Yo ! Un court OS écrit pour la Nuit du FoF sur le thème Noctambule.

Bonne lecture !

Dark side of the Earth

C'est changer d'univers, en fait. À minuit les rues sont sans-dessus-dessous, défigurées, méconnaissables. On rentre chez soi les yeux baissés, on marche vite et on ne se retourne pas pour regarder plus en détail la traînée blanchâtre de cigarette qu'on laisse derrière soi, on ne s'en préoccupe pas, on se dit, de toute façon on n'y voit rien, on se dit, quel intérêt, on se dit, pas besoin, on se rassure pour se convaincre qu'on n'a pas envie de la voir, cette fumée, qu'on se fiche éperdument des volutes qu'elles dessine, qu'on n'a pas peur des ombres qui émergent peu à peu de sous les voitures. Il y en a des bruyantes, il y en a des fuyantes.

L'ombre rouge, par exemple, celle que tu croises juste avant le métro, s'entoure d'un brouhaha désopilant, tu te dis. Effrayant, en fait. Un brouhaha qui transpire tout ce que tu réprimes, tout ce que tu retiens à l'intérieur. Tu enfonces tes écouteurs dans tes oreilles. Tu ne veux pas entendre.

Il y a l'ombre bleue, aussi, qui se fond dans les couloirs sous-terrain, l'ombre puissante et glacée, qui transpire ce que tu méprises, un appétit pour la nuit, une démesure qui ne te va pas et tu remets ta capuche bien en place. Tu ne veux pas voir.

Assis dans le fond de ton marasme, tu sens passer l'ombre jaune, qui avance bien fière, tangue à peine, qui te traverse comme un courant électrique et ni tes écouteurs ni ta capuche ne savent te protéger de ça. Sur quoi compter, alors ? Tu te sens trembler et l'habitude te dicte de ramener tes jambes plus près, pour ne plus sentir que ton propre corps, ta propre chaleur, aussi douloureuse qu'accueillante.

En descendant de la rame, déjà, tu appréhendes. Tu as roulé une cigarette. Tu as tout prévu. Tu es presque chez toi mais tu le sais, le plus dur reste à faire. Quand l'air pollué de la ville te claque sur les genoux, tu peux déjà la sentir. L'ombre noire, comme un trou béant dans le goudron, l'ombre aux relents de gin, de rhum, de sueur, de tabac et d'autres choses, que tu ne peux pas identifier mais qui te sont si familières. Tu allumes ta cigarette, tu espères que ça englobe ton champ olfactif, que ça te protège, même si tu ne le formuleras pas comme ça, que ça te maintienne à distance de cette bouche au parfum de décadence, profonde, vertigineusement profonde. Tu presses le pas, tu es à ça de courir mais tu ne peux pas donner ce plaisir au sourire que tu sens t'observer. Plus que quelques pas, plus que quelques pas.

Voilà. Le hall de l'immeuble, la cage d'escalier, le palier, le couloir, la porte de ta chambre. Tu retires ta capuche, tu éteins ton lecteur MP3, tu te détends, tu poses ta cigarette. C'est fini. C'est bon. Tu es chez toi. Tu soupires avant de trébucher sur ta langue. Ça devrait être fini. Mais tu la vois bien, cette dernière ombre, rosâtre sur le papier peint que tu n'as pas le droit de changer. Elle ne te lâchera pas. Tu ne peux pas la laisser devant l'immeuble, elle. Ton ombre te regarde avec un cri muet. Sa langue a un goût d'erreur, horrible. Comme si ça n'était pas la bonne solution. Comme si elle voulait te dire que tu aurais mieux fait de rester là-bas, avec les autres, que c'était ta place après tout. Tu secoues la tête. Tu sais que ça ne l'est pas. Tu sais que tu as raison. Alors tu éteins les lumières, et tu cries au sommeil. Il n'y a pas d'ombre dans le noir. Et tu espères, tu espères que les rêves t'emmèneront loin d'ici, loin des peuples noctambules qui te courent après, loin des ombres et loin de cet horrible goût de solitude qui te pourrit les gencives.

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Voilà ! Review ? Des bisous à tout le monde !