice pour non-assistance à personne en danger dès que j'aurais le dos tourné. Ce que je n'allais pas faire vu qu'il y avait ce risque. Nom de Dieu, il fallait vraiment que j'arrête les rediffusions de séries judiciaires débiles et que je me prenne un abonnement Netflix. Je devenais beaucoup trop paranoiaque et cette fille avait vraiment l'air mal. Il y avait un océan dans ses yeux et il était aussi noir et agité que l'eau du fleuve que traversait Ark Bridge. Voilà que je devenais poète, c'était mal parti.
Avec tout ça, Clayton aboyait toujours en tirant sur sa laisse. Maudit clébard. Je me suis approchée en levant les bras pour signaler à la blonde que je venais en paix – encore un truc appris dans les feuilletons – et elle m'a regardé faire avec les yeux d'un gamin à qui on venait de voler sa glace. Une fois suffisamment proche d'elle, j'ai voulu tirer mon téléphone de ma poche, mais je me suis souvenue que le canapé l'avait mangé et j'ai juré intérieurement. Alors je lui ai fourré le mug et la laisse du chien entre les mains, puis j'ai fouillé mes poches à la recherche de quoi écrire. Pour le bic, c'était facile j'en avais toujours un sur moi, mais je ne dénichais qu'un vieux ticket de caisse dans mon manteau. La curiosité a traversé le visage de ma suicidaire – remarquez comme on s'appropriait vite les choses -, mais sa jambe est restée inconfortablement sur la rambarde. J'ai rapidement écris à l'arrière de la souche, puis je l'ai tendue devant moi pour qu'elle puisse lire ce qu'elle a fait à voix haute, décontenancée, avec les yeux plissés parce que la pluie et l'obscurité ne facilitaient pas les choses.
- Attendez, ne faite pas quelque chose que nous allons toutes les deux regretter. Nous ?
J'ai ramené le ticket vers moi, mais il était mouillé et petit donc mes mots étaient comptés. J'ai nié sa question pour transmettre une demande plus vitale avant de réitérer mon geste vers elle.
- Passez moi votre téléphone.
Elle m'a d'abord considérée avec méfiance ce qui était logique. Ou pas. Après tout, elle allait se suicider alors qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire de se faire piquer son téléphone avant que ça n'arrive? Finalement, elle a esquissé un geste vers son jean, mais ses deux mains étaient prises donc elle a juste roulé des yeux en grognant.
- Poche de gauche.
Gauchement justement, j'ai pris le smartphone flambant neuf avant de reculer prestement. Je n'étais plus rentrée dans l'espace vital de quelqu'un comme ça depuis longtemps. Avant que je n'ai à demander, elle me donna le code de déverrouillage d'une voix laconique et j'ouvris rapidement un nouveau message pour taper avant de tourner l'écran vers elle.
- Si vous vous tuez, vous allez gâcher ma soirée et pour une fois elle n'était pas trop merdique.
- Ah ben sympa. On peut dire que vous savez remonter le moral des gens.
J'ai à nouveau tapé quelques mots plus furieusement parce qu'elle ne manquait vraiment pas de culot.
- Comme si vous aviez plus de compassion ou d'intérêt pour moi.
- C'est pas faux. Puisqu'on en est a parler sans filtre, pourquoi vous ne parlez pas justement ? Parce que vous n'avez pas vraiment l'air d'être sourde-muette.
- Je ne parle pas, c'est tout.
- Ok, ça va, pas besoin de monter sur vos grands chevaux, j'étais juste curieuse. Comme quoi, il y en a qui ont quand même un intérêt pour les autres.
- Pourquoi allez-vous vous suicider ?
- Ok, c'est de bonne guerre. Mais vous savez l'emploi du passé serait peut-être plus adapté si vous voulez ne pas me voir sauter.
Un sourire passa sur mes lèvres alors qu'elle faisait la moue. Je l'observais un instant et plutôt que la fille triste que j'avais découverte quelques minutes plus tôt, je vis la jeune adulte paumée qu'elle était. Après une brève hésitation, je tapais un dernier message.
- Vous sautez si vous voulez, mais sachez que vous avez désormais sous votre responsabilité un chien nommé Clayton et une demi-tisane à la camomille tiède à qui vous allez briser le cœur.
Et là dessus, j'ai glissé le téléphone dans sa poche et j'ai tourné les talons.
