Hiver 1057 - Forêt de Soulles - Cotentin.

Un lapin courageux sortait son nez à la recherche de quelque nourriture sans se douter que plusieurs paires de yeux l'observent. Il avança vers la tige d'un perce-neige qu'il commença à grignoter de façon consciencieuse. Un choc l'arrêta et du sang coula sur son beau pelage blanc. Un cri de joie s'éleva d'un fourré et un adolescent de seize ans, une fronde à la main, se dirigea vers le rongeur. Soudain, le garçon cria de douleur et se tint le bras, il venait de recevoir une pierre à son tour. Il prit son poignard et cria : "Qui a fait ça, montrez-vous, espèce de lâche !

- C'est moi, espèce de voleur, répartit une fillette de onze ans, elle aussi armée d'une fronde !

- Comment cela ?

- C'est mon lapin, c'est moi qui l'ai eut !

- Comme si une gamine comme toi avait pu atteindre cette bête !

- As-tu retrouvé ta propre pierre ?"

Là-dessus, l'adolescent rechercha sa pierre gris clair qu'il trouva quelques pas plus loin ! Quant à la fillette, elle brandit fièrement sa pierre noire sur laquelle coulait du sang ! Le garçon s'approcha d'elle en sifflant !

- Tu es drôlement forte !!! Pourquoi utilises-tu des pierres noires ?

- Parce qu'elles se voient mieux sur la neige !

- Je me présente… Herulf, fils de Guillaume de Moyon

- Moi, c'est Alfgard, fille de Roderick de Briovère. Veux-tu que nous partagions MON lapin ?

- Oui, répondit-il en riant, allons à la vieille ruine !"

Elle opina de la tête et attrapa son lapin. Ils cheminèrent en silence plusieurs minutes et arrivèrent au pied d'une ruine celtique, un vieux rempart. Alfgard avait entendu son père parler d'une ruine encore plus grande dans le Nord du Cotentin, le Hag'Dik. Pendant qu'elle se mit à dépecer son gibier son compagnon cherchait du bois après avoir déposé son lourd manteau. La fillette en profita pour l'observer. Il était grand, très grand, encore un peu dégingandé. On pouvait néanmoins remarquer que sa musculature commençait à poindre sous sa chemise et ses hauts de chausses. Il avait des yeux bleus très clairs, des cheveux châtains parsemés de mèches blondes. Son visage montrait déjà l'homme d'autorité qu'il deviendrait à la maturité. Une mâchoire carrée, des pommettes hautes et un nez droit et anguleux complétaient un portrait très flatteur de ce bel adolescent. La fillette aussi était observée par le garçon. Il l'a trouvait mignonne. En tant que jeune mâle déjà pubère et ayant déjà eu des expériences, il avait suffisamment d'expérience pour déceler chez la fillette une beauté en puissance. Certes son habillement de garçon manqué, la crasse de son visage et sa fronde aurait pu lui faire détourner les yeux mais il avait ressenti que la femme n'allait pas tarder à poindre chez elle. Ses yeux étaient d'un bleu-saphir herminé d'or, sa longue tresse descendait dans son dos et de multiples de cheveux s'échappaient de son bonnet. Ses cheveux étaient d'un brun chaud, où courraient de nombreux reflets roux. Le froid donnait une belle couleur rose à ses joues fraîches, elle avait un petit nez droit et une petite bouche orangée. Alors qu'il allumait le feu, il leva les yeux et vit qu'elle le regardait aussi. Il sentit son bas-ventre se réchauffer et se morigéna en grognant. Alfgard lui amena le lapin qu'ils transpercèrent d'un bâton et le mirent à cuire au-dessus du feu. Herulf trouva quelques herbes gelées qu'il mit dans le feu afin d'en parfumer le lapin. Ils parlèrent un peu de leurs familles respectives, du Duc Guillaume que tous deux admiraient. Puis, une fois cuit, ils mangèrent le lapin assis côte à côte sur un tronc d'arbre. Alors que du jus de viande coulait au coin de ses lèvres, Alfgard fut surprise de sentir le pouce d'Herulf récupérer ce jus. Ils se regardèrent les yeux dans les yeux et le jeune homme se détourna en rougissant. Ils parlèrent de leurs passions, de leurs rêves. Herulf lui dit qu'il allait rejoindre la cour du Duc Guillaume comme écuyer de l'un de ses fils. La fillette s'écria : "Vous, les garçons, vous avez beaucoup de chance. Moi, on va m'envoyer dans un couvent pour parfaire mon éducation, comme dit mon père. Ma mère m'a appris à lire et à compter mais ils veulent que je sois plus érudite encore. J'aimerais tant être un garçon et pouvoir être un miles.

- Et alors, vous avez la vie facile !

- Quoi ? Les femmes doivent rester chez elles, se tuer à la maternité et à la tâche, elles ne peuvent pas aller où elles veulent, ni rien décider seules !

- Pourtant toi, tu es bien ici ! Ton père t'a laissé partir ?

- Non, J'AI décidé de partir hier quand ils m'ont dit pour le couvent !

- Mais alors, ils doivent te chercher ?

- Oui, sûrement !

- Tu es inconsciente… écoute, tu va venir avec moi chez mon père et il va prévenir tes parents !

- NON, hurla t'elle et prenant ses affaires, elle s'enfuit !

- Alfgard, reviens !"

Il lui courut après mais fut étonné de sa rapidité ! Parmi les arbres, elle disparut de sa vue. Pendant quelques minutes, il s'évertua à la chercher. Et soudain, il fut frôlé par un puissant cheval ! Il la vit prendre la route du Mont St Michel. Il courut rejoindre sa monture qui n'était pas loin et essaya de la rattraper. Après dix minutes de course, il la talonnait. Quand il entendit un lourd craquement ! Il vit Alfgard et sa monture sombrer dans une mare recouverte d'une fine pellicule de glace. Un instant, il ne vit ni l'un ni l'autre puis le cheval resurgit, il s'affola un peu et réussit à s'accrocher à la berge, il se hissa et sortit de l'eau en s'ébrouant. Herulf s'inquiéta de ne pas voir la fillette. Il sauta de son cheval et courut à la mare. Il vit le bonnet flotter et la pointe de la longue tresse. Sans plus réfléchir, il s'y accrocha et tira l'enfant par ses cheveux. Elle ne respirait plus et l'affolement le prit. Il la secoua, lui donna des claques et miraculeusement elle inspira, elle se mit à trembler, elle le regarda mais son regard devint vitreux et elle s'évanouit. Ni une ni deux, il l'enveloppa dans sa propre cape, monta sur son cheval, prit la bride de celui d'Alfgard et partit à brides abattues vers le château de son père qui n'était qu'à une petite demi-heure. Après une longue galopade qui lui parut durer une éternité, il vit les immenses remparts de bois qui ceignait la motte où son père avait construit son donjon. Les soldats de son père le reconnurent et le laissèrent passer. Il sauta de cheval et confia les bêtes au palefrenier et entra en trombe dans le logis familial qui se trouvait au pied de la motte.

"Père, mère, il s'agit de la fille du Baron Roderick de Briovère, elle est tombée dans une mare glacée

- je m'en occupe mon fils, rétorqua sa mère Ottilia"

Pendant que sa mère s'occupait d'Alfgard, Herulf expliqua tout à son père qui s'empressa d'envoyer un messager au père de la fillette.

Ce dernier arriva dans la nuit et fut chaleureusement accueilli par les Moyons. Après une brève explication de la part d'Herulf, Roderick alla au chevet de sa fille. Elle était fiévreuse et délirante. Elle y exprima son chagrin de quitter sa famille et sa rage de n'être qu'une femme. Son père lui tenait la main. Au matin, alors que sa femme l'avait rejoint au chevet de l'enfant, celle-ci se réveilla. "Maman…

- Ma petite chérie… nous avons eu si peur ! Pourquoi t'es-tu enfuie ?

- Parce que je ne veux pas aller au couvent !

- Voyons, tu sais que c'est pour ton bien… et que tu es appelée à un grand destin !!!

- Quel grand destin ?

- Celui que ton éducation te permettra de choisir !

- Ah oui ? Chambellan du Duc ? Ambassadeur ?

- Bien sûr que non, soit raisonnable !

- Epouse soumise d'un seigneur, révérende mère d'une quelconque abbaye, dame de compagnie d'une grande dame ?

- Pourquoi cherches-tu à tout déformer ? Mon mariage avec ton père est heureux et empreint de partage, tes tantes Gislinde et Helga sont respectivement Mère Supérieure de l'Abbaye de Bernay et Dame de Compagnie de la Duchesse Mathilde et épouse du Comte de Néel, elles sont heureuses et proches du pouvoir !!!

- Mère, tu sais ce que j'aimerais être….

- Non, Alfgard, cesse d'en parler… tu peux te former à être archer ou miles mais tu ne le seras pas ! C'est impossible !"

Là-dessus, la fillette se mit à bouder. Même si elle savait que sa mère avait raison, elle souhaitait vivre comme elle l'entendait. Cette volonté de fer lui venait de ses ancêtres scandinaves et se retrouvait en chacun des membres de sa famille ce qui occasionnait de nombreuses discussions houleuses. Ainsi ses parents, Roderick et Ragnhild devaient sans cesse batailler avec leurs cinq enfants !

Après deux jours de convalescence, Alfgard était prête à repartir avec sa famille pour ses terres de Briovère. Le jour du départ, ils étaient tous réunis dans la grande salle du logis du seigneur de Moyon.

Guillaume et Roderick s'empoignèrent virilement l'avant-bras, pendant qu'Ottilia et Ragnhild s'enlacèrent affectueusement. Leurs enfants furent bien plus timides et ne se firent qu'un signe de tête. Roderick : "Nous devons y aller, je te remercie Guillaume de nous avoir accueillis chez toi ces 2 jours.

- Allons, mon ami, cela va de soi, tu en aurais fait tout autant !

- Oui, mais mes enfants sont plus intrépides et tête en l'air que les tiens ! Et je ne crois pas que ta fille se serait enfuie comme cela !

- Détrompes-toi, avant que nous accordions sa main au jeune Ulric, elle s'était enfuie avec lui !

- Grâce au ciel, ils sont mariés maintenant, rétorqua Ottilia

- Ma pauvre amie, entre nos enfants et nos gens nous voilà bien, répliqua Ragnhild,

- Oui, c'est ce fichu sang viking… s'esclaffa Roderick, auquel le rire de Guillaume répondit en écho !

- Allez… à vous revoir, reprit-il !"

Finalement, ils montèrent à cheval et reprirent la direction de Saint Laud. Alfgard qui se trouvait à l'arrière se retourna et vit Herulf, en haut du donjon, lui faire de grands signes du bras. Son cœur se serra car elle savait que ne le reverrait pas de sitôt.