Il était 16h30, tout était prêt. Dans un rugissement assourdissant, les réacteurs de l'avion s'allumèrent en crachant un jet d'air brûlant.
Ayant déplacé l'énorme appareil face à la piste de décollage, les pilotes attendaient à tout moment, l'autorisation de la tour de contrôle afin de s'envoler vers d'autres cieux. Ce n'est qu'une fois la consigne « clear » reçue via fréquence radio que le commandant de bord et son copilote augmentèrent l'intensité des réacteurs. L'avion s'engagea à une vitesse de plus en plus rapide sur la piste avant de finalement quitter le sol, provoquant un nouement d'estomac chez les 263 passagers.
En première classe, nous retrouvons le procureur Miles Edgeworth confortablement installé sur une banquette. À sa droite, sur sa propre banquette, son acolyte, le détective Dick Gumshoe. Les deux individus étant séparés par une large allée où pouvait circuler le personnel. Pour le moment, ils étaient seuls dans cette section pour passagers plus privilégiés. Au programme : un charmant voyage de 8 heures, direction la Principauté de Codophia.
« Monsieur Edgeworth! Monsieur Edgeworth! Nous avons décollé! Venez voir! Nous allons bientôt dépasser les nuages! » s'extasia le détective, à genoux sur sa banquette, le visage écrasé contre le hublot.
Le procureur resta impassible.
« Détective, je vous jure que si vous persistez à vous comporter comme un enfant, vous allez terminer ce voyage dans la soute à bagages. »
La menace n'éroda pas l'enthousiasme du grand gaillard à l'imperméable délavé.
« Vous rendez vous compte, monsieur Edgeworth?! Invités officiels, nous! Ils avaient le choix entre des tas de gens dans le secteur judiciaire et ils nous ont choisis! Si mon père me voyait… clama-t-il, émotif.
- Comme vous dites, détective… Mais il n'y a nul besoin de pleurer », laissa tomber le procureur, déconcerté.
Le détective sortit un mouchoir de sa poche et se moucha bruyamment.
« Je ne pleure pas… c'est l'allergie à l'altitude, monsieur. »
Edgeworth hocha la tête et soupira avec agacement. Il détourna son attention du détective séchant des larmes de joie et retourna à ses notes personnelles. Certes, visiter la Principauté de Codophia avait un petit côté excitant si l'on était un quelconque touriste, mais Miles Edgeworth était parfaitement au fait de la situation actuelle du pays réunifié.
La réunification du pays avait été effectuée il y avait un peu moins de deux ans et le procureur y avait contribué grandement. Malheureusement, la transition ne s'était pas faite sans heurts pour l'ancien Royaume d'Allebahst et la défunte République de Babahl.
Du côté allebahstien, on avait accepté l'unification de bon cœur, puisque le passage d'un système monarchique à un autre, avec de surcroît des monarques de la même famille royale, faisait que la côte n'était pas bien difficile à monter. Lors de la scission du pays en deux, le cousin du déchu Prince de Codophia avait été désigné comme Roi d'Allebahst. C'est ce royal cousin, devenu Roi sans réellement le vouloir, qui avait exercé des pressions quelques années plus tard pour la réunification du pays et le retour du Prince original. L'enthousiasme de ce côté-ci du pays avait été très fort au moment de la réunion des deux régions.
C'est du côté babahlien que la situation s'était avérée plus rude. Désormais habituée à un régime républicain présidentiel, le retour au vieux régime traditionnel fut accepté à contrecœur par une importante fraction de la population. De plus, on murmurait que la réunification avantageait grandement le côté allebahstien du pays qui avait eu la part belle dans le gouvernement unifié. Dans la région de Babahl, le vieux Prince de Codophia, réinstallé sur son trône, jouissait encore d'une certaine aura de respect et représentait le symbole de la prospérité d'avant le schisme, mais il était bien malade depuis quelques années et il faiblissait...
Après près deux ans d'essai, l'adhésion de Babahl au nouveau régime paraissait des plus précaires. Il ne fallait qu'une petite étincelle pour que la réunification soit en danger.
« Et c'est précisément pour cela que nous sommes ici », murmura Edgeworth en se frottant le menton.
Il avait reçu une convocation du procureur en chef il y a trois jours. Croyant qu'il allait encore avoir droit à un nouveau sermon interminable de la part du vieil homme de soixante ans à propos de l'affaire Mask*Demasque, le procureur était entré dans le bureau de son supérieur avec une mauvaise foi évidente. Toutefois, ce dernier avait été fort aimable dans le prélude de son exposé, exposé qui ne concernait nullement l'affaire du voleur masqué.
« Edgeworth, l'ambassade de Codophia nous a fait parvenir une demande urgente. Comme les services que vous avez rendus à leur pays sont bien connus, les autorités codophiennes ont demandé à ce que vous vous rendiez dans la Principauté pour régler une bien épineuse histoire. »
Le procureur avait trouvé la demande pour le moins particulière. La Principauté de Codophia était-elle en pénurie de procureur pour traiter ses dossiers?
« La situation en Codophia est très délicate, avait repris le procureur en chef. La région de Babahl est en pleine effervescence et un événement tragique mettant en péril l'union du pays vient de survenir. »
Edgeworth se souvint d'avoir été intrigué par la nouvelle. Un membre de la famille royale avait-il été assassiné? La réponse fut des plus inattendues :
« On a volé la statue de Primidux. »
Le procureur en chef avait pesé sur chacun des mots en les prononçant. La tentative de dramatisation était tombée à plat, alors qu'Edgeworth n'y avait répondu que par un regard sarcastique. Le jeune procureur se souvenait très bien de cette statue sans réelle valeur qui faisait vaguement penser au Samouraï d'acier. Elle figurait comme l'emblème du pays et il n'en existait qu'un exemplaire unique. Toutefois, après la scission, la statue de Primidux s'était dédoublée, Allebahst et Babahl clamant avoir l'authentique. Edgeworth éprouvait un profond agacement face à de tels enfantillages pour une bête question de statue…
« Vous plaisantez, monsieur? La Principauté de Codophia me demande de me déplacer pour retrouver une statue plaquée or? J'espère que vous leur avez dit que nous avions mieux à faire.
- Je crois que vous ne saisissez pas la portée de cette information, Edgeworth. La statue de Primidux…
- A été volée. Bien sûr, c'est dommage. Ils s'en feront tailler une autre et comme ça, ils n'auront pas à demander à des non nationaux de fouiller à leur place, avait coupé Edgeworth.
- … est un trésor national », avait repris le procureur en chef. « Il y a deux choses qui maintiennent ce pays soudé : le Prince et la statue de Primidux. »
Edgeworth avait grogné avec dédain.
« On ne devrait jamais laisser reposer la stabilité d'un État sur les épaules d'une breloque.
- Je ne vous demande pas votre avis sur les traditions de Codophia, Edgeworth! Dans deux semaines, c'est la grande fête nationale de la réunification. Le Prince doit s'y présenter avec la statue de Primidux afin de symboliquement célébrer l'unité de son peuple… »
Le sexagénaire s'était interrompu dans son envolée lyrique devant le regard peu impressionné du jeune procureur.
« Bref, le vol de la statue de Primidux va causer un énorme scandale et redonner du tonus aux franges extrémistes indépendantistes. Le pays pourrait se fragmenter à nouveau si la statue n'est pas retrouvée. »
De guerre lasse, Edgeworth avait répondu d'une voix ennuyée :
« Tout d'abord, monsieur. Cette cérémonie grotesque…
- Je vous ai déjà dit que je ne vous demandais pas votre avis! avait grondé le procureur en chef.
- Soit. Admettons que la situation soit aussi grave que ce qu'on vous a dit. Pourquoi les Codophiens auraient-ils besoin de moi particulièrement? Le pays ne doit pourtant pas manquer de policiers efficaces? »
Cette fois, c'était le procureur en chef qui avait affiché une réserve grognonne.
« Ce sont de grosses légumes de la Principauté, impressionnées par votre « talent de déduction » lors des meurtres aux ambassades, qui vous ont fait demander. Les dirigeants codophiens sont pour ainsi dire convaincus qu'il n'y a que vous pour retrouver la statue avant la cérémonie. »
Flatté, Edgeworth avait esquissé un sourire hautain en répondant :
« Je ne peux pas vraiment leur donner tort à ce sujet.
- Toujours est-il que telle est la situation. Vos billets sont préparés et toutes dépenses payées. Vous logerez dans le palais princier de Codophia, vous et l'assistant que vous aurez choisi. Départ dans trois jours. Des questions? »
Le procureur au complet bourgogne s'était résigné en soupirant :
« Très bien, je m'incline, monsieur. Par contre, j'espère que les autorités codophiennes savent bien que je n'accomplis pas de miracles en deux semaines. Si la statue de Primidux n'est pas retrouvée, je n'y serai pour rien.
- Si la statue de Primidux n'est pas retrouvée au bout de deux semaines, je doute que ce soit votre sort qui les préoccupe, avait répondu sèchement le procureur en chef.
- Que voulez-vous dire? »
Le sexagénaire s'était éclairci la gorge.
« Je veux dire que si la statue n'est pas retrouvée, il y a fort à parier que la région de Babahl se soulève pour réclamer son indépendance et que le pays ne se retrouve à nouveau en pleine guerre civile. Il y aura des émeutes, des morts et une répression sanglante. Après avoir été une pièce maîtresse de la réunification, je ne crois pas que vous souhaitiez voir tout ce que vous avez accompli réduit à néant, Edgeworth.
- Il n'existe aucun baromètre assez massif en ce monde pour mesurer la pression que vous tentez de me mettre sur les épaules, avait répliqué Edgeworth, goguenard.
- Vous m'énervez, Edgeworth! Bonne chance et sortez de mon bureau! »
Le visage un peu cramoisi, le procureur en chef lui avait pointé la porte. Le jeune procureur avait quitté la pièce après avoir exécuté une révérence.
Miles Edgeworth, confortablement assis sur son siège d'avion, ricana intérieurement en repensant à cet épisode. Le procureur en chef avait appris de la manière forte que ses menaces après l'affaire Mask*Demasque ne demeureraient pas impunies.
« Je peux vous offrir quelques chose, monsieur? » demanda une voix féminine.
Le procureur sortit de sa réminiscence et haussa la tête vers son interlocutrice, une jeune agente de bord aux cheveux longs et noirs poussant un chariot rempli de bouteilles.
« Un simple verre de Merlot pour moi, merci, répondit-il.
- Très bien, et pour vous, monsieur? » demanda la jeune femme en se tournant vers le détective Gumshoe.
Le détective, toujours en pleine contemplation des nuages, détourna brusquement son regard du hublot. Son visage s'émerveilla face à la manne céleste que représentait le chariot à bouteilles.
« Procureur Edgeworth, vous avez bien dit que tous nos frais étaient payés n'est-ce-pas? demanda le détective en regardant presque lascivement une somptueuse bouteille de champagne trônant glorieusement à l'avant du chariot.
- Faux, détective. J'ai dit que tous MES frais étaient payés. Malheureusement, la Principauté de Codophia ne pouvait pas se permettre un budget illimité pour tous les deux. Vous devrez vous contenter de l'équivalent de vingt dollars par jour. », répondit Edgeworth d'une voix neutre.
Le visage du détective se déconfit rapidement. Il se contenta d'un verre d'eau pétillante et le fixa, profondément malheureux, pendant une bonne minute avant de finalement en prendre une gorgée.
« Allons détective! » l'encouragea Edgeworth. « Ne soyez pas triste, vous restez tout de même invité officiel, ce n'est pas rien! Pensez à votre père! »
Gumshoe sortit de sa torpeur et afficha un large sourire… et des larmes recommencèrent à lui embuer les yeux, ce qui agaça profondément le procureur.
« Ressortez votre mouchoir et calmez-vous! Nous atterrissons dans quelques heures et ces gens comptent sur nous. Tâchez d'avoir un autre comportement que celui d'une jeune fille de maternelle », grinça Edgeworth.
Car bien évidemment, tout ce que le procureur avait dit précédemment était faux. Les dépenses de Gumshoe étaient également couvertes par la Principauté (Edgeworth ne souhaitait pas en informer le détective par crainte d'abus), mais le détective n'avait jamais été désigné comme invité officiel. Le choix avait été donné à Edgeworth quant à l'assistant qui l'accompagnerait. Et comme Gumshoe ne coûtait pas cher en pâte à crêpes et qu'en plus, il affichait une certaine naïveté …
Le procureur se rappela l'éclat de rire du Commissaire Adams lorsqu'il lui avait dit qu'il avait porté son choix sur le détective Gumshoe.
« Vous êtes complètement fou, Edgeworth. Bien entendu, vous faites ce que vous voulez, mais je crains beaucoup pour le prestige du pays si Gumshoe vous accompagne.
- Peut-être, mais il sait obéir à ses supérieurs et il ne se révèlera pas un danger pour les finances de la Principauté de Codophia, avait insisté Edgeworth.
- Ça, je veux bien vous l'accorder. Enfin, avec un assistant pareil… j'espère que la populace locale ne tenait pas à trop cette statue… »
Quant à l'aspect d'invité officiel. Edgeworth s'était dit que cela ajouterait du zèle dans les actions du détective et que la cause de Codophia le tiendrait ainsi plus à cœur. Visiblement, le petit mensonge blanc avait été une bonne décision. Une fois qu'Edgeworth avait exposé la situation, le détective s'était mis au garde à vous en jurant solennellement de retrouver la statue de Primidux. Abandonnant tous les dossiers qu'il avait en main, Dick Gumshoe avait promptement quitté le commissariat afin de préparer ses bagages. Son enthousiasme et son sens du devoir n'avait pas faibli depuis.
« Ajoutez un peu d'honneur à la tâche et une corvée peut devenir un devoir sacré », pensa le procureur.
Le voyage se poursuivit sans histoire. Edgeworth relut ses notes à propos de Codophia avant de s'assoupir. Le détective Gumshoe persista à commenter la forme de chacun des cumulonimbus qu'il distinguait de son hublot avant de finalement imiter son supérieur.
Au bout de quelques heures, l'avion atterrit à Prazdec, capitale de Codophia et grand centre touristique et culturel. Nos deux héros descendirent de l'avion, trop heureux d'enfin pouvoir se dégourdir les jambes… jusqu'à ce que le détective Gumshoe ne rate la dernière marche avant de grotesquement chuter devant des passagers hilares et un Edgeworth contrarié. Une fois au terminal, le procureur donna au détective la mission peu intellectuelle de récupérer leurs bagages pendant que lui-même irait convertir quelques dollars en drachmes codophiens.
Le jeune homme au complet bourgogne se fraya un chemin dans l'allée des petits magasins de l'aéroport, tout en déclinant poliment les perspectives d'achat qu'on lui proposait, avant de finalement atteindre un bureau de change. Il fut frappé par les moyens déployés au niveau publicitaire. Le nombre d'affiches et de pancartes était exubérant et le graphisme franchement exagéré. Des papillons et des fleurs, emblèmes nationaux du pays, recouvraient les murs en célébrations des futures festivités dans le cadre de la grande fête de la réunification.
« Mais après tout, ce pays ne vit que par le tourisme. Ça n'a rien de surprenant. »
Le procureur saisit une liasse de dollars de son portefeuille et les tendit à l'individu assis derrière le comptoir. Ce dernier paraissait particulièrement endormi et ne possédait pas un faciès de plus encourageants. Une moustache broussailleuse mal taillée, de longues poches presque violettes sous les yeux et d'épais sourcils lui faisant de minuscules yeux à peine ouverts.
« Quelle trogne… » pensa Edgeworth.
L'employé du bureau de change se leva et souleva paresseusement les dollars d'Edgeworth. D'un geste mécanique, il les plaça dans un panier portant l'étiquette « dollars américains » sous le regard médusé du procureur. Cette lourde tâche éreintante effectuée, il se rassit sans un mot adressé à Edgeworth. Ce dernier lui fit un regard interrogateur signifiant très clairement « que se passe-t-il? », l'employé ne broncha pas. Le procureur se mit à taper du pied impatiemment.
« La conversion sera-t-elle encore bien longue? » demanda Edgeworth au bout d'un moment.
Le vieil homme somnolent lui fit un regard étonné.
« Pardon? répondit-il.
- Les deux cent dollars que je vous ais donnés. Il vous faudra encore combien de temps avant de les convertir? résuma le procureur, agacé.
- Quels dollars? »
Edgeworth fulmina d'impatience.
« L'argent que je viens tout juste de vous donner! Il est encore tout frais dans votre panier! Donnez-moi l'équivalent en monnaie locale!
- Aaaah oui. Bien… très bien. J'ai ce qu'il vous faut », répondit le vieil homme.
Il se leva péniblement de sa chaise et se dirigea à pas lents vers une petite salle à l'arrière.
« Quel empoté! » pensa Edgeworth.
L'employé revint avec une liasse de billets de banque. Il les déposa devant Edgeworth.
« Voilà monsieur. Bonne journée »
Edgeworth parut satisfait quelques secondes jusqu'à ce que son visage se crispe d'agacement en reconnaissant les caractères cyrilliques des billets.
« Ce sont des roubles russes, vieux hibou! » ragea le procureur.
L'employé ne broncha pas d'avantage face à la colère du jeune homme. Il continua de le fixer, l'air absent. Edgeworth abdiqua en soupirant :
« Deux cent dollars américains. Pouvez-vous convertir mes deux cent dollars américains en drachmes codophiens et m'amener le résultat? »
Le vieil homme cligna lourdement des yeux.
« Des drachmes. Aaaah oui. Bien… très bien. » répondit-il en se dirigeant vers l'arrière.
Miles Edgeworth attendit avec appréhension le retour du vieil homme. Il se mit à angoisser à l'idée que le vieillard dérangé ait converti ses dollars en drachmes de la Grèce antique, car il l'en croyait capable.
Heureusement, le vieil employé revint avec quelques piles de monnaie codophienne, au grand soulagement du procureur. Ce dernier vérifia le taux de change et conclut que le compte devait à peu près y être. Il glissa les billets dans son portefeuille sous le regard souriant et fatigué du vieillard et s'apprêta à se remettre en route.
« Bonne journée, monsieur! J'espère que vous aimerez notre beau pays. » lui lança l'employé en guise d'au-revoir.
Le procureur le gratifia d'un regard sarcastique avant de s'éloigner.
« Et les Codophiens se demandent pourquoi leur industrie touristique ne rapporte pas plus malgré tous leurs efforts! Tout ça est de la faute de ce barbon sénile qui doit décourager tous les touristes avant même qu'ils n'aient visité un seul monument! Mettez-le à la retraite et le pays deviendra une grande puissance! » pensa Edgeworth, excédé.
Il se dirigea rapidement vers le débarcadère de bagages, point de rencontre avec le détective Gumshoe. Ce dernier attendait, hébété, contre un mur, avec tous leurs bagages. Il eut un soupir de soulagement en voyant Edgeworth se diriger vers lui à pas vifs.
« Je me demandais où vous étiez passé, monsieur. Voilà quinze bonnes minutes que je vous attends.
- N'en rajoutez pas, détective! » coupa sèchement le procureur.
Gumshoe, insouciant, ne put résister.
« Ils ont refusé votre carte de crédit, c'est ça? taquina-t-il.
- Non, mais rajoutez un autre mot et je vous jure que partout dans le monde, on refusera la vôtre.
- Je n'ai pas de carte de crédit de toute façon. Mon fournisseur de nouilles n'accepte que la monnaie sonnante et trébuchante. En plus que… »
Le procureur lui fit signe d'arrêter.
« Pardon, détective, je suis désolé d'interrompre un aussi passionnant récit, mais je viens tout juste de m'apercevoir d'un élément. Je crains d'avoir vu trop juste et de ne pas avoir assez de monnaie locale jusqu'à la fin du voyage. Soyez assez aimable de me convertir ces cinquante dollars en monnaie codophienne.
- À vos ordres monsieur! Je reviens dans cinq minutes », clama le détective en saisissant les dollars.
Edgeworth sourit avec satisfaction en voyant le détective s'éloigner vers le bureau de change. Le jeune procureur plaça les bagages de façon ordonnée devant lui et s'assit sur un banc à disposition des voyageurs. Il sortit, par la suite, un livre sur le droit codophien de son sac de voyage et en entreprit la lecture.
« J'en ai pour une heure environ. » pensa-t-il.
Finalement, le détective Gumshoe ne réapparut que deux heures plus tard, la mine déconfite comme s'il avait vieilli de vingt ans.
« Ah tiens, détective! » clama Edgeworth avec bonne humeur.
Gumshoe ne lui opposa qu'un silence piteux, complètement dépassé par les événements.
« Vous en avez mis du temps, dites donc. Ils ont refusé votre carte de crédit? » poursuivit Edgeworth sarcastiquement.
On aurait dit que le détective allait éclater en sanglots.
« Ce n'est pas gentil ce que vous avez fait, monsieur…
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, détective. Maintenant, en route! Assez perdu de temps », conclut joyeusement le procureur en se levant.
Les deux hommes se dirigèrent vers la zone de douane située plus loin dans l'aéroport, soit l'équivalent de dix bonnes minutes de marche. Le visage infiniment traumatisé du détective commençait à inquiéter le procureur.
« Des roubles? demanda ce dernier.
- Non, des livres sterling.
-Ah. »
Le procureur eut quelques remords en voyant le regard absent du détective qui, visiblement, en avait encore long à dire. Gumshoe inspira profondément.
« Et puis après, ce furent des pesos mexicains, des couronnes suédoises et des livres turques », enchaîna-t-il, les larmes aux yeux.
Edgeworth eut, chose rare, un regard d'excuse vers le détective.
« Vous aurez tôt fait de vous remettre de cette mésaventure, Gumshoe. Sitôt que nos passeports auront été reconnus en règle, nous pourrons aller déjeuner avec la haute aristocratie de Codophia. Cela remplira votre estomac comme jamais! »
Le procureur toucha juste. Des couleurs réapparurent sur les joues du détective qui esquissa un sourire.
« J'en ai déjà l'eau à la bouche, monsieur Edgeworth! Justement, pour tout ce qui est nourriture codophienne, je n'aurai pas à me limiter, puisque je possède ceci! »
Le détective fouilla à-l'intérieur de son imperméable vert et en ressortit une poignée de billets rouge vif. Edgeworth les reconnut facilement : il s'agissait de coupons de l'ancienne République de Babahl octroyant des rabais modiques sur des repas ou des attractions du pays. Dans le cadre des meurtres de l'ambassade deux ans plus tôt, l'ambassadeur de Babahl, Colias Palaeno, avait distribué une multitude de ces coupons aux divers visiteurs afin de les inciter à faire un tour au pays. Visiblement, le détective avait retenu l'invitation.
« Je ne crois pas que vous devriez brandir ces coupons, détective, avertit Edgeworth.
- Pourquoi pas, monsieur? Si je dois me contenter de 20$ par jour, chaque coupon compte!
- Peut-être, mais je doute que ces coupons soient encore valables. Ils ont été émis par la République de Babahl. Je ne crois pas qu'ils aient encore force en Codophia.
- Ça ne coûte rien de demander! renchérit le détective.
- Détective, la situation n'est pas si rose ici! Exhiber des objets frappés des armoiries de la défunte république pourrait nous attirer de graves ennuis. Vous allez me faire le plaisir de vous débarrasser discrètement de ces coupons dès que nous serons sortis! »
Le détective fit une moue et ne répondit pas. Il se contenta de remettre les coupons dans la poche intérieure de son imperméable.
Les deux acolytes purent passer rapidement au comptoir de la douane, les autres passagers ayant depuis longtemps pénétré au pays. Gumshoe salua le douanier au faciès patibulaire, assis dans sa guérite, qui ne lui répondit pas. L'individu en question n'avait pas l'air des plus chaleureux et possédait une carrure capable de casser la figure à tout récalcitrant.
« Tourisme ou affaires? grogna le douanier.
- Tourisme », répondit joyeusement Gumshoe.
Edgeworth soupira d'agacement.
« Affaires! Excusez Gumshoe, il n'a pas l'habitude des voyages », indiqua le procureur en fusillant le détective du regard.
Le douanier répondit d'un borborygme et tamponna leur passeport. Il continua de leur poser des questions de routine qui s'éternisaient de plus en plus.
« Vos interrogatoires semblent tout à coup bien courts en comparaison, monsieur Edgeworth, murmura le détective Gumshoe.
- Allez-vous, un jour, apprendre à vous taire, détective? »
Le douanier haussa les sourcils, mais n'ajouta rien. Il leur remit leurs passeports et commença à griffonner sur une page de formulaire. Le procureur attendit patiemment en retrait, mais Gumshoe fit un signe au douanier.
« Dites-moi, monsieur! Vous pourriez me fournir un renseignement? »
Le douanier fixa le détective d'un regard parfaitement indifférent.
« Je voulais savoir, à propos de ces coupons, débuta Gumshoe en sortant l'un des feuillets rouge.
- Détective! Ne… intervint Edgeworth.
- Je me demandais s'ils étaient encore valides en Codophia », poursuivit le détective
Le robuste douanier saisit le coupon et eut un léger rictus qui n'échappa pas au procureur. Il répondit à Gumshoe d'une voix mielleuse :
« Aaaah oui, les coupons. Bien sûr, je comprends. Je vais vous appeler le responsable, ce ne sera pas bien long. »
Il sortit rapidement de sa guérite et décrocha le téléphone central situé un peu plus à l'arrière.
« Vous voyez, monsieur? Qu'aurions-nous fait si nous n'avions pas demandé? clama triomphalement Gumshoe.
- Ce que vous venez de faire est terriblement stupide et imprudent, détective. Et tout ça pour des rabais insignifiants! répliqua sèchement Edgeworth, mal à l'aise.
- Vous vous méfiez de tout, monsieur! Je suis sûr que les gens ici sont très aimables et que nous allons pouvoir déjeuner calmement grâce à ces… URGH! »
Le détective avait poussé un cri sourd alors qu'on le projetait violemment au sol. Le procureur connut le même sort et tous deux terminèrent sur le ventre, abasourdis par les événements. Pourtant costaud, le détective était maintenu plaqué au sol par un individu assis sur son dos, lui bloquant les poignets.
« Des coupons de la République de Babahl, hein? » enchaîna une voix gutturale.
Le détective eut un hoquet de surprise.
« Décidemment, on ne sera jamais débarrassé de cette racaille d'agents provocateurs! Ça fait trois fois cette semaine! Menottez-les et emmenez-les! » poursuivit la voix.
Gumshoe couina en sentant le métal froid se refermer sur ses poignets, alors qu'il se trouvait encore par terre. Mais c'était là le moindre de ses soucis. Il déglutit avec difficulté en apercevant le regard meurtrier qu'Edgeworth, menotté, lui lançait.
