Il enfonça violemment ses clés dans la serrure de la porte de son appartement et entra enfin chez lui, quittant le couloir où l'on n'entendait que le calme de la nuit, juste entrecoupé par un soupir désespéré échappé de sa bouche quelque secondes auparavant. Ne prenant pas la peine de refermer derrière lui, donnant juste un puissant coup de coude afin que sa porte se referme, il se dirigea d'un pas boiteux, non-équilibré, vers sa salle-de-bain, plongée dans l'obscurité. La porte claqua dans le silence, maintenant effacé par la respiration de l'homme et ses gestes rapides, brutaux. Il avançait d'un pas qui s'aurait voulu vif mais dont l'avancée était perturbée. Son poing gauche était crispé, ses jointures quant à elles étaient blanches. Il s'aidait de sa main droite qui s'entrechoquait avec tous les meubles, objets, qu'il rencontrait sur son passage pour essayer de traverser la pièce, se griffant ça et là, faisant tomber quelques feuilles et quelques livres au passage. Mais il semblait ne rien ressentir de ces à-coups il était manifestement inconscient de cette douleur-là, même s'il semblait pourtant à la merci d'une autre. Ses appuis étaient révélateurs : sa jambe gauche compensait l'autre, qu'il tirait péniblement à sa suite. L'homme attint l'entrée de sa salle-de-bain et ne prit aucune autre peine que celle de se précipiter devant le miroir du meuble du lavabo, place centrale de la pièce, qui pouvait, peut-être, s'apercevoir de l'entrée du domicile. Il n'alluma pas la lumière, se contentant alors de l'éclairage faible mais manifestement suffisant des pièces précédentes. D'une volonté sourde, il braqua son regard sur son miroir, mais pas au niveau de ses yeux. Ceux-ci étaient à la fois vides, presque témoins de l'inconscience de l'homme mais à la lumière de reflets opposés, ils étaient infiniment remplis d'un sentiment difficilement transcriptible. Ses yeux étaient d'une noirceur bleutée, et criaient au fou, tandis que la peur mais surtout la douleur se ressentaient à leur rencontre. On en détournait le regard. Ils étaient le témoin de trop d'événements auxquels l'homme voulait certainement mettre fin. Il était décidé. Soudainement, l'homme chancela et s'accrocha des deux mains au rebord du meuble. Il se haïssait. Se haïssait de s'être trahi. Il l'avait découpée. Comme un objet. Il s'était trahi. Corrompu. Et pour qui ? Pour quoi ? Pour celle qui venait juste de l'anéantir, de planter le couteau denté entre ses deux omoplates et qui regardait le sang couler. Est-ce que ça valait réellement la peine ? C'est elle qui lui avait alors remonté le couteau jusqu'à la gorge, le retournant pour faire jaillir le sang, un sourire curieux à la bouche, avec ses mots : « I don't love you ». C'est ainsi qu'il avait laissé tomber, lâchant un dernier soupir. Qu'il avait décidé de sa soirée. Qu'il avait abandonné.
Il ferma les yeux. Et un nombre infini de rides tracèrent leur chemin autour de ceux-ci. C'est alors qu'il eut un sentiment incompréhensible qui vola le temps de quelques secondes sur sa peau. Sa bouche s'étira presque imperceptiblement en un fin, mais réel sourire. Pas de ceux qui se transmettent, contagieux. Mais un de ceux qu'on ne souhaite jamais voir sur le visage des personnes qu'on aime. D'un geste brusque et manifestement non coordonné, il rouvrit les yeux, s'empara tant bien que mal du miroir qui le narguait en lui renvoyant en pleine face l'image pure, non édulcorée, de son propre reflet, et le décrocha du mur. Puis de la même force brutale, il l'envoya valser de l'autre côté le miroir s'écrasa contre le mur, dans un fracas qu'il ne sembla pas remarquer, et tomba, comme de la neige, se déversant sur le sol. Il n'y eu pas un seul moment où il regarda les débris, ni même l'étendue des dégâts. Des morceaux avaient, dans l'élan, dépassé l'entrée de la salle-de-bain d'autres étaient revenus vers lui, sans qu'il ne s'en aperçut. Il ne savait détacher son attention de la place qu'occupait le miroir, à peine quelque secondes plus tôt. Son visage s'était totalement modifié. À la place des tremblements nerveux de sa bouche, de ses joues, se trouvait maintenant une expression presque heureuse, en tout cas soulagée. Il avait les yeux grands ouverts, mais c'était bien là la seule différence à ce niveau. S'il s'était légèrement redressé, s'il s'appuyait moins sur le meuble, juste d'une main à peine posée sur le lavabo, ses yeux, pourtant, n'avaient pas changé : sombres, vides. Il semblait ne se rendre compte de rien d'ailleurs, rien ne venait interrompre ses pensées, ni son état presque léthargique. Il fixait toujours l'endroit où était posé le miroir et où, maintenant, se trouvait deux boites, de forme cylindrique, deux tubes, en fait, oranges, marqués d'une étiquette blanche sur lesquelles se trouvaient des inscriptions diverses, placés précisément dans un trou creusé grossièrement dans le mur, à la hâte. Si tout son visage brillait d'excitation, il restait néanmoins ses deux prunelles qui faisaient tâche sur le tableau. Sa main droite qui s'était, durant l'impressionnant fracas résultant de l'explosion du miroir, directement posée sur le haut de sa cuisse droite, dans une position qui semblait acquise et connue depuis un long moment, se leva paradoxalement très lentement et se dirigea vers le mur, vers les flacons, dont il n'avait détaché le regard jusqu'à présent. Même de loin, de l'entrée, on ne pouvait ne pas apercevoir le tremblement qui agitait sa main droite dans un premier temps, suivit de son bras tout entier mais on pouvait aisément manquer le léger tressaillement qui se propageait à tout son corps, l'intensité augmentant proportionnellement selon que la distance entre ses doigts et les tubes oranges diminuait. Il n'entendait rien. Il ne voyait que ça. Droit devant lui. Après un effort intense, alors qu'on aurait dit qu'il attendait, qu'il semblait vouloir s'infliger une attente qui pourtant le mettait dans un état tel que celui-ci, il toucha enfin les deux objets et les attrapa.
Après, tout se passa très vite. Toujours sans un mot, il les ramena à lui, ses yeux ne les lâchant pas une seconde, puis il perdit l'équilibre. Il sembla suffoquer et s'écroula par terre, ne faisant aucun effort pour rester debout, ou du moins, adoucir sa chute. Il ne fit rien, sinon que fixer ses tubes oranges et s'affaler. S'était-il au moins rendu compte qu'il n'était plus debout ? Il poussa un soupir imprégné de douleur, à la suite duquel on se serait attendu à des sanglots, des cris, au moins un sentiment quelconque… mais il restait physiquement stoïque. Ses yeux brillaient d'une lueur sans pareille. Ils frôlaient le noir d'un côté, mais de l'autre se révélaient autrement plus clairs et plus lumineux, qu'il en devenait difficile de les observer. Un sourire par contre éclatait son visage, un sourire du même acabit que le précédent, si pas pire. Il était absorbé dans la contemplation de ces objets, surtout un d'ailleurs, qui tenait tout entier dans sa main. L'autre, celui qui l'intéressait moins, roula par terre, rompant le silence qui volait. Mais il interrompit rapidement son état apathique, son état de torpeur et se précipita pour ouvrir le cylindre. Un capuchon vola quelques mètres plus loin, tandis qu'il vidait son contenu dans sa main, qui tremblait tout autant que sa jumelle. Quelques pilules tombèrent par terre, sans bruit. Presque religieusement, il prit un cachet blanc entre son pouce et son index et le soupesa, l'analysa, imprima avec force ses indications sur son doigt : il le découvrait. Ou le redécouvrait. Il en tremblait. Si l'on n'avait pas été assez proche, jamais on n'aurait pu voir de façon si distincte mais pourtant tellement fugace passer ainsi sur tout son visage et surtout ses yeux, ce sentiment de haine. Puissante, violente. Mais très vite, toute son expression repartit à cette espèce de mélange entre vide et émerveillement. Le cachet qu'il maltraitait fut bloqué dans son poing fermé. Il était là, prostré sur le carrelage, le regard fixé sur ses mains, ne voyant pas qu'une d'elle était peinte de rouge, rouge sang. Il ne voyait pas son sang teindre légèrement certaines de ses pilules dans sa main. Il ne voyait pas non plus les objets qu'il avait fait tomber tout à l'heure en se précipitant tant bien que mal vers son miroir. De là où il était, il ne pouvait rien voir de sa maison non plus, encore moins de sa rue. Il était dans son monde, et personne n'aurait pu l'en déloger.
Il tremblait encore plus fort que tout à l'heure c'est alors qu'il pose avec une délicatesse paradoxale le cachet emprisonné dans son poing directement à l'intérieur de sa bouche. Il ferma instantanément les yeux et rejeta la tête vers l'arrière, laissant apparaitre les veines de son cou, qui battaient furieusement. Il dégustait le médicament, dessinant de sa langue son dessin, ses angles, sa silhouette. Il laissa pour la première fois échapper un long gémissement, empreint d'un sentiment insupportable. Sa main gauche tenait toujours les médicaments sur lesquels il avait refermé le poing, tandis que sa main droite avait atterri sur le sol, inerte.
Il ne détecta même pas le goût du sang dans sa bouche.
Il resta un long moment, prostré, à demi-couché sur le sol, les yeux fermés, dans un état qui flirtait avec l'apaisement. Après l'avoir avalé, ses lèvres s'étaient juste un peu entrouvertes, laissant un autre gémissement, soulagé cette fois, passer entre elles.
Mais très vite, ses yeux se plissèrent à nouveau. Un tremblement agita plus fortement son épaule, blessée seulement quelques heures plus tôt. Mais surtout sa cuisse droite. Comme si ce tressaillement était contagieux, il se propagea aux mains, qui suivirent la cadence. Son poing se crispa encore plus. Il rouvrit les yeux, fou de douleur, complètement indifférent à ce qui l'entourait, complètement inerte et étranger au cri vif qu'avait poussé la femme en entrant dans la pièce, en voyant le carnage qui tapissait l'appartement. Encore moins intéressé par la silhouette qui se découpait sur le pas de la porte, un instant paralysée par ce qu'elle voyait. Lui, en tout cas, ne la voyait pas, ne l'entendait pas, ne voyait plus rien sinon des formes blanches vers lesquelles il aspirait. Il rouvrit la main et laissa glisser quelques comprimés dans sa bouche, d'un geste rapide, presque désespéré. Combien traversèrent la barrière de ses lèvres ? Peut-être deux, mais sans doute trois. Il ne sentait rien mis à part le goût fabuleux qu'avaient ces magnifiques pilules. En général, quand il fermait les yeux, il pouvait presque ressentir leur goût, presque toucher les lettres inscrites sur leur corps. Là, il ne sentait plus que leur odeur, que leur goût, que leur forme et le fracas qu'elles produisaient en s'entrechoquant sur ses dents, dans une valse fascinante, suivi du glissement doux et délicat sur sa langue qui les caressait avec envie. Il les connaissait par cœur. Par contre, il ne sentait pas un corps près du sien, une chaleur près de lui, une main chaude se poser avec brutalité sur la sienne et essayer de la bloquer. Il n'entendait pas les paroles de la jeune femme près de son visage, il n'entendait que la rencontre de ses comprimés avec sa bouche. Il ne sentait que leur présence, leurs corps froids commencer à fondre contre sa langue il ne sentait pas du tout un souffle chaud sur ses joues, près de ses lèvres, ni deux doigts se poser sur sa carotide, qu'on voyait pourtant battre avec fureur auparavant mais qui faiblissait actuellement. Par contre, il sentit le contact de deux lèvres brûlantes d'angoisse sur ses lèvres glacées.
